Lola : la responsabilité d'un cheffe de clan

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La demande de Hide m’avait glacée. Faire un don à un temple réservé aux condamnés à mort... Visiblement, ça se faisait. Alors, sans questionner ses motivations, je décidai de passer à Gotanda pour parler directement à Masa, que je n’avais pas vu depuis que je lui avais donné son congé.

Il parut embarrassé de me voir. Pourtant, officiellement, j’étais la « grande sœur », la cheffe de clan intérimaire, comme Taoka Fumiko. Je fus, bien évidemment, reçue avec les honneurs. Deux kôbun empressés se précipitèrent à ma rencontre avec une ombrelle pour me protéger du soleil, absent ce jour-là, ou de la pluie, qui ne tombait pas. Des rayons ultraviolets, sûrement.

O-nê-san, m’accueillit Tsuyoshi d’un ton plaintif, pourquoi ne pas avoir téléphoné ? On vous aurait envoyé une voiture...

— Je passais dans le quartier. Masa est là ?

— Dans le bureau. Il est au téléphone.

— Ah... je vais attendre, alors.

— Bien sûr que non, c’est chez vous, ici ! Vous pouvez entrer n’importe où, n’importe quand.

Je ne me fis pas prier. Je trouvais cela bizarre qu’on me dise de téléphoner, et aussi que Masa ne soit pas descendu. Et puis, depuis la conversation avec Uchida, je ressentais une sorte d’angoisse, lorsque je pensais à Masa.

Mhm... Kim Jeong-suk. Vous vous entendez bien avec lui ?

J’ouvris donc la porte, et posai mon sac sur le canapé. Masa était effectivement au téléphone. Il me salua de la tête, sans changer d’expression ni cesser de parler. Je notai qu’il était assis sur le fauteuil de Hide. Seulement à moitié, sur l’accoudoir.

— Je vous rappelle, l’entendis-je murmurer. À plus tard.

Et il raccrocha.

— C’était qui ?

— Le kumichô d’un clan ami à Hiroshima.

— Mhm, fis-je distraitement, en jouant avec le lion en jade posé sur le buffet. Masa, est-ce que tu peux joindre Kinugasa ? J’ai besoin de lui parler.

Je vis son visage hiératique changer d’expression.

— Le kumichô Kinugasa, du Yamaguchi-gumi ? s’étonna-t-il.

— Lui-même. Il m’a donné sa carte, lui dis-je en la lui tendant. Je crois que je peux le contacter. Mais je voudrais que ce soit toi qui le fasses, de ce bureau.

— C’est impossible. Notre clan a été banni de l’Organisation.

— Et donc, ça veut dire qu’on n’a plus le droit de lui parler ?

— Pas officiellement, non. Les contacts ont été rompus, m’apprit-il.

— D’accord. C’est tout ce que je voulais savoir.

Je tendis la main pour qu’il me rende la carte. Il la déposa dans ma main, doucement.

— Comment vont les affaires, sinon ?

Il soupira, enleva ses lunettes, les essuya.

— Honnêtement... plutôt mal, avoua-t-il en les remettant. Dix-neuf hommes ont donné leur démission. Certains sont partis rejoindre d’autres clans.

— Lesquels ?

— Eh bien... Le Kiriyama-gumi, notamment.

— Je vois, répondis-je en reposant le petit lion de jade.

— Je ne l’ai pas encore annoncé au patron, me confia Masa. Je ne sais pas comment le lui dire.

— T’occupes pas de ça. C’est moi qui lui dirai. Mais il m’a demandé de te charger d’une tâche.

Masa releva la tête, soudain plus attentif.

— Laquelle ? demanda-t-il, la voix remplie d’espoir.

Il n’aime pas commander, compris-je. Ce qu’il veut, c’est qu’on lui donne des ordres. Pour suivre, il est très fort. Mais pour tout ce qui est décision... il est perdu, sans Hide.

— Il veut que tu envoies de l’argent au temple Kôfuku-ji, à Kosuge. C’est le temple des condamnés à mort, juste devant le centre de détention. Tu connais, donc ?

Masa hocha lentement la tête. Il était redevenu sombre.

— Tout le monde le connait. On lui verse déjà un don tous les mois, pour la fête des Morts. C’est inhabituel de le faire à une autre date... Le boss a dit pourquoi ?

— Non. Et je ne questionne pas ses ordres.

— Moi non plus. Mais c’est inquiétant.

En effet.

— Je m’en occupe, statua soudain Masa après avoir noté dans son petit carnet. A-t-il dit autre chose, ane-ue ?

— Non... mis à part qu’il ne veut pas qu’on parle aux flics.

— Normal.

— Et Uchida m’a dit que le procureur faisait exprès de faire traîner les formalités de recours en appel... Il va falloir trouver vite une autre solution, Masa.

— Mhm, grogna-t-il en se mordant l’ongle du pouce.

*

Sitôt rentrée, je pris mon téléphone pour appeler Kinugasa.

Une inspiration, deux. Puis je composai sur le clavier.

Il ne connaissait pas mon numéro. C’est sans doute pourquoi, intrigué, il décrocha, et ce, dès la première sonnerie.

Nanya ?

Je n’avais pas prévu qu’il parlerait avec l’accent d’Ôsaka. Mais, finalement, c’était sans doute normal, pour un cadre du Yamaguchi-gumi. C’était Hide, élevé dans le Kantô, qui faisant figure d’exception dans ce clan méridional.

— C’est Ôkami Lola qui vous parle. La femme d’Ôkami Hidekazu. Vous étiez venu à mon mariage...

— Ah ! Je me souviens de vous. Qu’est-ce que je peux faire pour vous, Ôkami-san ?

Sa voix s’était nettement illuminée. Elle était coulante, chaleureuse. Je décidai de pousser ma chance.

— Eh bien... comme vous le savez, mon mari est en prison, dans le couloir de la mort. Pour un crime qu’il n’a pas commis.

— Oui oui, je suis au courant. C’est moi qui ai procédé à son éviction.

— Justement, je...

Il ne me laissa pas développer.

— J’y étais obligé, c’est la procédure, dans ce genre de cas. Si vraiment il est innocent, on le réintègrera.

Je soupirai de soulagement. Kinugasa — et donc, par extension, le Yamaguchi-gumi — n’était pas contre nous !

— Le problème, c’est que je n’arrive pas à obtenir de procès en appel... la principale raison étant le refus de mon mari de faire une déclaration à la police sur ce qu’il s’est vraiment passé.

— Et c’est tout à son honneur. Le code du Yamaguchi-gumi interdit formellement à un membre de parler à la police.

— Mais il a été banni... !

— Cela ne change rien. Votre mari est un gokudô, Ôkami-san, un yakuza dans l’âme. Et il le restera jusqu’à sa mort. Il préférera mourir que de parler aux cochons.

Mon cœur chuta de dix étages. Kinugasa ne comptait pas nous aider. En fait, la situation lui convenait parfaitement.

— Je comprends cela, finis-je par dire. Le milieu a un code, qu’il convient de respecter. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ce code ne vaut que pour mon mari, qui continue à le respecter scrupuleusement alors qu’officiellement, il n’est plus yakuza. Tandis que pour d’autres, piétiner allégrement ce code amène tous les honneurs...

— Que voulez-vous dire ? Précisez votre pensée.

J’entendis le son d’un zippo de l’autre côté du téléphone. Il s’était allumé une clope. Un cigare, plus probablement. Je savais qu’il fumait ces horreurs : il nous avait empuanti avec pendant tout le dîner de mariage.

— Je parlais d’un certain patriarche, qui s’est octroyé la liberté de rejoindre une organisation dissidente avant de virer casaque encore une fois et de revenir comme une fleur, récompensé par une promotion qui plus est... alors qu’il a froidement assassiné les époux Onitzuka, son propre patron, sous mes yeux.

— Rien ne prouve que Kiriyama a bien assassiné Onitzuka no oyabun et sa femme, répliqua nonchalamment Kinugasa. Ça, c’est vous qui le dites.

J’avais lancé l’enregistreur. Mais pour l’instant, il ne lâchait rien.

— Je ne suis pas la seule à le dire. Kiryûin Hanako le dit également.

— Kiryûin Hanako ? Vous voulez parler de la fille adoptive du boss Onitzuka ? Où est-elle, actuellement ?

Merde. Il était plus fin que je ne l’avais pensé.

— En lieu sûr, protégée par la police, répondis-je rapidement. C’est un témoin crucial.

Kinugasa se radoucit immédiatement.

— Bien sûr, bien sûr. Mais qui me dit que vous n’essayez pas de couvrir Ôkami, toutes les deux ? C’est votre mari, et d’après certaines rumeurs, ce serait lui, le vrai père de la petite Hanako...

Double merde. Mais bon : Hide avait accepté de reconnaître Hanako. Le fait qu’elle soit sa fille était donc devenu un secret de polichinelle.

— Je sais ce que j’ai vu, répondis-je en omettant sciemment de prendre l’hameçon qu’il me tendait si grossièrement. Et ce que j’ai vu, c’est Kiriyama Reizei tirer sur les époux Onitzuka avec une arme qu’il avait au préalable prise dans notre coffre. Il était là lorsqu’on m’a donné le code, quelques mois plus tôt. Rien de plus simple pour lui pour venir le chercher plus tard, alors que nous étions absents du domicile...

— Un vrai scénario de polar ! plaisanta Kinugasa. Votre histoire me paraît un poil alambiquée... mais je veux bien vous croire, par rapport à tout le respect que j’ai encore pour votre mari. Où êtes-vous, en ce moment ? J’aimerais vous rencontrer. Comme ça, vous me raconterez en détail votre version des faits.

Je me raidis. Ça sentait le piège... Mais d’un autre côté, il fallait que je rencontre Kinugasa. Que j’arrive à le convaincre. Il suffisait qu’il dise une seule fois que Kiriyama pouvait être coupable, et j’avais un témoignage supplémentaire à donner au procureur pour justifier le recours en appel. Le témoignage d’un homme, japonais qui plus est.

— Je vous donne rendez-vous au club Tantra, lâchai-je. Venez seul, ou je ne me montrerai pas.

Je l’entendis ricaner doucement.

— Le club Tantra, de Roppongi ? Oh, vous savez parler aux hommes, vous. Je ne suis pas surpris : c’est ce qui se racontait. Je ne pouvais pas le vérifier, puisque votre mari vous gardait cachée comme un dragon qui couve sa perle... !

Un frisson me souleva l’échine.

— Il y aura une hôtesse avec nous, une Russe qui ne parle pas un mot de japonais. Elle nous servira de témoin.

Et comme ça, tu pourras te rincer l’œil, vieux cochon.

Avec un peu de chance, Nastya allait même réussir à le déconcentrer.

— Parfait. Moi, tant qu’elles savent dire « whatever you want, daddy »...

Il éclata d’un rire gras. Cela choquait d’autant plus qu’il avait une belle voix, suave et policée.

— Bon. Je serai à Tokyo le mois prochain, vers le 10. Ça vous convient ?

C’était tard. Mais c’était mieux que rien.

— Oui. J’y serai à partir de dix heures et demie. N’oubliez pas : venez seul.

— J’ai compris. Il y a autre chose que je peux faire pour vous, Ôkami-san ?

— Ça se pourrait. Est-ce que vous savez où se trouve Kiriyama Reizei, en ce moment ?

De nouveau, il éclata de rire.

— Il y a une chose qu’on doit mettre à votre crédit : vous n’avez pas froid aux yeux ! J’ai hâte de voir ce que ça donne en face à face.

— Venez la semaine prochaine, et vous le saurez, tentai-je.

Je faisais la maligne, mais la sueur me coulait le long des tempes. En fait, je n’en menais pas large.

— Je pourrais bien faire un effort, oui... surtout que vous êtes enceinte, à ce qu’il paraît ? Je ne voudrais pas que votre ventre soit déjà trop gros : cela pourrait vous incommoder, pour vous rendre jusqu’à Roppongi...

Le salaud. Ce qu’il insinuait était tout simplement dégueulasse.

— Oh, ne vous inquiétez pas pour moi. Je viendrai en taxi. Et il y aura l’hôtesse russe, qui fera tout le boulot de service et boira pour deux.

Et si tu veux tenter ta chance avec une blonde, ce sera elle, et tu paieras le prix fort pour ça... à condition qu’elle accepte !

J’avais déjà prévu de ne plus me teindre les cheveux. J’allais redevenir brune, et décourager ainsi les avances écœurantes de ce pervers raciste.

Kinugasa ricana encore une fois ou deux, puis, sur une dernière politesse à double tranchant, il raccrocha.

J’étais en nage. Vidée, éreintée par cette première joute. Mais j’avais l’impression d’avoir remporté une manche, et entrevu enfin une lueur d’espoir.

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