Lola : fuite vers le sud

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Allongée dans le futon avec mon bébé, bien à l’abri dans la maison d’un clan ami de Sendai, j’entends mon mari parler à Masa dans la pièce à côté.

— Non. C’est la meilleure solution. J’ai promis à Lola que j’allais me ranger : elle a beaucoup trop enduré par ma faute. Ce n’est pas une dissolution, juste un changement de propriétaire. Je suis sensé être mort : le clan ne peut plus porter mon nom.

On y est. La dissolution de l’Ōkami-ikka... Après seulement un an d’existence.

Tout ça à cause de Kiriyama.

Contre ma poitrine, Kuma fait retentir sa voix. Lui non plus n’est pas d’accord. Cela suffit à attirer Hide. La cloison s’ouvre sur sa haute silhouette sombre. À sa seule vue, mon cœur inquiet s’assagit.

— Tout va bien Lola ?

Je relève la tête vers lui. J’avais oublié à quel point il est beau. Je ne me lasse pas de le contempler. Il y a quelque chose de changé chez lui, de plus grave. Ses joues sont plus creusées, ses pommettes plus marquées. Ses cheveux, rasés pendant son incarcération, repoussent déjà. Avec ce visage d’ascète, et la barbe d’une semaine qui assombrit son visage, il a des petits airs de Keanu Reeves dans John Wick.

Il s’approche du lit et, d’un seul bras, prend notre fils, qui braille tout ce qu’il peut.

— Là, là. Calme-toi, Kuma, murmure-t-il en le calant contre son large torse.

J’aime voir la fierté et l’amour dans ses yeux noirs dès qu’il le contemple. Cette lueur brillante dans son regard de loup, toujours aussi intense, mais également protectrice, adoucie.

— Tu l’as réveillé. Il dormait très bien avant que tu ne t’engueules avec Masa… Pourquoi faut-il toujours que vous haussiez le ton pendant vos conciliabules ?

Je suis épuisée. J’ai dormi dans la voiture, puis les deux jours suivants, dans cette maison où je ne connais personne. Une femme, celle du maître des lieux, un chef de clan local redevable à Hide, s’occupe de moi. Un médecin affilié aux yakuza – le genre qui ne pose pas de questions – est venu m’examiner et me poser trois points de suture dès mon arrivée. Puis on m’a mis le petit au sein. Comme le veut une vieille coutume japonaise, pour ne pas attirer le mauvais œil sur lui, on ne lui a pas encore donné son véritable nom. Pour l’instant, on l’appelle « Kuma », le petit ours, comme l’animal dont l’intervention a sauvé sa vie – et la mienne.

— Repose-toi Lola. Le voyage va être long. Je viens de régler les détails avec Masa : on part cette nuit.

Hide a renoncé à se battre pour la justice. On ne peut rien faire, à ce stade. Juste fuir. Se cacher - trop difficile de quitter le Japon pour l’instant - et commencer une nouvelle vie, loin des tumultes.

J’ai tout de suite pensé à Miyazaki. Par le passé, les survivants des guerres de clan du Japon féodal se réfugiaient dans ces montagnes loin de tout, quand tout était perdu. Nous allions faire la même chose.

— Tu as les papiers ?

Hide jette un passeport et deux cartes plastifiées sur ma couverture. Je les attrape entre mes doigts et lis ce qu’il y a marqué : Hokazono Kazuhisa. Voilà son nouveau nom.

— Je vais devoir t’appeler Kazu-chan… murmuré-je, les yeux fixés sur le passeport.

Comme le fait Miyako. Que nous allions d’ailleurs rejoindre.

Elle n’a pas donné naissance, elle. Et elle est guérie, par la magie des dieux de Miyazaki. Toute prête à nous recevoir dans sa nouvelle maison, avec Hanako.

Chasse ses pensées de ta tête. Il n’y a pas lieu d’être jalouse. C’est du passé, tout ça. Tu as donné un fils à Hide. Tu es tout, pour lui. Miyako n’est pas une concurrente.

Mais c’est plus fort que moi. J’ai beaucoup de raisons d’être inquiète, avec cette cavale, cette nouvelle vie dans l’illégalité qui se profilait. Mais le plus gros nuage, pour moi, cela reste la perspective de réunir Hide et son ex-grand amour. Même après tout ce temps, une fuite dans la neige sous la menace d’une arme, une attaque d’ours et un accouchement, je ne suis toujours pas libérée de cette peur.


*


J’ouvre les yeux, tirée de ma somnolence par une sorte de signal d’alarme. Il se passe quelque chose d’inhabituel. Kuma, qui a pris son dernier repas il y a une heure, dort contre moi : de ce côté, tout va bien. Mais la voiture a ralenti, et devant, les deux hommes parlent à voix basse, dans un argot yakuza chuchoté du fond de la gorge dont je ne comprends qu’un mot sur deux. C’est Hide qui est au volant. En dépit de mes protestations, aucun des deux n’a accepté que je prenne le relais pour conduire au cours du long trajet consistant à relier l’archipel de haut en bas : ma proposition a été balayée avec une grimace indignée, tant est impensable l’idée de laisser une femme, surtout en retour de couches, toucher un volant. Mieux vaut un manchot, tant qu’il les a bene pendentes dans le pantalon. J’ai soupiré, mais c’est comme ça : impossible de faire changer d’avis deux machos butés.

Mais là, il se passe quelque chose.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Tout va bien, anego, me lance Masa.

Je le vois farfouiller discrètement dans la boîte à gants. Il en sort un flingue, sur lequel il visse tranquillement un silencieux. Hide ne réagit même pas. Il a les yeux rivés droit devant lui, son visage assombri par la nuit révélé par intermittence par de lointaines lueurs rouges.

Un barrage de flics, réalisé-je.

— Masa… Tu ne vas tout de même pas tirer sur des policiers ?

Hide me jette un regard incisif dans le rétro. Rien qu’à la couleur de plomb fondu de ses yeux, je devine qu’il a changé de mode. Déterminé, prêt à tout. Même à buter un flic.

— Hide…

— Si tu la boucles pas, Lola, je te scotche la bouche, lâche-t-il sans une trace de sourire.

Mon ventre se tort. Six mois sans lui, à donner des ordres à des centaines d’hommes…ça m’avait fait oublier que c’était lui, le boss. Il ne rigole pas.

Une longue attente commence. Le barrage de flics a provoqué un bouchon, et il faut bien une quinzaine de minutes pour arriver à leur hauteur. Mon imagination s’emballe : et si les flics, en retrouvant le corps d’Aizawa, avait compris que Hide était encore en vie ? Masa pense que la police allait conclure à une vengeance pour la mort du boss du clan Ōkami. À la rigueur, c’était lui qui était en danger. Il s’attendait à être interrogé par les flics dès son retour à Tokyo. Mais si ces derniers avaient tout deviné ?

Masa a dissimulé son flingue sous sa veste, posée sur ses genoux. Qu’est-ce qu’il compte faire, si les flics nous arrêtent ? Buter tout le monde ?

La voiture devant nous redémarre. Et soudain, c’est notre tour de passer devant les flics.

Hide conduit lentement. Un flic se détache du groupe et jette un œil suspicieux sur le pare-brise, puis arrête la voiture.

Mon sang se fige dans mes veines.

Le flic se penche et frappe sur la vitre côté conducteur. Hide la baisse tranquillement, le visage impassible.

— Officier, dit-il de sa voix grave.

Je constate avec horreur le visage stupéfait de l’agent en découvrant celui de Hide. Avec la cicatrice qui barre sa joue ombrée, son regard de fauve et son crâne rasé, mon mari a tout l’air du criminel dangereux. Et soudain, je me rappelle des journaux sur la pègre qui circulent au Japon : le visage de Hide est connu des « fans » de yakuza. Si ce flic en lit aussi… On est foutus.

Ses yeux inquisiteurs passent de la cicatrice au bras en écharpe de Hide.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Accident de travail.

— Vous faites quoi, comme boulot ?

— Chantiers.

Le mensonge est intelligent. Avec sa carrure, son style et ses tatouages, Hide ressemble à l’un de ces mecs – historiquement liés aux yakuzas, d’ailleurs – qui construisent les maisons au Japon.

— Vous ne devriez pas conduire, dans votre état, le tance le flic.

— Oui, je sais.

— Demandez à votre passager de prendre le volant.

Hide hoche la tête. Mais Masa ne fait pas mine de bouger. À juste titre : il cache une arme à feu entre ses jambes, sous le manteau. La sueur me coule le long de la nuque.

Non, tout sauf ça… Si Hide retourne en taule, je ne le supporterais pas.

— On va faire une pause à la prochaine aire, dans cinq minutes. Je lui passerai le volant là-bas.

— Très bien, acquiesce le flic.

Un coup d’œil dans la voiture, puis de nouveau, retour sur la cicatrice de Hide.

— Je peux voir vos papiers, s’il vous plaît ?

Hide les sort de la poche de sa chemise. Il lui tend le permis neuf, faussement vieilli avant de partir en plongeant la carte plastifiée dans une casserole d’eau chaude.

Le flic s’attarde longuement dessus. Hide reste impassible. Masa mâche un chewing-gum. Ils ne font rien pour cacher leurs manières de truands. Cela me met presque en colère. Je me dis qu’au moins, ils ont l’air naturel.

— Je vois que vous êtes domicilié à Yokohama… Qu’est-ce que vous faites, si loin de chez vous ?

— Rendre visite à la famille, répond Hide en prenant l’accent de Kyūshū.

— Et elle ?

Le flic me pointe de son doigt ganté.

Heureusement, Hide a toujours refusé que ma photo figure dans les magazines de yakuzas. Mais tous les gens qui s’intéressent à la mafia japonaise savent qu’un de leurs hauts cadres était marié à une Occidentale… la fameuse « entraineuse danseuse du ventre » dont parlaient ces foutus magazines.

Mais avant que Hide ne puisse dire quoi que ce soit pour expliquer ma présence, Kuma se met à vagir.

— Il a faim, dis-je rapidement. Il faut que je le nourrisse.

Je soulève mon T-shirt et sors mon sein de mon soutif. Lorsque Kuma s’empare goulument de mon mamelon, le flic stupéfait tourne la tête, écarlate.

— C’est bon, vous pouvez y aller.

— Merci, officier, répond Hide de sa voix de basse la plus chaleureuse.

Il remet la boîte auto sur marche, et derrière nous, le barrage disparait dans le rétro.

Enfin, je respire.


***


Ça y est, j'ai enfin fini mon édito ! L'éditrice m'a fait rajouter 12 chapitres du point de vue de Hide, écrits à la première personne du présent. Ce qui veut dire que je vais devoir les rajouter sur le T2, et uniformiser sur le T3 aussi... Je vais commencer à poster ces modifications dès ce soir. Une fois que j'aurais rendu ma copie (le 21 de ce mois), il faudra sans doute que j'enlève le T1 des plateformes. Donc si vous voulez lire le PDV de Hide dans le T1 avant la sortie du roman en librairie (hiver 2025), c'est ce week-end !

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