Hide : tentations

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Ça m’a fait chier de devoir écarter Lola. Mais je préfère la savoir en sécurité à la maison avec Taichi. Je ne sais pas encore si cette ville est vraiment safe. La présence de deux clans yakuzas ne me dit rien qui vaille. Et je n’ai pas encore rencontré ce propriétaire de restaurant, ni les chefs des associations de quartier à qui il a parlé de me présenter, au cas où j’achèterais effectivement son commerce.

Mais le type paraît correct. C’est un ancien chauffeur de taxi de Fukuoka, qui a économisé pendant vingt ans pour pouvoir revenir dans son quartier d’origine et ouvrir ce restaurant. Maintenant, il veut partir à la retraire. Dit qu’il n’a plus les reins assez solides pour « gérer tout ça ». L’expression me fait tiquer : je lui demande plus de précisions.

— Oh, bah, vous savez bien. Les rapports avec les syndicats de quartier, les clients, tout ça.

— Quel genre de syndicats ?

Le type se gratte l’oreille, jette un petit regard vers la porte de son resto. Puis avec son index, il fait le signe sur sa joue, celui d’une lame de couteau.

— Ces types là… Ceci dit sans vouloir vous offenser.

Moi aussi, j’ai une cicatrice. Et peut-être le même genre de dégaine que « ces types-là ».

— Y a pas de mal. Pour vous dire la vérité, j’ai été dans un de ces syndicats. Mais c’est fini tout ça. Je me suis rangé.

L’homme soupire.

Yare yare[1]. Je le savais… Yasugōchi-sensei me l’a plus ou moins fait comprendre. Elle pense que vous êtes l’homme de la situation, et je suis d’accord avec elle : seul un ancien yasan peut gérer ces « types-là ».

— Je vais devoir décliner, alors. Je ne veux plus rien avoir à faire avec eux.

— Oh, mais ils ne vous embêteront pas. Ils viendront juste vous voir, et peut-être vous demander si vous voulez adhérer à leur syndicat de propriétaires de commerces. Rien de bien méchant. Avec les nouvelles lois anti-gang, vous pourrez refuser facilement.

— Mhm.

Je n’avais pas prévu ça. Mais on est à la campagne, ici. Les vieilles associations de quartier ont encore du pouvoir. Il va falloir montrer patte blanche… sans griller ma couverture. De toute façon, ces types doivent déjà savoir que je suis là. Les nouvelles vont vite, dans ces villes de province.

— Alors, vous le prenez ?

— Laissez-moi réfléchir encore cinq minutes.

— Prenez votre temps, me sourit le type.

Je sors dans la rue me griller une clope. Le quartier est l’un de ces petits dédales où on peut à peine se croiser, avec l’obligation de se baisser sous les lampions dans les allées. Mais la mer est à deux pas, et avec elle, le cri des mouettes et le chant du ressac. Un sanctuaire domine le quartier, avancé sur un piton rocheux qui surplombe le Pacifique. La vue est magnifique, le lieu paisible. Un emplacement idéal, plutôt bien fréquenté.

Miyako me rejoint. Si discrète que c’est à peine si je l’entends arriver.

— Tu te vois finir ta vie ici ? me demande-t-elle en s’accoudant sur la balustrade à côté de moi.

Je lui jette un regard oblique, puis retourne sur la mer.

— Non. Mais ça peut être un bon refuge temporaire. Le temps que Taichi grandisse un peu, et que je trouve un nouveau plan d’attaque.

— Tu comptes retourner dans cet enfer de chiens enragés ?

Je tire une latte sur ma clope.

— Je suis moi-même un chien enragé. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir, dans le rôle du gentil toutou à collier.

— Mais tu as un enfant, maintenant. Une femme.

— Deux enfants, rectifié-je. C’est aussi pour Hanako, que je fais ça.

Miyako pose sa main blanche sur mon avant-bras.

— Merci…

— C’est ma fille. Je n’allais pas l’abandonner. Déjà que c’est plus ou moins ce que j’ai fait…

— Je ne parlais pas de ça. Merci de nous permettre de vivre avec toi… C’était généreux. Très généreux.

Je me retourne, lui fais face. Je ne voulais pas avoir cette discussion avec elle, et je n’en ai toujours pas envie. Mais j’ai l’impression que c’est le moment.

— Je voudrais clarifier mes intentions envers toi, Miya. J’ai du respect pour toi, beaucoup de tendresse. Je te protégerai quoiqu’il arrive. Mais j’aime Lola. Je ne sais pas si tu comprends.

Elle me regarde, un étrange sourire sur le visage. Avec la lumière qui se répercute sur la mer et vient danser dans ses cheveux, j’ai l’impression de retrouver la Miyako du passé, celle d’avant toute cette merde. Cette impression me trouble. J’aime pas trop ça.

— Tu te souviens de ce week-end qu’on a passé à Hayama ? demande-t-elle dans un éclat de dents blanches.

— Je m’en souviens, oui.

On avait passé trois jours à faire l’amour, entre deux baignades dans la mer. À l’époque, je n’avais pas assez d’argent pour l’hôtel. On campait sur la plage. Un truc impossible aujourd’hui.

— Je garde ces souvenirs dans mon cœur, me dit Miyako. Je suis encore amoureuse de l’homme avec qui j’étais en ce temps-là. Je revis ces scènes quotidiennement, depuis des années.

— Miya…

— Mais je ne suis plus la même femme, dit-elle en relevant ses yeux noisette sur moi. Et la nouvelle femme que je suis ne veut pas d’homme dans sa vie. Plus jamais. Tu comprends ça ?

Je soupire, presque soulagé. Je lui prends la main, cette main qui est toujours sur mon bras. La serre dans mon poing.

— Oui.

— Je suis heureuse que tu sois avec Lola. Que tu connaisses l’amour à nouveau, après tout ce qui s’est passé. Mais moi… Je suis partie de l’autre-côté, Hidekazu. C’est terminé.

Entendre ça me fait mal. Pas le fait qu’elle soutienne mon couple avec Lola, non, cela j’en suis heureux, et rassuré. Mais le fait que pour elle, il n’y ait plus aucune place pour l’amour, un autre homme. Qu’il ne reste plus que des souvenirs.

— Je regrette de ne pas t’avoir suivie de l’autre-côté, murmuré-je. De t’avoir abandonné cette nuit-là. Si tu savais comment je m’en veux… Tout est de ma faute. Tout.

— Ce qui est fait est fait. Et tu n’y es pour rien. Tu es un homme merveilleux, et je suis heureuse qu’une autre femme en profite. Elle est extraordinaire, tu sais. Et elle t’aime.

— Je sais. Je l’aime aussi.

— Alors, fais ce qui faut. Achète ce restaurant, si tu penses que c’est le mieux pour l’instant. On t’aidera, Hana et moi.

Je sens l’émotion déborder. Peu de gens m’ont vu craquer, et Miya est de ceux-là. Mais je me contente de déposer un baiser sur son front. En vérité, j’ai envie de me jeter à ses pieds, et de la supplier encore de me pardonner. C’est elle qui a payé pour moi, finalement.

— Merci.

— Merci à toi, souffle-t-elle en retour.

*

Une fois de retour à la maison, je trouve Lola assise sur l’auvent, emmitouflée dans un plaid, face au jardin. En voyant ses yeux rougis, je devine qu’elle a pleuré. Cette vue me chavire. Constater qu’elle a pleuré réveille mes instincts protecteurs, mais ça me fait surtout mal au cœur. Elle ne va pas bien.

— Alors ? Tu as signé ? dit-elle en relevant la tête vers moi.

Je remarque tout de suite le sourire qu’elle s’est composé. Il est factice.

— C’est fait.

— Tu avais assez d’argent ?

— Tu sais bien que oui.

Masa m’a laissé une valise de cash la dernière fois. J’en ai caché une partie, l’autre me sert pour nos dépenses courantes. Quant au resto, je l’ai acheté avec une somme d’urgence qu’il me restait d’un compte à Hawaï. On peut continuer à vivre confortablement pour un moment, mais ça ne va pas durer, surtout qu’on ne peut pas tout payer en liquide.

Je ne sais pas comment aider Lola sans paraître intrusif. Alors, je dépose mon sac de courses à ses pieds.

— Je t’ai acheté des oranges et des mandarines. T’as dit que t’en voulais.

— Oh, merci…

Elle se frotte les yeux. J’en profite pour amener le sujet sur le tapis.

— Tu as pleuré.

— C’est la fatigue.

— Et Taichi ?

— Il dort… Enfin. La voisine est passé s’occuper de lui, cet après-midi.

— La voisine ? Quelle voisine ?

— La fille de Mme Yasugōchi.

Justement, elle arrive dans mon dos.

— Ça ira mieux dans quelques semaines, prophétise-t-elle, notre fils dans les bras. C’est toujours dur, les premiers temps. Il faut s’habituer au nouveau rythme de vie.

Je sors un billet de dix mille yens de ma poche.

— Merci pour votre aide.

— Oh, c’est avec plaisir, répond-elle en me regardant bizarrement. Rangez ça, voyons… Je fais ça de bon cœur.

Lola est rouge comme une pivoine. Elle me fait un signe, embarrassée. Je reprends le billet.

— Excusez-moi. Je ne voulais pas vous insulter.

Ses joues se plissent.

— Mais il n’y a pas de mal…

Ces vieux réflexes de yakuza, il faut que je les oublie, si je veux passer pour un katagi.

*

Ce soir, c’est Hanako qui fait la bouffe. En attendant le repas, je prends un bain. La salle d’eau est ancienne, avec une fenêtre à clairevoie qui donne sur le jardin. Le genre d’endroit qui grouille de moustiques l’été. Mais je dois reconnaître que c’est plutôt agréable, d’avoir sur cette vue sur la verdure pendant le bain, avec les montagnes embrumées en contre fond. C’est une belle région.

Je pourrais me plaire ici, finalement. Tant que je suis avec Lola… tout me va.

Il y a quelqu’un dehors. Je le sens immédiatement. Mes doigts attrapent le couteau de combat que m’a laissé Masa. On n’est jamais trop prudent. A priori, personne ne sait que je suis vivant, et le Yamaguchi-gumi croit Lola repartie en France. C’est la rumeur que Masa a fait courir partout dans le milieu. Mais on ne sait jamais…

La silhouette d’une femme apparait soudain devant la clairevoie. La fille de notre logeuse. Les lattes de bois sont ainsi positionnées que je peux la deviner, mais pas elle. Qu’est-ce qu’elle fout dans notre jardin, putain ? Elle est rentré chez elle tout à l’heure.

— Vous avez besoin de quelque chose, Kazuhisa-san ?

Kazuhisa-san. C’est moi. J’ai encore du mal à m’habituer à ce prénom. Mais aussi au manque d’intimité qu’on a dans cette maison. C’est un mode de vie campagnard, traditionnel, où les voisins sont très présents. Cela devrait me paraître chaleureux, mais après la taule, j’ai surtout envie qu’on nous foute la paix, à moi et ma famille.

— Non, tout va bien, merci.

— N’hésitez pas. Ma maison est juste à côté.

— Merci bien.

Je l’entends repartir. Un peu intrusif, comme visite… même si on partage une partie de jardin. Je l’ai déjà vu arracher les mauvaises herbes ou tailler les arbres vers chez nous, une fois ou deux. Et j’aime pas trop ça. Dès qu’on aura un peu d’argent, je chercherai une nouvelle maison. Je ne veux rien devoir à personne. Surtout pas à Miyako et à cette femme qui lui a sauvé la vie.

Miyako. Je ne sais pas quoi penser d’elle. Est-ce qu’elle est vraiment guérie ? Rien n’est moins sûr. Mais le fait qu’elle ait évoqué ces souvenirs avec moi…

La porte de la salle coulisse sur ses rails. J’étais pourtant sûr de l’avoir fermée.

Cette fois, je me lève. Le couteau à la main. Et j’ouvre la porte.

La femme de tout à l’heure pousse un petit cri, la main devant la bouche. Son dos heurte la cloison qu’elle vient de refermer.

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Ma remarque ressemble à un aboiement. Mais elle m’a surpris.

— Je… je voulais être sûre que vous ne manquiez de rien…

— Je vous ai déjà dit que ça allait, réponds-je froidement.

J’ai envie qu’elle comprenne. Elle n’a pas à venir ici sans prévenir.

— Je vous ai remis un nouveau paquet de lessive…

Je jette un œil sur ce qu’elle vient de poser sur la machine à laver.

— J’en ai acheté tout à l’heure. Inutile de vous déranger.

— C’est vous qui faites les courses ?

— En attendant que ma femme soit un peu plus libre et en forme pour sortir, oui.

— C’est vrai que votre épouse est bien occupée, avec son petit bébé, répond-elle en écartant le col de son kimono de travail. Cela ne vous pèse pas trop ?

C’est là que je remarque qu’elle est en yukata de sortie de bain, et que ses joues sont rouges. Je n’avais jamais vraiment fait attention à cette femme. Je discerne une goutte de sueur qui coule le long de sa tempe pâle, trop maquillée. Elle dissimule quelque chose.

Je l’attrape par le col, plutôt brutalement.

— Qui vous envoie ? Pour qui vous travaillez ?

— Pe… personne ! proteste-elle.

Elle est tout près de moi. Sa respiration se fait lourde, et elle pose une main hésitante sur mon torse.

— Je voulais juste m’assurer que tout allait bien. Je me disais que je pouvais vous être d’une aide quelconque, avec votre femme si occupée…

Elle lorgne ostensiblement sur ma bite. Tout d’un coup, je comprends ses intentions. Je la lâche.

— J’aime ma femme. Et je n’ai de désir que pour elle.

— Bien sûr. Mais un homme a des besoins, surtout un homme comme vous, si… (Elle cherche ses mots.) Impressionnant. Si vous ne voulez pas la tromper, je peux vous soulager avec ma bouche. Ou ma main.

Qu’est-ce que cette nana s’imagine ? Que je vais laisser une inconnue me branler, me sucer, tout ça parce que Lola n’est pas dispo en ce moment ? Elle m’a pris pour un chien, un type sans honneur, qui ne sait pas se tenir ? Je lui réponds le plus froidement possible :

Non.

Et pourtant, elle insiste.

— Si vous changez d’avis, vous savez où me trouver.

— Je ne changerai pas d’avis. Et je vous saurais gré de ne pas revenir chez nous sans y être invitée. Ça pourrait être dangereux.

Je pose le couteau sur la machine, ostensiblement. Cette femme sait que je suis un yakuza. Un meurtrier. Et pourtant, elle vient tortiller des fesses ici, à quelques mètres seulement de ma femme et de mon gosse, alors que je prends mon bain. Comme un assassin, un ennemi. Elle a eu de la chance que je ne la plante pas.

— J’ai compris, murmure-t-elle avec un salut rapide de la tête. Je ne vous importunerai plus.

Je referme la porte derrière elle, et la bloque avec un taquet de bois.

Dès demain, je me mets en recherche d’une maison.

[1] Ouf, tant mieux.

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