Hide : un nouveau foyer

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— Bienvenu à la maison.

Pendant un moment, je me crois devant une apparition. Miyako est là, debout devant la porte. Presque identique que dans mon souvenir. Très différente de la dernière fois que je l’ai vue, en tout cas. Quelque chose a changé en elle. On dirait qu’elle est redevenue… elle-même.

Hanako est avec elle. Elle se jette dans mes bras.

— Je suis tellement contente de te revoir, Pa !

Je lui tapote le dos. Je n’arrive toujours pas à réaliser que cette jeune femme est ma fille. Et encore moins qu’on l’a conçu, Miya et moi, à l’âge qu’elle a aujourd’hui.

Pense pas à ça. Pas maintenant.

— Occupe-toi de Lola, lui dis-je. Elle est épuisée.

Hanako se précipite vers la voiture.

Reste Miyako. Elle me regarde en silence. Moi non plus, je ne sais pas quoi lui dire. De l’eau a beau avoir coulé sous les ponts, dès que je la regarde, c’est comme si j’étais ramené des années en arrière. Des flashs qui me reviennent. Notre dernière nuit à l’hôtel. Une journée à la plage de Hayama, son rire dans la brise salée des vagues. Puis ce cauchemar, alors qu’elle me suppliait. Le sang, la sueur et les cris.

Ne regarde pas.

Je baisse les yeux.

— Merci de nous accueillir.

C’est tout ce que je trouve à dire.

— Merci à Lola, surtout, répond-elle. C’est grâce à elle que j’ai eu cette maison.

C’est vrai. C’est Lola qui s’est occupé de tout. C’est elle qui a conduit Miya ici, qui l’a présentée à cette chamane qui l’a guérie. J’ai du mal à le croire, mais c’est ce qui s’est passé. Il s’est passé tellement de choses depuis mon incarcération… Elle a tout géré. Je peux lui en être reconnaissant. Je suis surtout très fier.

Hanako nous conduit à l’intérieur, le bébé dans les bras.

— Kuma ? s’exclame-t-elle. C’est pas un nom, ça, « Kuma »… Boku wa kuma, kuma, kuma… Kuruma ja nai yo !

Elle chante déjà pour le gamin. Tant mieux. Si elle s’en occupe, ça sera plus facile.

Lola est contre moi. Je la soutiens. Je sais qu’elle a un peu mal, après ces vingt heures assise sans bouger. Cela ne fait que quelques jours qu’elle a accouché.

— Ça va ?

— Oui, mieux, grimace-t-elle.

— Va t’allonger.

Elle secoue la tête.

— Non, mieux vaut que je m’active, au contraire.

— Je préfère que tu te reposes. Je vais m’occuper de la bouffe.

J’installe Lola sous la table chauffante, dans le salon. La maison est propre, lumineuse. Je n’ai pas le temps de la visiter. Il faut que j’aille au supermarché acheter à manger, des couches et du lait pour le bébé, au cas où Lola n’aurait pas assez de lait. Il parait que l’allaitement, ce n’est pas évident. Masa propose de m’accompagner : il doit passer une nuit ici, puis remonter à Tokyo en avion s’occuper du clan. Je lui dis de rester ici en mon absence.

— Garde un œil sur les femmes, lui ordonné-je.

Je n’aime pas l’idée de les savoir toutes seules. Normalement, il n’y a aucun risque, mais on ne sait jamais.

Au moment où je franchis la porte, les clés dans la main, Hanako se précipite.

— Je t’accompagne.

— Pas la peine. Je préfère que tu t’occupes de ta mère et de Lola.

— Maman s’occupe d’elle et du bébé. Et puis, tu ne connais pas les supermarchés du coin.

— Le GPS, ça existe.

— Tu vas acheter n’importe quoi n’importe où. Je viens avec toi.

Hanako ne compte pas lâcher l’affaire. Je suis obligé d’abdiquer.


*


— Alors ? Comment est la région ?

Pour l’instant, tout ce que j’en vois, c’est d’interminables rangées de cocotiers, ou un arbre du même genre. Plutôt exotique. Et la mer, sur ma droite, à perte de vue.

Hanako se tourne vers moi. Elle a l’air surprise par ma question.

— Quoi, tu connais pas ? T’es pas né à Kyūshū ?

Sa remarque m’arrache un sourire. C’est vrai qu’elle ne sait rien de moi.

— Je suis né à Kagoshima, mais je n’en ai aucun souvenir. J’ai grandi dans un orphelinat dont on ne sortait pas, et je me suis barré à Tokyo dès la première occasion. En tout cas, je n’ai jamais mis les pieds à Miyazaki.

— Tes parents ont été assassinés… dit pensivement Hanako. Mes grands-parents.

— Je ne les ai pas connus, précisé-je.

Je préfère qu’elle le sache. Qu’elle ne s’imagine pas que j’ai assisté à leur mort ou je ne sais quel film.

— Je sais, souffle-t-elle doucement. Les Kozakura les ont eus avant.

— Évite de balancer ce nom à tout bout de champ.

Je ne sais pas pourquoi, mais ça me déplaît d’entendre ce nom dans la bouche de ma fille. J’aurais préféré qu’elle ignore ça. Dans certain cas, l’ignorance, c’est la sécurité.

Je jette un œil dans le rétro. Depuis qu’on s’est engagé sur la départementale, il y a une bagnole qui me colle au cul. Un truc tuné conduit par un petit con qui se croit dans Tokyo Drift.

— File-moi le paquet de clopes dans la boîte à gants, demandé-je à Hanako.

Hormis lors des pauses, qu’on gardait les plus courtes possibles, j’ai pas eu l’occasion de fumer pendant le voyage. Mais en voyant Hanako sortir une clope du paquet et la mettre dans sa bouche, je vois rouge.

— Je t’ai pas dit de me l’allumer. Donne-moi ça.

Je la lui prends et l’allume moi-même. Première taffe depuis des heures… C’est la meilleure. Je me sens tout de suite moins énervé. Je laisse le petit con me doubler : sa meuf nous fixe par la vitre en tirant la langue. Hanako lui fait un doigt d’honneur.

Une vraie yankī… Je la réprimande encore une fois.

— Te fais pas remarquer. Et arrête de fumer.

Elle s’est allumé une autre clope.

— C’est pas parce que t’as découvert que t’es mon père que je vais t’obéir, réplique-t-elle. Je suis adulte, et je fume si je veux. Toi, tu fumes bien comme un pompier, non ?

Je laisse échapper un soupir.

— T’es une femme. L’effet du tabac est décuplé sur toi. Ça va abimer ta peau, tes dents et ta fertilité. Sans compter que ça sent mauvais, une femme qui fume.

— N’importe quoi, susurre-t-elle.

Mais elle éteint sa clope.

— Ce clan-là, les Kozakura… insiste-t-elle. Est-ce que tu vas essayer de les rencontrer ? De réclamer justice pour ce qu’ils ont fait ?

Je lui jette un regard oblique. Elle remet le sujet sur le tapis… Une vraie petite obstinée.

— Je t’avais dit de ne pas parler d’eux.

— Mais je veux en parler. Ce sont mes grands-parents, dont j’ai été privée. Et c’est à cause d’eux aussi que j’ai grandi sans père… Alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire ?

J’avoue que j’y ai souvent pensé. Je connais le nom de leur assassin, maintenant. Jingūji Kihei. Ce serait facile de le retrouver, et de le faire payer. Mais il faudrait aller à Kagoshima pour ça. Affronter le passé. Avancer à nouveau dans la lumière. Et donc, mettre en danger Lola et le petit.

— Non. Je vais me tenir loin des yakuzas. Faire profil bas. Démarrer une nouvelle vie.

Et m’occuper de Lola. Rattraper le temps perdu.

— C’est à dire ? Tu vas devenir un katagi ? Bosser comme tout le monde ?

Bonne question. J’y ai pas trop réfléchi.

— Mme Yasugōchi connait quelqu’un qui cherche un repreneur pour son resto de ramen, reprend Hanako. Pourquoi tu ferais pas ça ? Tu fais bien les ramen.

J’ai dû mal à retenir mon ricanement. Passer de yakuza à marchand de nouilles… Mais après tout, pourquoi pas. C’est une bonne planque.

— C’est où ?

— Dans le centre-ville de Saito. Je te montrerai. Je te ferai visiter tous les coins, tu vas voir !

Tous les coins… On allait vite faire le tour, dans cette campagne.

Mais t’es vivant. Et réuni avec ta femme et ton fils. C’est l’essentiel.


*


— Eh ! Ce serait pas la petite conne de tout à l’heure ?

Hanako m’accroche le bras.

— Le gars qui nous a doublé sur la route ! murmure-t-elle.

En jetant un coup d’œil dans la direction indiquée, j’aperçois en effet le jeune fou de la route, accompagné de deux de ses potes. Les bons à rien locaux. Je les ignore et continue à marcher vers la voiture.

— Viens.

Hanako me suit à pas pressés.

— Ils nous suivent ! chuinte-t-elle en jetant des petits coups d’œil en arrière.

— Laisse faire.

Je les entends pousser des cris de singe derrière nous. Arrivé face à la voiture, j’ouvre le coffre et dépose les courses. Le lait, les couches : tout est sécurisé. Au moment où je me retourne, les petits cons sont déjà là.

— T’as insulté ma copine, salope ! vocifère l’un deux. Tu vas t’excuser !

Hanako réplique sur le même ton :

— Jamais de la vie ! C’est elle qui m’a tiré la langue !

On ne peut pas dire que Hanako soit du genre à faire profil bas… Je la pousse vers la portière avant.

— T’occupe pas de ces petites merdes.

Le « petite merde » réveille un de ces types, un jeune aux cheveux jaune poussin, avec des lunettes noires.

— Eh ! T’as dit quoi, là ?

J’intercepte son poing au moment où il part.

— Je te conseille de te barrer. Je suis pas d’humeur, je suis pressé.

— Oh, tu fais le malin ?

Sa voix est déjà moins assurée. Ses copains, eux, ont commencé à reculer. Ils sont un peu moins cons que lui. Ou moins bourrés, peut-être.

— Tu sais pas qui je suis ! s’excite le mec. Je travaille pour le Sanryū-gumi !

Une alarme s’allume dans mon cerveau. Le Sanryū-gumi. Il y a des yakuzas ici aussi… Si des mecs un peu haut placés me reconnaissent, ç’en est fini de ma couverture.

Je me tourne vers lui.

— Veuillez-nous excuser. Hana, excuse-toi.

— Mais…

— Fais ce que je te dis.

En voyant le regard que je lui lance du coin de l’œil, elle ferme sa gueule et s’exécute.

— Pardon, grince-t-elle en s’inclinant.

— Ouais… T’as de la chance d’avoir un mec qui connait les convenances !

Le type est moins virulent que tout à l’heure. Il est désamorcé.

— C’est pas mon mec, grimace Hanako, c’est mon père !

— Ton père, d’accord. Ben, il est intelligent. Vous débarquez de Tokyo ?

Il lorgne la plaque. Pas bon, ça.

— On est en vacances ici, on ne va pas traîner, réponds-je. Merci de votre bienveillance.

— Mhm… Vous faites pas trop remarquer ! Les gens ont le sang chaud, ici.

— Merci du conseil.

Je salue, pousse Hanako sur son siège, et remonte dans la voiture. Les types me regardent faire. J’en entends un qui murmure :

— Merde, vous avez vu la carrure de ce type ?

Il est temps de se barrer. Et de changer de bagnole, par la même occasion.


*


— Le Sanryū-gumi est ici, annoncé-je à Masa dans la soirée.

Lola n’a pas voulu aller dormir sans moi. Sa tête repose sur mes genoux, ses jambes sous la table chauffante, couverte des restes du barbecue coréen que j’ai préparé avec Hana. Le petit est contre elle. À les sentir tous les deux près de moi, l’envie de les protéger est plus forte que jamais. Même si ça veut dire faire profil bas, et renoncer à ma vengeance contre Kiriyama.

— Pas qu’eux, répond Masa sombrement. C’est le territoire du Oryū-kai, ici.

Les « deux dragons » : c’est ainsi qu’on nomme ces clans. Ils sont quasi-inconnus à Tokyo, mais ici, ils font la pluie et le beau temps.

Deux clans yakuzas. Ça fait beaucoup pour une petite ville comme Saito.

Je sens qu’une discussion importante se profile.

— Lola, tu devrais aller te coucher, dis-je à ma femme. Tu somnoles à moitié.

— Mhm…

Je fais un signe à Hanako, qui est devant la télé. Sa mère, d’après ce qu’elle m’a dit, est partie peindre.

— Tu peux l’emmener dans notre chambre ?

Hanako éteint la télé et se penche vers elle. Mais Lola se dégage avec humeur.

— Ça va, je suis pas handicapée !

Elle se lève, le petit dans les bras.

— J’arrive dans cinq minutes, lui lancé-je.

— Fumes pas trop de clopes, me lance Lola avant de disparaître dans le couloir avec Hanako.

Je me retrouve seul avec Masa. J’en profite pour m’allumer une clope. Il me sert un whisky, je lui remplis son verre en retour. On boit en silence, les yeux rivés sur la nuit. Elle est particulièrement noire, ici.

Aniki, dit soudain Masa. Laisse-moi rester avec toi. On affrontera Kiriyama d’ici, puis tu reprendras la tête du clan.

— Non. Ce serait la pire chose à faire. Tu vas remonter à Tokyo et gérer le clan. Ne rien faire d’inconsidéré. Si on se tient tranquille, tout se tassera.

Les yeux de Masa brillent derrière les verres de ses lunettes. C’est rare de le voir comme ça.

— Et après, quoi ? Il faut organiser une vengeance, Aniki. Un raid contre le Kiriyama-gumi. Récupérer ce qui est à nous. Et ensuite, s’occuper de ces clans de Kyūshū !

Le pire scénario. Une guerre totale entre l’Est et l’Ouest.

Je tire une taffe sur ma clope.

— On n’a plus assez d’hommes. Et tu veux créer le chaos, mettre en danger ceux qui sont restés ? Les clans sont sur le déclin, de toute façon. L’ère des yakuzas est terminée. Mieux vaut l’accepter, et passer à autre chose.

Je connais cette expression sur le visage de Masa. Il est déçu. Pire : en colère.

— Je ne te reconnais plus, Aniki. Le gokudō impitoyable à qui j’ai juré allégeance n’aurait jamais laissé une telle offense impunie… et il aurait continué son expansion. La prison t’a ramolli.

Pas la prison. J’ai une famille, maintenant. Des gens à protéger, coûte que coûte. Et en épousant Lola, j’ai fait un choix. Les sentiments avant l’honneur. Avant la vengeance, avant l’ambition. Mais ça, il ne peut pas le comprendre.

— Penses comme tu veux, Masa. Tout ce que j’attends de toi, c’est que tu obéisses à mes ordres. Et mes ordres, c’est que tu gères le clan. À ma place.

Il me fixe en silence pendant de longues secondes… puis se lève brusquement.

— Je pars, annonce-t-il.

— Prend la voiture.

Un coup sourd sur la table. Masa vient de déposer son flingue. Ici, dans ma maison.

— Je te laisse ça. Au cas où… Pour moi, tu restes le chef du clan Ōkami. Je vais gérer le clan… Jusqu’à ce que tu te réveilles et décides d’agir.

La porte claque. Et sa silhouette est avalée par la nuit.


*


— Hide… Jure-moi que tu vas rester loin de ces clans yakuzas.

Je suis seul avec Lola. Pour la première fois depuis des mois. Lorsqu’elle me regarde comme ça, avec ces yeux sauvages, plus bleus que la mer et le ciel, je me sens chavirer.

— Je te le jure.

— Je ne veux pas te perdre à nouveau, gémit-elle. Si tu savais comme j’ai eu peur…

— Je sais.

— Non, tu ne sais pas.

Moi aussi, j’ai eu peur de te perdre.

Mais elle ne me laisse pas le temps de le dire. Elle se presse contre moi, plaque ses lèvres si douces contre les miennes. Je sens le désir monter, vorace et féroce. J’ai tellement envie d’elle que ç’en est douloureux. Mais elle vient d’accoucher. Je sais qu’elle n’a pas la tête à ça, que son corps n’est pas prêt. Et notre fils dort dans son couffin, posé sur le futon. Alors, je ne réponds pas à son baiser. Et je prends sa main lorsqu’elle la pose sur mon ventre, la décolle gentiment de moi.

— Hide…

— Mieux vaut dormir. Tu as besoin de te reposer. Le petit sera réveillé dans deux heures.

Ses longs cils se baissent sur ses yeux. J’ai l’impression d’y voir perler une larme… mais je n’en suis pas sûr.

— Tu as raison, murmure-t-elle. C’est plus raisonnable.

Et elle se retourne de l’autre côté du lit.

Je fixe le plafond sombre, essayant de calmer le feu qui brûle mes reins, les battements de mon cœur. Mes doutes et mes peurs. Les sentiments contradictoires qui m’assaillent.

Dehors, un chien aboie dans la nuit.

La première que je passe dans le même lit que ma femme, dans notre nouveau foyer, relativement en sécurité.

Mais pour combien de temps ?

Tout est à refaire, à reconstruire. Notre relation aussi. Mais ce sera pour demain. Je dois reprendre des forces moi aussi, être un pilier pour Lola, pour notre fils, ma fille, et même pour Miya. Tous comptent sur moi.

Je ferme les yeux.

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