Lola : le venin de la jalousie

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J’avais rêvé de retrouvailles torrides, explosives. Le nombre de nuits où j’ai imaginé Hide me faire l’amour sauvagement ! Les visites, sans pouvoir le toucher, avaient constitué une torture. Dans mes fantasmes, à l’époque je n’avais pas encore accouché, j’étais encore relativement mince et svelte. Hide n’avait pas de cheveux blancs dans sa chevelure épaisse, ni le crâne rasé. Son bras n’était pas en écharpe, et il pesait bien cinq kilos de plus. Mais la réalité est tout autre. Hide se montre distant, renfermé sur lui-même, refusant de me parler de ces jours interminables qu’il avait passé loin de moi. Combien de temps est-il resté emprisonné ? Quasiment toute la durée de ma grossesse. Quant à moi… Je dois avouer que je ne suis pas trop le mood non plus, avec le bébé accroché à mes seins et mes suites de couches. La baisse de libido brutale est paraît-il normale, mais elle n’en est pas moins frustrante. Et pendant ce temps-là, Miyabi, elle, est là, plus belle que jamais, et visiblement guérie de son traumatisme. Plus rien ne l’empêche de reconquérir Hide, à présent. Si elle le souhaite toujours, bien sûr. Mais à les voir discuter calmement tous les deux sur l’auvent, le regard tourné vers les montagnes de Takachihō... tout semblait montrer qu’elle ne dirait pas dit non.

J’ai peur de le perdre. Je le sens tellement différent… Plus lointain. Ailleurs. Et moi aussi, j’ai changé. Je ne suis plus la même.

Mais je ne dois pas penser à tout ça. Pas aujourd’hui, lors de la présentation de notre fils au sanctuaire. C’est la coutume, au Japon, de présenter le nouveau-né aux dieux locaux, une quinzaine de jours après la naissance. Même loin de chez lui, Hide n’a pas voulu y déroger.

Je n’ai pas été présenté aux dieux, m’a-t-il dit, mes parents n’en ont pas eu le temps. Pour eux, je n’existe pas. Et regarde la vie que j’ai eue.

Une vie dont il ne veut pas pour son fils.

Miyabi est là. Avec Hanako, et Mme Yasugōchi, qui est devenue leur guide spirituel. Hide se tient un peu à l’écart de la chamane. Il a sans nul doute peur qu’elle lui délivre un oracle funeste. Quant à moi, je suis devant le prêtre, portant mon enfant revêtu de brocard brodé à motif de grue. Son premier kimono. Une assistante a tracé le caractère « grand » à l’encore rouge sur son front. Il parait que dans la tradition, on traçait « chien » pour tromper la jalousie des dieux, mais ces superstitions n’ont plus cours.

— Comment s’appelle-t-il ? demande le prêtre, souriant pour la première fois depuis le début de la cérémonie.

À côté de moi, Hide relève ses yeux noirs sur lui. Son sourire est sauvage, féroce.

— Taichi, dit-il fièrement.

Le petit Kuma, protégé par l’ours, n’est plus. Place à Taichi, le fils de l’ex-yakuza.


*


— Comment ça se passe, avec ton mari ? me demande la fille de Yasugōchi après le repas de fête, alors que je l’aide à ranger et laver les assiettes.

— Comment ça ?

Elle se tourne vers moi.

— Au lit, assène-t-elle en lissant ses mains sur son tablier.

Je la fixe en silence.

— Excuse-moi, je ne suis pas sûre de comprendre. Est-ce que tu parles de…

— Désolée, je suis franche, coupe-t-elle. Comme ma mère. C’est ce que la fréquentation des kami nous as appris. Ils parlent sans détour, et attendent la même chose de nous.

J’attends la suite, non sans une certaine appréhension.

— Ton mari vient de sortir de prison, dans laquelle il est resté presque une année. Il a frôlé la mort, et on dit qu’avec l’enfermement, l’appel du juge des Enfers stimule chez les hommes l’appétit sexuel. J’imagine qu’il a hâte de retrouver les bras de sa femme.

— Je viens d’accoucher, répliqué-je avec une pointe d’agressivité. Et il le comprend très bien.

— Peut-être… Mais ce n’est qu’un homme. Et il y a une autre femme. Qui lui a appartenu, autrefois.

Ma réponse fuse comme la lave.

— Jamais Miyako ne laissera un homme la toucher. Même lui.

— Fais attention. Vous avez été séparés longtemps… Vous devez vous reconquérir, tous les deux. Réapprendre à vous connaître. Ne le laisse pas se détourner de toi, être séduit par les attraits d’une autre femme.

— Hide n’est pas comme ça, bégayé-je. Il est capable de se contrôler. Il a des principes.

Mais elle avait réveillé ma pire peur.

— Alors fais en sorte de le garder. Trouve un moyen.

Une voix en moi hurle de lui dire de se mêler de ses affaires, de lui donner une leçon de féminisme : depuis quand les femmes qui viennent d’accoucher doivent se hâter de redevenir sexuellement disponibles pour leur mari, afin d’éviter qu’il n’aille voir ailleurs ? On est où, là ? Mais je sais aussi qu’elle a raison. Avec Hide, on vient de vivre notre plus grande crise, et elle est loin d’être finie. Il va devoir s’adapter à une nouvelle vie, et moi aussi. La situation était critique : il fallait que je réussisse à négocier ce virage, en évitant la casse.


*


— Tu ne viens pas te coucher ?

— Je finis ça et j’arrive.

Hide est assis devant la petite table chauffante, ses lunettes sur le nez, en train d’étudier le bilan comptable du restaurant qu’il veut reprendre. Une idée de Hanako : que son père rachète – et gère – un restaurant de nouilles chinoises à la mode Hakata. « Tu pourras y travailler, quand tu seras moins accaparée par le bébé », m’a-t-elle-même suggéré. Super. Devenir serveuse dans un resto… ça fait un peu retour à la case départ, à l’époque où j’ai rencontré Hide. Case prison, rendez toutes vos cartes et relancez les dés. À la différence près qu’on est lestés d’un bébé, et que Hide va devoir faire aussi le cuisinier : je ne sais pas faire les ramen. Du moins, dans un premier temps.

Je soupire et regarde le plafond. Taichi dort enfin, mais je sais que ce n’est qu’un court répit. Il tète toutes les deux heures. Mes seins me font mal constamment, et la dernière chose dont j’ai envie, c’est qu’un homme les touche, ou de sentir un truc plus bas. Mais il faut que je soulage le désir de Hide. J’ai décidé de lui donner du plaisir autrement. Sauf qu’il ne vient pas se coucher.

Et finalement, au moment où il repose enfin ses foutus papiers… Taichi se met à pleurer.

Je gémis.

Et c’est reparti.

— Bouge pas, murmure Hide. Je m’occupe de lui.

— Il a faim…

— Je peux lui donner un biberon. T’as qu’à dormir.

— Non, amène-le.

J’ai l’impression d’être une mauvaise mère, lassée par ces attentions constantes que je dois lui prodiguer. Et une mauvaise épouse, aussi, incapable de donner du plaisir à son mari qui vient de sortir de taule. Mais Hide ne se plaint jamais. S’il le faisait, de toute façon, je crois que je le tuerai.

Il finit par se coucher avec moi, après avoir amené notre fils et arrangé les coussins pour que je puisse m’installer. À moitié endormie, les cheveux défaits et sans maquillage depuis quinze jours, alors qu’un nourrisson me suce la mamelle, je me sens affreuse. Mais Hide me fixe en silence, impitoyable.

— Ne me regarde pas, le supplié-je.

La vitesse avec laquelle il tourne la tête me broie le cœur. Lui aussi, il doit me trouver affreuse.

Après avoir malaxé mon bout de sein endolori pendant une bonne vingtaine de minutes, Taichi s’endort enfin. Hide le prend délicatement entre ses bras, et le pose contre lui.

— Dors, m’ordonne-t-il. J’ai encore du travail. Je vais m’occuper de lui d’ici là.

Je n’ai plus le courage de me montrer désirante, ou désirable. Tout ce que je veux, c’est dormir. Alors, pleine de reconnaissance envers mon mari, je bafouille une phrase indistincte… et m’endors aussitôt.


*


Les gazouillis des oiseaux sous l’auvent me réveille. Combien de temps j’ai dormi ? Puis j’entends le rire de Miyako, et les pleurs de mon bébé, aussitôt calmés par la voix apaisante de l’ex de Hide. Sa voix à lui aussi, grave et rassurante. Je me lève immédiatement. Il faut que je prenne le relais… et vienne interrompre ce petit moment de communion entre les deux, qui se passe, en plus, autour de mon fils.

Après m’être recomposé une tête présentable – ce qui est dur en ce moment -, je les trouve tous les trois sous l’auvent. En me voyant, le sourire de mon mari s’évanouit, et il retrouve sa face sérieuse.

— Je te passe le relais. Je dois aller en ville, voir le restaurant.

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Non, je préfère que tu restes ici. Miya va m’accompagner : elle connait bien le vendeur : c’est un fidèle de Yasugōchi Wasan.

Mon ventre se tord de jalousie, comme un serpent pas content.

Mayday. Mayday. Le crash est proche…

— Je viens avec vous, insisté-je, butée.

Hide me lance un regard autoritaire.

— Faut que quelqu’un s’occupe de Taichi. Hanako n’est pas là. Et Miyako doit me servir d’intermédiaire : le type ne me connait pas.

— Tu peux bien te passer d’intermédiaire… Il sait qui tu es, si Wasan a parlé de toi.

— Pas dans ce pays, me répond Hide d’un ton tranchant. C’est comme ça que les affaires se passent, ici.

Je sais qu’il a raison. L’intermédiaire, c’est la base de toute nouvelle rencontre, au Japon. A fortiori quand il s’agit d’une affaire importante, qui implique une transaction.

Il va donc aller en ville. Seul avec Miyako. Je les imagine déjà aller au resto, plaisanter sur le bon vieux temps, puis se payer un love-hotel quelque part et baiser furieusement. Sans vraiment me cacher, je scanne la tenue de Miyako. Elle porte une longue jupe porte-feuille et un simple T-shirt noir sous un caraco, mais sur elle, un bleu de travail serait sexy. De nouveau, le poison acide de la jalousie me ronge les entrailles. Elle est si fine, si féminine, avec sa peau parfaite, ses longs cheveux noirs… Je perds les miens par touffes, depuis mon accouchement. Et mon corps ressemble à celui d’une de ces déesses de la fertilité dont on a retrouvé les statues rebondies dans le sol de la grotte de Lascaux.

Ne lui donne pas le mauvais œil, décidé-je en tournant mon regard venimeux ailleurs. Elle n’aime plus les hommes, et Hide t’aime, toi.

Mais il a une bite et des couilles. Et le cul de Miyako doit lui sembler sacrément appétissant, à côté de son ventre délabré, de tes seins déformés et de tes cuisses fermées.

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