Lola : maboroshi

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Je n’étais pas vraiment en état d’aller crapahuter dans la neige. Mais la seule idée de savoir Hide seul dans ce froid polaire, blessé, peut-être à l’agonie... ou même, déjà mort... Non, je ne voulais pas y penser. Tant qu’il y avait une chance qu’il soit vivant, je devais aller de l’avant. Masa pensait comme moi. Et aussi Hanako, que j’avais eu la veille au téléphone.

Retrouve papa, m’avait-elle dit. Et ramène-le ici.

Ramener un détenu en cavale en lui faisant traverser tout le pays du Nord au Sud, d’Est en Ouest... ça aussi, c’était mission impossible. Avec Masa, on n’avait même pas encore évoqué le sujet. Ce n’était juste pas le moment. Pour l’instant, une seule idée nous obsédait, une seule : retrouver Hide vivant, dans cette immense forêt enneigée.

— Le territoire possible couvre un peu plus d’une centaine de kilomètres, avait déclaré Masa dans la voiture en regardant le GPS. On ne pourra pas tout faire.

— Le vendeur de chez Kojitsu-sanso nous a donné un sacré tuyau, répondis-je. Il y a de fortes chances pour que Hide se soit... échoué par là. On devrait commencer par cette crique qu’il nous a indiquée, au pied du mont Kamuishiri, c’est un bon début... et on peut toujours se séparer.

Masa secoua la tête.

— Le boss n’apprécierait pas que je te laisse seule en plein nature, enceinte. Surtout avec Kiriyama derrière nous.

— Kiriyama ne nous aura pas suivis jusqu’ici, murmurai-je.

— N’en sois pas si sûre. J’ai eu l’impression qu’on nous suivait, tout à l’heure, en allant chez Kojitsu.

Je me tournai vers lui, alarmée.

— Pourquoi tu ne m’as rien dit ?

— Je ne voulais pas t’affoler pour rien... Il paraît qu’il ne faut pas stresser une femme enceinte. Ça aussi, le boss me le pardonnera pas.

— Je ne suis pas « affolée », Masa, bougonnai-je. Juste... Je sais pas ce qu’on va... (Je pris une grande inspiration.) Ce qu’on va trouver là-bas.

Masa ne me répondit pas tout de suite. Derrière ses verres fumés, son regard était lointain, ses sourcils froncés.

— Tu vois ? finit-il par dire. Tu t’inquiètes. Faut que tu prennes soin de toi : le gosse ne va pas tarder à se pointer.

— Mais je prends soin de moi... !

Il me coupa abruptement, toujours sans me regarder.

— Non. Et avoir l’idée de partir seule dans la nature en étant presque à terme, c’est pas prendre soin de soi. Tu resteras dans la voiture avec ton téléphone allumé, bien au chaud, pendant que je descendrai dans cette fichue combe. Et si y a le moindre problème, tu me bipes. La priorité, c’est toi Lola : le boss me l’a bien dit. S’il vous arrive quelque chose, à toi ou au bébé... Il ne me le pardonnera jamais.

Je renonçai à discuter avec lui. La route allait être longue... et je ne voulais pas la passer en m’engueulant avec Masa. J’avais bien autre chose à penser. Mais il était hors de question que je reste à me tourner les pouces dans la bagnole alors que Hide agonisait dehors.

L’image de mon mari blessé et ensanglanté, laissé pour mort dans l’eau glacée, revenait sans cesse, comme un mauvais rêve. Qu’allions-nous trouver là-bas ? Je m’étais préparée à l’éventualité que c’était le corps sans vie de Hide, que j’allais ramener à Saito. J’en avais même cauchemardé la nuit. Je me voyais debout devant son cercueil, au moment où il partait au four crématoire. J’avais fait ce rêve un nombre incalculable de fois... Je n’en avais parlé à personne, et surtout pas à Hanako. J’avais peur qu’elle me dise que c’était prémonitoire, ou un truc comme ça...

Ces derniers jours, j’avais négligé ma santé. Il fallait sans cesse que Masa me rappelle de manger, de boire. Depuis que Uchida m’avait annoncé la mort de mon mari, j’étais comme en demi-vie. C’était affreux à dire, mais je ne pensais même plus au bébé. Masa s’en rendait compte : c’était sa façon à lui de me dire de me reprendre, que de dire qu’il ne fallait pas que je m’affole. Si je n’avais pas été enceinte... Je sais ce qu’il m’aurait dit.

Prépare-toi au pire, et surtout à l’éventualité que le boss sera probablement mort.

Parce que honnêtement, quelles étaient les probabilités que Hide ait pu survivre plus de deux jours dans la neige, alors que la température pouvait tomber à moins cinq la nuit, blessé par balle et à moitié nu, après une chute dans l’eau glacée ?

Il fallait que je regarde la vérité en face : elle était quasi-nulle.

*

La porte claqua bruyamment, et Masa, exténué, se laissa tomber lourdement sur le siège conducteur de la Nissan de location. C’était la troisième fois qu’il revenait à la voiture, couvert de neige : je voyais bien qu’il n’en pouvait plus.

— Toujours aucune trace ? murmurai-je.

Il secoua lentement sa tête rasée.

— Aucune, admit-il en remettant son paquet de cigarettes dans sa poche.

Il venait de se souvenir qu’il ne pouvait pas fumer.

Je ne savais pas quoi répondre. J’avais peur que si je disais quelque chose, cela fasse fuir le peu d’espoir qu’il me restait.

J’osai à peine relever les yeux. Dehors, le jour était en train de s’obscurcir à vitesse grand V. Le soleil se couche tôt toute l’année au Japon, mais dans ce blanc lunaire, la luminosité était encore amoindrie. Bientôt, il ne serait plus possible d’y voir quoi que ce soit, et nous allions devoir arrêter les recherches.

Et laisser Hide seul dans la neige, blessé, une nuit de plus.

Je grimaçai, une main sur mon ventre. Le bébé venait de me donner un autre coup de pied.

— Un problème ? s’alarma Masa, vif comme un faucon.

— Tout va bien. C’est juste le bébé qui s’entraîne à donner des mae-geri[1] dans mon ventre.

Masa se permit un bref sourire.

— S’il montre de telles prédispositions au karaté, j’imagine que le boss pourra l’entraîner. Tu sais qu’il est sixième dan ?

Je secouai la tête lentement. Je l’ignorais, comme beaucoup de choses chez Hide. Mais ce n’était pas le plus important, présentement.

— Si on le retrouve... soupirai-je.

Ce soupir désespéré sonna pour Masa le signal du départ.

— J’y retourne une dernière fois, dit-il en sortant la lampe torche de son sac. Il y a un coin de la berge que je n’ai pas encore exploré. N’oublie pas de fermer la voiture derrière moi. S’il y a le moindre problème...

— Je sais, le coupai-je. Je me barre.

— Et tu tires si besoin, compléta Masa en verrouillant ses prunelles noires dans les miennes. Ne m’attends pas. Ok ?

Je hochai la tête sans trop y croire, refermant mes doigts sur le 9 mm posé sur mes genoux.

— J’aurais préféré ne pas avoir d’arme ce soir-là, Masa... C’est à cause de ça si on en est là, aujourd’hui.

— Non. C’est de la faute de ce salopard de Kiriyama, rien d’autre. Allez. J’y vais. Ki wo tsukete[2].

— Fais attention, toi, lui renvoyai-je dans un murmure.

— Je le retrouverai, m’assura-t-il en sortant de la voiture.

La portière claqua sur ces dernières paroles. Un vœu pieux... La silhouette mince et féline de Masa s’enfonça dans la nuit. Lorsqu’il sortit de la lumière des phares, je me retrouvai seule. Il faisait déjà nuit.

*

Je finis par somnoler, et carrément m’endormir. J’avais accumulé tant de fatigue... Je rêvais de Hide. Il était allongé sur le sable fin d’une plage de Hawaï, où nous étions allés tout au début de notre relation, avant qu’il ne reprenne ses activités pour l’Organisation et que nous soyons tous les deux précipités dans la machine à broyer Yamaguchi-gumi et le tsunami Kiriyama. À l’époque, je ne pensais pas encore détester autant les yakuzas, j’avais même une image positive d’eux, grâce à Hide. Nous venions de faire l’amour dans notre bungalow isolé sur la plage, en face de la mer scintillante, calme comme un lac, dont la surface bleu nuit reflétait les étoiles du ciel. Blottie contre Hide, face au plafond nocturne, je l’écoutais me raconter la légende de la Tisserande et du Bouvier : deux étoiles de part et d’autre du fleuve céleste, condamnées à ne se rencontrer qu’une fois par an. Comme nous. Après notre brève lune de miel, nous avions été séparés, juste au moment où nous commencions enfin à comprendre ce qu’était le bonheur. Comme Orihime, la princesse tisseuse, et son amoureux le garçon-buffle.

— Mais nous, on ne sera jamais séparé, pas vrai ? lui demandai-je en me serrant plus étroitement contre son torse ciselé.

Hide se tourna alors vers moi. Son beau visage avait l’air triste, ses grands yeux noirs, sous ses sourcils à la ligne virile, brillaient d’une lueur sauvage presque inquiétante. De très près, il ressemblait à ce fantôme si effrayant qui marche vers la caméra dans le film d’horreur Kairo.

— Même si on était amenés à l’être, je trouverais un moyen pour te retrouver, Lola, dit-il de sa voix grave.

Mais au moment où j’allais l’embrasser, je me réveillai. Tout me revint d’un seul coup : Hide n’était pas là, avec moi. Il était en prison — non, en cavale, blessé par balle, et perdu dans la nature glacée et sibérienne de Hokkaidô. Kiriyama tentait de me tuer, et le parrain Kinugasa...

Un coup sonore me fit sursauter. La chamane Yasugôchi Wasan se tenait derrière la vitre de la voiture, toute frêle dans son kimono blanc. Les flocons dansaient autour d’elle comme des lucioles, éclairés par les phares.

Tu dois partir, me dit-elle de sa voix rauque, caverneuse. Tout de suite.

Son ton autoritaire, le coup sur la vitre... C’était si brusque, si surprenant, si violent que j’ouvris les yeux une seconde fois.

J’étais seule dans la nuit. Devant moi, les phares de la voiture n’éclairaient que le vide. Masa n’était pas revenu. J’avais rêvé... Hide, la chamane de Kyûshû. Tout cela n’était qu’un rêve, un mauvais rêve. Un reste de larmes me coula le long de la joue : un souvenir de l’océan sur une plage hawaïenne. Salée, elle avait le goût de la mer, mais aussi de Hide.

Je peux plus. Je peux plus être sans toi. Si tu me laisses... Je ne le supporterai pas.

J’avais envie de hurler. Mais la fin de mon rêve, l’intervention de Yasugôchi, m’avait laissé une impression sinistre, un avertissement glacial qui m’avait hérissé les poils et dressé les cheveux sur la tête. Dans l’habitacle, il faisait froid. Il fallait que je me ressaisisse.

Au loin, sur la route qui serpentait sur la colline, les phares d’une voiture perçaient la nuit. Ils apparaissaient par intermittence derrière le rideau des arbres, sûrement mille fois moins visible que moi sur ce bord de route, en bordure d’un champ désolé. Quelqu’un arrivait. Ami, ou ennemi ? Je n’avais pas le temps de voir, ni d’attendre Masa. Il fallait que je bouge. La chamane me l’avait dit.

Je passai sur le siège du conducteur et mis le contact. Il y avait une autre route qui continuait, derrière : c’est par-là que j’allais fuir.

***

Maboroshi : illusion.

[1] Coup de pied frontal au karaté.

[2] Fais attention.

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