Hide : amis et ennemis
Assis sur un banc de la cour extérieure, les mains croisées entre ses genoux et les idées sombres, je réfléchis à la visite de Lola.
Uchida-san m’aide bien, je dois l’avouer. Mais il ne peut rien faire ces nuits où j’ai tellement envie d’un homme que je me tords dans mon lit sans pouvoir me soulager.
Je secoue la tête en maugréant. Pourquoi au juste Lola m’a-t-elle sorti une chose pareille ? Son comportement, de manière générale, était radicalement différent des autres fois. J’ai senti qu’elle n’en pouvait plus, qu’elle était à bout. Peu de femmes de yakuzas supportent la pression et les délais interminables d’un mari en prison. Et Lola est jeune, enceinte et étrangère à ce monde.
Ne commence pas à douter d’elle. Elle a dit ça pour te faire enrager. Depuis le temps, tu la connais.
Et ça a fonctionné. Elle a même réussi à m’extorquer une promesse, que j’allais avoir bien du mal à tenir... Sans compter que mon corps privé de cul avait réagi au quart de tour. Il a suffi d’une seule allusion de sa part pour que je devienne raide comme une poignée de katana. Encore maintenant, en me souvenant de la sensation des lèvres de Lola sur ma queue, de la façon dont elles l’enserraient, je bande douloureusement.
— C’était ta femme ?
Cette voix. Elle me hérisse le poil.
Encore elle, pile au bon moment...
Arisawa se plante devant moi, me cachant la maigre lumière du soleil sibérien. Je ne l’ai même pas entendue arriver. C’était à croire qu’elle est tout le temps dans mon ombre, comme un mauvais fantôme. L’avantage, c’est que cette intervention malvenue m’a fait perdre mon érection.
Je relève le visage vers elle. L’inspectrice me fixe, un sourire ironique sur son visage racé. Un visage de renard, ou de chienne savante, bien dressée par la police.
— Une vraie petite pute, si tu veux mon avis, ajoute-t-elle.
Elle parle de ma femme, putain.
J’ai une forte envie de lui en mettre une. Mais même hors de taule, je ne l’aurais pas fait. Un vrai yakuza ne frappe pas les femmes.
Elle se mord la lèvre – une lèvre rose comme un morceau de sashimi – puis s’assoit à quelques centimètres de moi. J’aime pas ça. Je ne veux pas que cette vipère m’approche de trop près.
— Je comprends que tu sois dépité : j’ai entendu toute la conversation, dit-elle avec un faux air désolé. Ces Occidentales sont assoiffées de sexe. Elles n’en ont jamais assez. Tu lui suffisais peut-être tant que tu pouvais la satisfaire tous les soirs, mais maintenant... Elle veut de la queue, et de la grosse. Les Japonaises sont beaucoup plus pures !
Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je ne cherche pas à lui cacher mon dégoût. Des mots pareils, dans la bouche d’une femme, une flic, par-dessus le marché !.. Une fille qui parle comme ça, j’en ai jamais rencontré, même la plus vicieuse des putains. Pour parler d’une autre nana, en plus…
De ta femme. C’est de Lola dont elle parle, avec ces termes dégueulasses.
Une Occidentale assoiffée de sexe. Qui veut de la queue, et de la « grosse »… Putain de merde. Comme si Lola était de ce genre-là !
— Je te vois douter, sourit-elle. Tu te dis que j’ai raison, hein ? Que c’était bien d’être marié à une salope, tant que tu pouvais la surveiller ?
Si tu l’insultes encore une fois…
— Tu ne dis rien ? insiste-t-elle.
— Je n’ai pas envie de parler de ma vie privée avec vous, officier.
C’est tout ce que j’arrive à dire entre mes dents serrées. J’ai envie d’une clope. Et que cette pute se casse.
Mais elle se contente de hausser les épaules.
— Je ne faisais que te conseiller. C’est notre rôle, à nous autres fonctionnaires du gouvernement, de vous donner la bonne direction pour vous réinsérer dans la société. As-tu déjà pensé au gâchis incommensurable qu’est ta vie ? Une existence de malfrat, à te vautrer dans l’alcool, le crime et les pétasses, alors que tu aurais pu mener celle d’un citoyen exemplaire, avec un travail honnête, marié à une Japonaise de pure race qui t’attendrait sagement à la maison. Je parie que cette gaijin ne sait même pas faire la cuisine... je me trompe ?
Quelque chose dans mon regard la fait reculer. Cette fois, elle la ferme.
Tant mieux. Cette flic a déjà catégorisé Lola, et je me contrefous de son avis. Mais, femme, si elle avait continué à ouvrir sa grande bouche, je n’aurais pas pu continuer à ne rien faire.
À l’autre bout de la cour, j’aperçois les autre détenus. Si leurs yeux pouvaient lancer des flammes, je serais déjà carbonisé. Ces types me détestent… tout ça parce que la prétendue « visiteuse de prison » me parle, à moi. Ils veulent la sauter, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. En cabane, les hommes ne pensent plus qu’à ça. Le corps chaud d’une femme. Son parfum. La douceur de sa peau, le moelleux de ses seins. Et celle-là qui vient se dandiner jusque dans la cour, rendant fous ces pauvres mecs en rut… L’idée me fait rire.
— Qu’est-ce qui t’amuse ? m’interroge Aizawa.
Je la sens déstabilisée.
— Rien.
— Tu mens. Je vois ce sourire narquois sur ton visage… Ce sourire suffisant de criminel sûr de lui. Dis-moi à quoi tu penses, où je te fais mettre au trou !
De nouveau, je la fixe dans yeux. Mon sourire a disparu.
— Je me disais juste que vous devriez arrêter de vous exhiber dans la cour. Ces types me haïssent déjà : pour eux, je suis un « tueur de boss ». Alors en venant me harceler comme ça, vous ne faites qu’aggraver les choses. Ils pensent que j’ai droit à un traitement de faveur. À moins que ce ne soit le but recherché par le proc’ Maeda ?
Aizawa reste pétrifiée. Son teint a viré à l’écarlate. Si Maeda l’a envoyé là pour me « protéger », soi-disant, alors elle fait mal son boulot.
— Il n’y a pas qu’à toi que je parle…, bafouille-t-elle. Tu ne bénéficies d’aucun « traitement de faveur » !
— À la bonne heure. Si ces mecs pensent que vous en pincez pour moi, j’aurais des problèmes, vous comprenez.
Les autres prisonniers, d’ailleurs, ne sont pas les seuls à nous observer. Un planton sur le mirador — la première fois que j’en vois un —, et les gardes sur les côtés de la cour, emmitouflés dans leurs manteaux de grand froid. La situation est plutôt inhabituelle, pas du tout rassurante. Des mecs armés jusqu’aux dents qui nous surveillent comme si on était des terroristes… Quelque part, je me sens encore plus en danger que dans le couloir de la mort.
Mais tout est bizarre, dans cette taule.
La prison, on peut s’y habituer. Il suffit de connaître comment ça marche. Mais ici, aucune des règles que je connais n’a cours. Une femme, jeune et séduisante en plus, balade son cul moulé dans les couloirs. La pseudo-liberté dont je bénéficie : j’ai le droit de m’entraîner tant que je le veux, et de passer un nombre élevé de coups de fil. Je suis presque sûr, également, qu’au moins un de mes codétenus est un mouchard au service de l’administration. Et tout ça pour quoi ? Qu’est-ce que le procureur cherche à savoir, au juste ? Et pourquoi maintenant, juste après la tentative de meurtre avortée dont j’ai fait l’objet ? Plus vite je le découvrirais, plus vite je serais en sécurité. Toute relative, cela dit. Car le Yamaguchi-gumi, et ce mystérieux clan Kozakura sont toujours après lui...
La sonnerie annonçant la fin du temps libre met fin à mes réflexions. Lentement, je me lève, ignorant Arisawa qui me regarde toujours de trois quarts. Elle n’a pas bougé depuis tout à l’heure.
— J’en ai rien à foutre de toi, dit-elle d’une voix blanche. T’es qu’un criminel, un prisonnier. La lie de l’humanité.
— Alors lâchez-moi la grappe. De l’air, c’est tout ce que je demande. Dites-le à Maeda. Je me passerais de sa protection : tout ce que je veux, c’est qu’il réexamine le dossier. Ça doit pas être bien compliqué.
De nouveau, elle me fixe sans rien dire. Elle doit chercher sa réplique.
— Je te laisse manger, finit-elle par dire. Mais réfléchis à ce que je t’ai dit. Je te revois demain. J’espère que tu auras changé d’attitude. On a toujours besoin d’amis, en prison.
Réfléchir à quoi ? Ami avec qui ? Elle, qui insulte ma femme, et moi en prime ? Je prends pas la peine de le lui demander. Je rejoins le troupeau qui se masse à l’entrée du bâtiment sans un regard pour elle. C’est l’heure du repas, et même si la bouffe était dégueulasse, j’ai la dalle.
*
Debout devant la table, j’attends avec les autres prisonniers la permission de m’asseoir. Elle est donnée par le gardien en chef, un jeune con aux mâchoires carrées et au crâne rasé qui se prend pour un capitaine d’armée. Aussitôt, les détenus s’assoient et se mettent à manger : on a exactement quinze minutes pour expédier le repas. Aujourd’hui, le menu, c’est nouilles au curry. Un des plats préférés de Lola… elle adorait quand j’en préparais.
J’ai presque fini mon repas lorsque le type à côté de moi murmure dans mon oreille cette menace insidieuse :
— Ta femme... Elle ne sera pas là la semaine prochaine.
Je m’arrête aussitôt de manger. Un coup d’œil au gardien m’apprend ce que je veux savoir : il n’a rien entendu. Je me tourne alors vers mon voisin :
— Qu’est-ce que t’as dit ?
— J’ai dit que ta femme ne passera pas la nuit.
— Répète ?
La brusque élévation de ma voix fait réagir le gardien, cette fois.
— 1249 ! Silence !
C’est le moment. Si je peux prévenir Lola à temps... elle doit encore être dans le taxi : la prison est située à plus d’une heure de Sapporo.
Je me lève.
— Je demande l’autorisation de passer un coup de fil urgent.
— Les heures autorisées pour les appels sont passées, réplique le planton. Le repas est terminé, regagnez vos cellules !
Tous les détenus se levent d’un seul homme. J’en profite pour saisir la manche de mon voisin de tablée, le forçant à me faire face :
— Qui est après ma femme ?
Le type se contente de me jeter un regard narquois.
— Tu croyais vraiment que t’allais t’en tirer comme ça ? T’as tué un haut cadre de l’Organisation...
Je resserre ma prise sur sa manche.
— Le Yamaguchi-gumi ? Ils ont mis un contrat sur elle, eux aussi ?
— Détenu 1249 ! hurle le maton.
Le type essaye de se dégager.
— Lâche-moi, grogne-t-il.
Je sais qu’il me reste peu de temps. Déjà, le gardien marche vers nous. Plus le temps de demander gentiment : j’attrape le détenu par le col, le secoue comme un prunier.
— Tu vas cracher le morceau, maintenant !
— Va crever ! Je dirai rien !
Je lui colle une claque, puis une deuxième, un peu plus sévère.
— Parle, putain ! Qui ? Kinugasa ?
— Ôkami ! hurle le maton en chef. Lâche-le immédiatement !
Je jette un regard rapide à sa matraque. Pas le temps... Cette fois, j’écrase la trachée du type entre ses deux doigts. Faut qu’il parle. Tout de suite.
— Crache le morceau, ou je te défonce l’os hyoïde. Tu parleras comme un castrat le reste de ta vie.
— Ki... Kiri... balbutie le type.
Kiriyama.
Je le relâche, juste au moment où le gardien lève sa matraque. Deux autres matons viennent de débarquer en renfort et attendent, les bras écartés, le regard apeuré et les narines dilatées. On dirait qu’ils sont là pour appréhender une bête sauvage, sans savoir si prendre.
— C’est bon, je grogne. C’est fini.
— Donne tes mains, Ôkami ! hurle le maton à la matraque.
J’ai pas envie, mais je dois lui obéir. Les menottes claquent sur mes poignets.
— Ce sera trois semaines de trou pour toi, Ôkami. J’espère que t’as bien profité de ton repas, parce que ça prend effet maintenant, et que t’en auras plus qu’un par jour !
Je jette un œil à mon bol de nouilles que je n’ai pas pu terminer. Mais c’est le jeu, et j’en connais les règles. Au moins, j’ai pu obtenir le nom du commanditaire. Mon seul regret : ne pas pouvoir prévenir Lola, ni Masa. Il n’y a plus qu’à espérer que ce type ait extrapolé, en prétendant que le tueur était ici, à Hokkaidô.
Pourvu qu’elle quitte le pays !
Si seulement elle m’écoutait... Je lui ai dit de partir.
Lola a eu l’air déterminé, et j’ai bien insisté là-dessus. En outre, elle m’a prouvé plus d’une fois qu’elle a de la ressource... Mais combien de temps la chance va-t-elle rester de son côté ?
Je tente un dernier coup.
— S’il vous plaît, officier. Ma femme est en danger : le Yamaguchi-gumi a mis un contrat sur sa tête. C’est ce que vient de me dire ce type. Laissez-moi la prévenir. Juste cinq minutes... ou sinon, appelez-là vous-même ! L’important, c’est de la prévenir.
Les yeux du gardien semblent prêts à lui sortir de la tête.
— Ça suffit ! Quand on te dit de te taire, tu te tais !
Un petit chef qui fait une crise d’autorité. Classique. Dans la rue, je l’aurais remis à sa place. Mais ici, effectivement, c’est lui qui fait la pluie et le beau temps. Et j’ai besoin de son aide.
— Je ne voulais pas remettre en cause votre autorité, insisté-je de la voix la plus contrôlée possible. Cela ne prendra que cinq minutes. C’est important. Mon épouse...
Un coup brutal en pleine tête met fin à ma plaidoirie. Ce connard de maton m’a frappé... Quelque chose couler sur son front : mon sang. Il ne m’a pas raté...
— ... elle est en danger de mort.
C’est tout ce que je parviens à dire avant de m’écrouler.
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