Prologue : des pas dans le couloir
Allongé sur ton futon dans ta cellule surchauffée, tu es réveillé par le bruit de pas dans le couloir. S’ils s’arrêtent devant la tienne, c’est que tu vas mourir aujourd’hui. Il y a une semaine, ils ont emmené ton voisin, qui tremblait tellement qu’on pouvait entendre ses dents s’entrechoquer. Toi, tu n’as pas peur de la mort. Tu t’es toujours dit que ta vie ne t’appartenait pas vraiment, et tu savais que ce jour arriverait, plutôt tôt que tard. Tu as été laissé sur le bord de la route, cette nuit-là, il y a de nombreuses années, et depuis, chaque nouvelle journée est un sursis. Tu regrettes juste de ne pas pouvoir voir le visage de ton enfant à venir. Comment sera-t-il ? Ressemblera-t-il à sa mère, que tu trouves si belle ? Héritera-t-il de ses grands yeux bleus ? Fille, ou garçon ? Autant de questions qui te hantent alors que tu fixes ce mur en béton vide, auxquelles tu brûles de trouver une réponse. Pour le reste, tu sais que tout ira bien. Lola est forte : c’est même la femme la plus forte que tu n’as jamais rencontrée. Avec elle, tu peux te reposer un peu. Tu sais que tu peux compter sur elle. Ton avocat, Nishimura, t’a informé de la mise en route d’une procédure en appel, mais tu sais qu’on peut en fait venir te chercher à tout moment : de nombreux condamnés sont exécutés sans que leurs possibilités de recours soient épuisées. Cela, tu ne peux pas — tu ne veux pas — le dire à Lola.
Les pas ralentissent, s’arrêtent. Tu n’as pas le droit de relever la tête, alors tu restes immobile, assis sur ton futon. Du coin de ton regard périphérique, tu sais que le garde te fixe, avec un mélange d’admiration et de dégoût. Pour lui, tu es comme un tigre dans une cage, un monstre, un criminel exceptionnellement dangereux.
La porte s’ouvre.
— Numéro 1249 ! Lève-toi.
Tu t’exécutes en un seul mouvement souple. Habituellement, les prisonniers ont tous mal au dos à force de rester dans ces positions forcées de soumission. Au bout de quelques années, ils développent même de l’arthrose. Mais toi, tu es habitué. Ce n’est pas ton premier séjour. La dernière fois, en isolement pendant quatre mois — quatre longs mois dans une cellule grande comme une cabine de chiottes ! —, tu as même réussi à garder ton corps aussi affûté qu’un rasoir, te servant des exercices appris par ton maître pour ne pas mourir de froid, et de la visualisation contemplative pour ne pas devenir fou. Ces gens pensent te briser — c’est leur métier, après tout — mais ce ne sont pas les premiers. Qu’ils prennent un ticket et fassent la queue.
Mais ce jour, pour toi, est peut-être le dernier. Autour de toi, dans le silence des cellules, les condamnés retiennent leur souffle. Certains sont là depuis des années. Pourquoi toi, si vite, et pas eux ?
Le gardien ne te dit rien. Inutile de lui demander quoi que ce soit : il est interdit de parler sans permission, et de toute façon, il ne te renseignera pas. Tu te laisses attacher comme un chien de combat et conduire le long des couloirs froids. Il te conduit dans le quartier des douches... là, il te détache.
— Tu connais la procédure. Quinze minutes !
Et il lance le minuteur.
Éprouvé par une longue pratique, tu te déshabilles en deux temps, trois mouvements, pour ne pas perdre la moindre seconde. Tu prends la serviette et le panier dans le casier et attends que le maton appuie sur le bouton. L’eau est froide, à peine tiède, mais c’est une bénédiction étant donné que tu as déjà pris tes trois douches hebdomadaires autorisées. Celle-là est en bonus... Pourquoi ? Est-ce que les condamnés doivent absolument être propres le jour de leur exécution ? Une politesse envers le dieu de la mort, le juge des Enfers ? L’idée te fait sourire. Bien sûr, tu le fais discrètement, pour ne pas éveiller l’attention du gardien, qui, horrifié, conserve les yeux fixés sur ton tatouage, comme hypnotisé. Tu n’es pas le premier yakuza tatoué qu’il voit, loin de là, mais tu es certainement celui qui l’impressionne le plus. Le loup du Yamaguchi-gumi, ex-champion de MMA, impitoyable assassin de sept personnes, et toujours invaincu sur le ring... ta réputation te précède, où que tu ailles. Même ce maton te craint.
Lorsque le minuteur sonne la fin des ablutions, tu es déjà séché, et rhabillé. Le garde t’entrave à nouveau. Tu songes avec un détachement amusé à la dernière fois qu’on t’a menotté : c’était ta propre femme, dans ton propre lit.
La voix sèche et légèrement aiguë du maton te ramène à la réalité. Il a peur.
— Qu’est-ce qui te fait sourire ? Salopard de criminel...
Il a merdé en laissant sa haine et sa crainte prendre le contrôle de sa langue. Il le sait, tu le sais. La prison est un monde à part, régit par des règles strictes et froides, où on ne plaisante pas avec le protocole. Alors, lentement, tu remontes ton regard vers lui, et tu le braques de cette façon dont tu connais si bien l’effet. Un jour, sous ce regard, un homme de quatre-vingt-dix kilos s’est pissé dessus. Le garde, qui fait moitié moins — et qui n’arrive pas à la cheville de cet homme-là, ce jour-là —, le comprend immédiatement. Il baisse les yeux.
— Allez, on y va ! finit-il par glapir, hésitant.
Avec une nonchalance étudiée, faussement docile, tu le suis, comme un lion qui fait croire au dompteur qu’il mène la danse. Jusqu’au jour où...
Tu es ramené dans ta cellule, où t’attend un maigre petit-déjeuner. On ne t’a pas demandé ce que tu souhaitais manger. Pourtant, tu as toujours cru que c’était la procédure. C’était ce qui se racontait, déjà, à l’époque. Qu’importe : c’est de la nourriture, et peut-être ton dernier repas. Alors tu avales la soupe insipide, expédies le riz et le morceau de saumon trop cuit avant de joindre les mains avec reconnaissance. Un yakuza qui conserve ses bonnes manières en isolement... encore une fois, le garde n’en revient pas.
— Merci pour ce repas, murmures-tu dans ta tête, les lèvres bougeant à peine.
De nouveau, le minuteur sonne. Tu as fini de manger en moins de 13 minutes.
Le garde te fait ressortir de ta cellule. C’est peut-être le moment.
Normalement, on doit t’annoncer que tu vas mourir, et tu peux demander à voir un prêtre, un pasteur ou un moine, même un imam. Mais on ne te dit toujours rien. Et finalement, on te fait sortir du quartier de haute sécurité, pour te conduire dans la zone des parloirs. Ils te font le coup à chaque fois. Tu es rodé, à peine surpris.
Ce n’est pas aujourd’hui que tu vas mourir. Pas encore.
Le garde défait tes entraves une dernière fois. Il pousse la porte, te précède, s’installe à son petit bureau de surveillance. Et là, tu la vois. Lola, celle que tu peux appeler ta femme. Et toute ta résolution fond d’un seul coup.
Non. Tu dois rester fort, ne rien lui montrer. Ne surtout pas l’inquiéter. Elle doit croire que tout se passe pour le mieux, que tu dors bien, manges à ta faim. Que tu vas sortir de ce trou très bientôt. Il ne faut pas qu’elle stresse. Elle porte ton enfant, et tout le reste.
Alors, tu relèves le menton, esquisses une ébauche de sourire ironique, assuré et plein de mâle virilité. Qu’elle ne voie pas l’humiliant harnais de cuir qui te ceinture la taille, ton crâne rasé à blanc et tes joues creuses, ton regard brillant et hanté.
Il faut qu’elle reparte de là rassurée, sa volonté réaffermie, qu’elle se sente en sécurité, protégée. Parce qu’elle est la plus belle chose que la vie t’ait donnée, le seul rayon de lumière dans les ténèbres de ton sursis. Le premier membre officiel de cette famille que tu as créée, ton associée, la dépositaire de ton projet. Hors de question qu’elle te voie flancher. Il y a un bien un jour où ça arrivera, mais ce ne sera pas aujourd’hui.
Annotations
Versions