Hide : dignité
Ce matin-là, je suis tiré du sommeil par des hurlements de bête qu’on égorge. Je me redresse d’un bond, prêt à faire face. Puis je réalise où je suis.
En cabane. Dans le couloir de la mort, à attendre comme un bœuf bien docile qu’on m’exécute.
Il n’y a personne derrière la vitre, aucun maton. Je suis seul. D’après ce que j’entends, tous les gardes sont occupés avec mon voisin, qui, visiblement, se débat comme un lion.
— Non ! hurle-il. Je ne veux pas mourir !
Une voix comme ça, j’en ai rarement entendu. C’est les hurlements d’une bête qu’on mène à l’abattoir. Je me figue, l’oreille tendue. Je perçois des coups sourds, des bruits de lutte. Le mec semble prêt à vendre chèrement sa peau.
— Tu vas te tenir tranquille, oui ! Un peu de dignité, que diable !
De la dignité. Oui, c’est ce qu’on de nous ici, comme les samouraïs qui s’ouvraient le ventre devant l’exécuteur du shogun, dans les temps féodaux. J’ai vu un film comme ça, une fois, à l’orphelinat. Tous les autre gamins étaient fous d’admiration devant le héros et son sabre insurpassable, ancien bourreau devenu rônin, déchu de son statut par un complot injuste. Mais moi, ce film m’avait choqué. Les petites gens, les personnes ordinaires, qui n’étaient pas samouraïs, s’en prenaient plein la gueule. Femmes, enfants, vieux : ils mouraient comme des mouches, sans gloire ni chanson. Jamais ce « héros » n’intervenait. Il laissait une femme être violentée sous ses yeux, un vieillard se faire sabrer pour la défendre, tout ça parce que ça ne concernait pas sa vengeance. Au début du film, il décapitait un petit garçon condamné pour des crimes commis par ses parents. Alors qu’il aurait pu sauver tout ce monde, avec sa force inégalable... mais il ne pensait qu’à sa vengeance, et allait jusqu’à exposer son fils, un gosse de cinq ans.
Alors que tous les mômes de l’orphelinat – Yama-chan y compris – clamaient qu’ils voulaient devenir ce genre de type en grandissant, je m’étais juré que moi, je serai tout le contraire.
Cette fois, c’est un véritable cri d’animal à l’agonie que j’entends. Le souvenir s’efface, et je reviens dans le présent, l’ici et maintenant.
Un maton jure. C’est le jeune, celui que j’ai identifié comme « maillon faible ». De nouveau, je tends l’oreille.
— Je crois que...
— Attache-le, souffle le plus vieux. Dans le dos, comme d’habitude. Dépêche-toi : il nous reste moins de vingt minutes.
On attache les détenus les mains derrière le dos uniquement le jour de leur exécution. Ça aussi, je le sais.
Je me lève, marche vers la porte et risque un coup d’œil derrière la vitre. Dans le couloir, je vois les deux gardes soutenir un homme d’une soixantaine d’années, qui titube, le visage livide. Au premier coup d’œil, je comprends que l’épaule de ce pauvre vieux est disloquée.
Les salauds.
De nouveau, je vois danser devant mes yeux l’image de l’exécuteur du shogun. Et du genre de type que je m’étais juré de ne pas devenir.
Je les interpelle.
— Hé, vous allez l’emmener dans cet état-là ? Vous devriez le conduire à l’infirmerie, et reporter la procédure. C’est le règlement, si je me souviens bien.
Le maton plus âgé fonce vers la porte, menaçant. Il brandit sa matraque :
— La ferme ! Retourne t’asseoir, 1249 !
Je ne bouge pas. Sans rien dire, je fixe le garde droit dans les yeux. Ça aussi, c’est interdit par le règlement. Mais puisque personne ne le respecte... et il y a des moments où il faut tenir sa place.
Le vieux lève la tête vers moi. C’est la première fois qu’il me voit, tout comme moi. Pourtant, ce n’est pas un inconnu. On a échangé quelques mots derrière le mur. Le prisonnier 1250, dont je ne connaîtrais jamais le nom, ni le crime.
— Bon voyage, je lui dis simplement.
Le vieux me sourit. On n’a échangé que deux mots — une phrase chacun, pour être exact — mais cela suffit pour créer un lien. Une lueur de connivence passe dans ses yeux, presque apaisés. Puis il baisse la tête.
Le sombre cortège reprend sa marche dans les couloirs, comme une procession de fantômes.
Je sais pas ce que ce type a fait pour échouer là. Mais personne ne devrait subir ça. Mourir comme ça, dans l’indignité.
Le silence.
Je me rassois en tailleur. C’est fou comme mon cœur bat fort. Je ne suis pas encore résigné, j’ai peur de la mort, en fait. J’essaie de reprendre sa méditation. Je ne dois pas laisser de telles choses l’affecter, ou je ne tiendrai pas.
Mais si je ferme mon cœur au malheur du monde, alors, je deviendrai comme l’exécuteur du shogun, inutile et cruel. Une grande force implique forcément une grande responsabilité.
Ces pensées me calment un peu. À première vue, on ne peut pas dire que je sois en position de force, enfermé dans une telle cellule en attendant la mort. Mais au fond de moi, je sais que j’ai encore de la ressource.
La porte s’ouvre. C’est le maton de tout à l’heure, le plus âgé.
— Refais jamais ça, 1249. Ou je te disloque l’épaule, comme à 1250. Figure-toi que moi aussi, je pratique les arts martiaux.
Tiens donc.
Ce sale type n’arrive pas à lire mon regard. Il tient une lettre, qu’il jette sur la petite table :
— Courrier. T’as le droit de te lever et de l’ouvrir.
Le garde reste là alors que j’ouvre la lettre. C’est son travail. Il doit vérifier tout ce que je reçois. D’ailleurs, l’enveloppe a déjà été ouverte.
Ôkami Hidekazu, prison de Kosuge, Katsushika. Ma nouvelle adresse, tracée soigneusement avec des caractères fins, bien proportionnés.
Cette écriture délicate, appliquée, je peux la reconnaître entre toutes. Dans notre trio de gamins perdus, Miyako a toujours été la bonne élève, la fille sérieuse. C’est ça, entre autres, qui m’a tant séduit chez elle. Elle était si différente de moi ! De Yama-chan, aussi. Comme si elle venait d’une autre planète. De la lune, ou un truc du genre.
Je prends mon temps pour ouvrir l’enveloppe, sous l’œil trop curieux du maton. C’est une simple carte, représentant des grappes de vigne vierge en superposition, au-dessus desquelles elle a juste écrit :
Hana-chan et moi sommes à Karuizawa. Les feuilles d’automne sont magnifiques en cette saison. Merci de tout cœur.
Miya.
C’est tout. Je tourne la carte, la retourne, relis le mot.
Y a rien d’autre.
Le premier mot de Miya depuis des années. Et elle me parle du temps qui fait. Je sais que les poètes savent interpréter ce genre de prose. Mais moi, je suis pas un poète. L’automne, ça symbolise quoi ? La mélancolie, la tristesse. Les derniers rayons du soleil qui traverse les feuilles, la douceur après la chaleur brûlante de l’été, mais aussi, les prémices de l’hiver. Le début de la fin. Miyako et moi, on a eu un bel été, court et intense. Mais déjà l’automne tire à sa fin, et l’hiver arrive. La fin.
Je repose la lettre et regarde dehors. Un oiseau passe devant ma fenêtre, puis disparait. J’aimerais être comme lui, libre.
*
Le maton revient me chercher plus tard, pour la visite. J’ai compté les jours, donc je m’y attends. Je suis même impatient. Aujourd’hui, c’est Lola. La mort atroce de son voisin de cellule, puis la lettre de Miyako, me l’ont presque fait oublier. Alors que j’ai attendu ça avec une impatience fébrile toute la semaine, décomptant les jours qui me séparait de cette réunion mensuelle, trop rare. Lola me manque tellement que ç’en est physiquement douloureux.
J’ai un choc à chaque fois que je la vois derrière la vitre du parloir. Mais cette fois, elle irradie. Lola est de plus en plus belle : la grossesse lui réussit. Y a toujours ce sale mouchard dans la cellule, qui nous écoute et retranscrit tout ce qu’on se dit sur son foutu cahier. Je lui jette un coup d’œil, le cœur gonflé d’une bête fierté de mec.
T’as vu ma meuf ? C’est la plus belle femme du monde. Et elle porte mon enfant dans son ventre. Je suis peut-être un criminel, un taulard, un moins que rien, mais cette merveille est à moi. C’est moi qu’elle a choisi pour lui faire un gosse. Et elle vient me voir ici, dans cet endroit sordide, et quand elle est là, je te jure que même cette taule pourrie devient le plus bel endroit du monde.
C’est stupide de ma part de penser tout ça. Mais je peux rien y faire, c’est comme ça. Parfois, il m’arrive de me demander ce qu’elle peut bien me trouver, à moi, un Japonais à la peau basanée et aux banals yeux marrons. Je fais pas partie de ces gens qui ne jurent que par les acteurs américains et je trouve les touristes qui trainent partout à Tokyo pas si beaux que ça : ce sont juste des hommes comme les autres, avec un physique différent. Mais je sais que les filles adorent l’exotisme — les filles des cabarets que je connais ont toutes ce fantasme d’épouser un Américain —, et Lola aurait pu facilement se trouver l’un de ces types blonds aux yeux bleus qui ressemblent à des cow-boys Philip Morris. Au lieu de ça, elle m’a choisi, moi. Il y a de quoi être fier.
Toutes ces pensées me regonflent. Mais cela ne dure pas. Tout de suite, les murs gris, et cette horrible vitre qui nous sépare me rappelle ma situation. Ce matin, mon voisin est mort. Et je serai le prochain. Je ne verrai probablement pas grandir mon enfant.
— Ça n’a pas l’air d’aller, remarque Lola.
Je me reprends tout de suite, évitant de trop la fixer. Je peux me perdre dans ces grands yeux azur. M’y noyer.
— Ça va, je réponds en me calant sur ma chaise.
C’est juste qu’ils ont embarqué mon voisin de cellule aujourd’hui, et qu’il hurlait comme un porc qu’on égorge.
Je pourrais lui raconter cette horrible matinée. Après tout, c’était sa femme, je peux bien me confier à elle... mais nan. Je ne veux pas l’inquiéter pour rien. Elle a ses problèmes à gérer. Et elle est enceinte. C’est à moi d’être fort, de la rassurer.
— Ok, si tu le dis... Mais je vois bien qu’il y a un truc, insiste-t-elle pourtant.
— Rien de spécial. Parle-moi plutôt de toi et du bébé.
Un grand sourire illumine son visage. Cela me fait chaud au cœur. Elle est heureuse d’être enceinte, de porter notre enfant.
— Tu veux dire Taichi ? Il va bien. Il donne déjà des coups de pieds.
Taichi... j’ai lâché ce nom comme ça, le jour où Lola et lui avaient parlé d’un prénom pour notre enfant. Pour un garçon, j’avais pensé à Taichi, ou Daigoro. Mais Lola a trouvé le deuxième un peu daté — ce sur quoi elle avait raison : je suis tous les jours étonné de sa connaissance de ce genre de subtilités en japonais — et on s’est décidés pour Taichi. Si elle l’utilise aujourd’hui, ça veut dire que...
— C’est un garçon ?
— Un petit dragon. Depuis que le médecin a confirmé son sexe, il joue les caïds dans mon ventre. Je crois qu’il faudra le cadrer assez tôt, si tu vois ce que je veux dire...
Un garçon. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. J’y crois pas. Je vais avoir un fils…
après avoir eu une fille. Quand je pense à celui que j’étais six mois avant… jamais je ne me serais douté que j’allais devenir père de deux enfants.
Si c’est un garçon, il faudra tout faire pour qu’il ne tourne pas comme moi. Il faudra lui serrer la vis.
Lola change soudain d’expression.
— T’as l’air inquiet... Vraiment Hide, tu ne me sembles pas trop dans ton assiette, aujourd’hui.
— C’est rien. Je suis surpris, c’est tout. Et un peu fatigué.
Elle fronce les sourcils. Je sais pas pourquoi, mais j’aime bien la voir comme ça.
— Ils t’ont donné les fruits que je t’ai apporté la dernière fois ?
— Non.
Je savais même pas qu’elle m’avait apporté des fruits. C’est les matons qui les ont bouffés, c’est sûr.
— Bande de voleurs ! s’indigne Lola. Ils t’en donnent pour tes repas, au moins ?
— J’ai eu un quartier de pomme, hier. Et un grain de raisin avant-hier.
— Et c’est pour ça que je paye cinq cent yens par jour !
La voir se révolter ainsi me fait sourire. Elle est particulièrement belle quand elle s’énerve.
— C’est mieux que rien. C’est un centre de détention, ici, pas un hôtel cinq étoiles.
— On dirait une prison d’un pays du tiers-monde, grince Lola. Je trouve tes conditions de détention tout bonnement scandaleuses !
Je glisse discrètement un regard au maton. Bon, il n’a pas l’air d’avoir entendu — ou pas compris — ce que vient de dire Lola.
— Attention. La moindre critique envers l’administration, et ils mettent fin à la visite. Il nous reste douze minutes... j’ai envie de les utiliser, pas toi ?
— C’est pas normal, ça non plus, s’insurge Lola, les yeux lançant des éclairs. On ne peut pas mettre fin à une visite au parloir sur une décision arbitraire !
— Ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent.
Lola ne se rend pas compte. Elle ne sait pas. Ce que j’ai vu lors de mon premier séjour en prison... vécu... Tout ça sous le regard complice des gardiens. Il y a des règles, certes, mais elles sont toutes bafouées, piétinées allégrement à la convenance de certains. Comme dans le monde des yakuzas. C’est probablement la prison qui m’a fait s’accrocher autant à l’éthique et aux règlements : sans un minimum de discipline, les hommes redeviennent des bêtes sauvages. Je le sais bien.
— Je te trouve vraiment sombre aujourd’hui, Hide, remarque Lola à nouveau.
Ne lui montre pas que ça va pas. Elle doit repartir avec le sourire.
— Pardon. Le manque de vitamine C, sûrement.
— Te fous pas de ma gueule, réplique-t-elle en voyant son petit sourire en coin.
Ses lèvres se plissent, j’aperçois ses dents blanches et droites. Qu’est-ce qu’elle est sexy, putain. Elle irradie une telle lumière, une telle chaleur... ! Chaude et accueillante. Comme lorsqu’elle serre ses cuisses autour de moi, qu’elle me prend, me malaxe, s’enroule telle une femme serpent…
Putain.
Je baisse le nez, sentant mes joues chauffer. Ma queue, surtout.
C’est pas le moment. Pas du tout le moment.
— Hide... ça va pas ? Je m’inquiète, là !
— Tout va bien. J’étais en train de penser à...
— À quoi ?
Elle le regarde, l’air faussement naïf, sa jolie bouche rose formant une moue aguicheuse.
— À rien. T’en fais pas.
Je pensais juste à ma queue dans ta bouche, ou dans un autre endroit.
C’est une torture. Mieux vaut ne pas trop la regarder. Qu’est-ce qui pourrait me faire redescendre ? Ce salaud de maton. Je le regarde, concentré.
Huit semaines sans sexe, sans la moindre branlette... Je peux plus tenir. Le matin, je me réveille avec une trique de l’enfer, le pantalon raide de foutre. Je dois aller le laver au robinet discrètement, sans me faire voir. Mon corps décharge toute la tension pendant la nuit. Ça me rappelle le fameux syndrome des « couilles bleues » dont parlaient les détenus, et de leur soif de sexe à leur sortie. Mais les condamnés à mort ? Leurs couilles doivent finir par tomber, et leur sperme inutile nourrir les vers de terre...
— C’est l’heure !
Lola ferme les yeux. Ça me fait mal de réaliser que c’est à cause de moi qu’elle souffre autant.
Et soudain, elle me parle d’elle.
— Miyako va bien. Elle est à Karuizawa avec ta fille.
— Je sais.
Lola plante ses yeux saphir dans les siens.
— Elle... Est-ce qu’elle t’a écrit ?
— Une petite carte de remerciements. Mais c’est surtout Hanako qui m’a prévenu. Merci, Lola.
— C’est l’heure, j’ai dit !
Le maton m’agrippe l’épaule. Je l’ignore pour l’instant : j’ai une dernière chose à dire à ma femme.
— Si tu peux, Lola... Demande à Masa de faire un don au temple Kôfuku-ji de Kosuge. Il est juste à côté. Pas la peine de dire que c’est de notre part, mais mentionne que c’est pour les funérailles d’un détenu qui vient d’être exécuté.
Les yeux de Lola s’agrandissent.
— Quoi ? Mais, je...
— S’il te plaît.
— D’accord, Hide, finit-elle par dire.
C’est déjà la fin de la visite.
— Lève-toi tout de suite, menaça le gardien, où j’appelle les renforts !
Je reste assis, pour gratter deux petites secondes en plus. Le mec ne peut pas me faire bouger : je pèse le double de son poids. Je plaque ma main sur la vitre :
— Je t’aime.
Rien à foutre que ce type soit en train de s’exciter derrière moi, ou que je paraisse faible en avouant mes sentiments à ma femme. J’ai besoin de le lui dire. Et la façon dont je vois son visage s’illuminer vaut toutes les humiliations du monde.
— Moi aussi, souffle-t-elle, la voix étranglée.
Elle a les larmes aux yeux. Combien de temps va-t-elle pouvoir supporter cette situation ?
Je laisse le garde me tirer en arrière. Il me passe les menottes rageusement, pour retrouver la face, puis m’emmène hors de la pièce. Comme d’hab’, c’est plutôt moi qui le soulève et qui mène la marche, traînant ce petit chien derrière moi dans le couloir. Je garde les yeux fixés droits devant moi. Je ne veux pas montrer à Lola mon émotion, la peine que j’ai de la laisser là, toute seule, en larmes derrière cette vitre. Je sais que si je la regarde, je vais chialer aussi.
Sois fort. Elle doit croire que tu vas t’en sortir. Si tu dois chialer, fais-le après, tout seul.
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