Lola : comme une louve

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Hide a compris que j’avais pleuré. Je ne voulais pas qu’il le voit. Je veux qu’il pense que je suis heureuse, heureuse de l’avoir retrouvé, d’avoir mis au monde son enfant. Alors, pourquoi est-ce que je suis aussi mal ?

Je te sens loin de moi.

Cette longue année nous a séparé. On a échappé à tous les obstacles, déjoué tous les pièges, évité les écueils. Sauf celui-là. La prison n’a pas seulement transformé Hide, elle m’a changé, moi. Et je ne parle même pas du post-partum.

Je me sens seule. Abandonnée de tous. J’ai l’impression que Hide va partir, qu’il va me laisser. Quand je le vois rire et plaisanter avec sa fille, avec Miyako… De temps, je sens son regard sur moi. Ses yeux d’obsidienne aux longs cils noirs. J’ai envie de lui crier que même si mon corps est brisé, monopolisé par le bébé, je suis toujours cette femme qu’il a tant désirée. Que je le désire encore, moi. Mais que mon ventre est en jachère, comme la terre. Qu’il se repose.

À la fin de repas, je repars m’isoler sur l’auvent. Hanako s’amuse à porter Taichi, essaie de le faire rire, ce qu’il ne peut pas encore faire : il n’a que quelques semaines. Hide boit son whisky, servi par Miyako, devant qui j’ai décidé de m’effacer. Je ne peux pas la combattre. Je ne l’ai jamais pu. Puis Hanako me crie qu’elle va coucher Taichi, et Miyako se retire silencieusement, pour peindre dans son atelier. Il ne reste que Hide et moi.

Ce dernier, soudain, est prêt au combat. Frontal, comme à son habitude.

— Parle-moi, assène-t-il soudain.

De quoi ? Je ne peux pas lui dire. Et je ne suis pas prête à constater son regard désolé, lorsque je l’aurais mis devant la vérité.

Mais il ne lâche pas l’affaire. Pose son verre d’un coup décidé, traverse la pièce en trois grandes enjambées.

Je me remets difficilement de l’accouchement, mais lui, il a complètement guéri de la prison. Son bras est déjà réparé. Son corps a repris de la masse, sa musculature, leurs lignes sèches et puissantes. Je sais qu’il fait des pompes et des tractions tous les jours, comme avant. Il n’est pas comme moi. Il ne se laisse pas abattre.

— Lola, ordonne-t-il en s’accroupissant devant ma silhouette prostrée. Dis-moi ce qu’il y a.

J’essaie de me retenir. Mais c’est plus fort que moi. Je fonds en larmes.

Dans le fond, je vois Hanako qui revient dans le salon. Son père, d’un seul coup d’œil, lui fait signe de vider les lieux. Elle obtempère sans moufter. Je dois offrir un tableau bien pathétique…

De nouveau, mon mari tourne un visage concerné vers moi.

Je m’attendais à ce que Hide soit encore plus dégoûté en me voyant craquer comme ça. Je sais qu’il déteste la faiblesse. Mais à ma grande surprise, il m’enlace, me prend dans ses bras.

— Lola, murmure-t-il. Je suis là.

Je m’accroche à lui comme à une bouée de sauvetage. Son contact m’a tant manqué… Je n’avais pas réalisé comme j’en avais besoin.

— Je pensais que tu ne voulais plus me toucher… Après avoir vu tout ça, dans la grotte à Hokkaidō. Et me voir dans cet état-là.

Déchirée en deux parties distinctes. Une mère pas encore tout à fait maternante, plus une femme. Mais c’est la première fois que je parle de cet épisode qui nous a vu nous retrouver, que je mets des mots dessus. Et je réalise que je ne peux plus fermer les vannes. Il fallait que je dise tout ça à Hide, même si je m’étais jurée de ne pas le faire.

— C’est faux, grogne-t-il, comme un loup qui tance ses petits. Je t’aime. Mais je sais que les femmes ont besoin de temps après une expérience comme celle-là. Je te le donne, je te laisse ton espace. C’est tout.

Les femmes. Ces êtres mystérieux, si capricieux. Entourées de tabous bizarres, d’envies et de dégoûts, comme la déesse de l’océan qui a montré ses dents de requin à son époux lorsqu’il s’est approché pour l’aider lors de son accouchement, pour mieux lui reprocher sa fuite après. J’ai encore Toyotama-hime en moi, je suis encore possédée par la déesse. Pour combien de temps ? Je voudrais juste redevenir moi-même. Profiter du retour de mon mari, ne pas le perdre au profit d’une autre, plus belle, plus disponible.

— Est-ce que… est-ce que tu as couché avec Miyako, là-bas, à Saito ?

À travers mes larmes, je le vois hausser les sourcils.

— Miyako ? Non… Pourquoi je coucherai avec une autre femme ?

— Parce que tu as passé presque un an en prison, et qu’à la sortie, la première chose que font les yakuzas est de baiser une prostituée. C’est toi-même qui me l’a dit, Hide.

À cette époque, il ne pensait sûrement pas retourner en taule… ça me paraît une éternité.

— Je ne suis plus un yakuza, réplique-t-il. Et je suis un homme marié.

Non. Tu seras toujours un yakuza. Tu as cette culture en toi.

— Plein de yakuzas sont mariés. Ça ne les empêche pas de tromper leur femme.

Hide soupire. Il se détache de moi, et cherche mon regard, les mains sur mes épaules.

— Lola. Combien de fois vais-je devoir te le dire… Il n’y a qu’une femme que je désire. Toi.

— Même comme ça ?

— Comme quoi ?

— Avec ces seins énormes, gonflés de lait, ce ventre flasque et déchiré…

Pour la première fois depuis des semaines, il me sourit, de ce même sourire que je ne l’ai vu offrir qu’à Taichi.

— Lola. Tu ne te rends pas compte…

— De quoi ? demandé-je en levant des yeux pleins d’espoir vers lui.

— Qu’à mes yeux, tu es plus belle, plus désirable que jamais.

D’autorité, il me serre contre lui. Pose sa bouche sur la mienne. Sa main soutient ma nuque, puissante, forte, alors que sa langue s’impose en moi. Son baiser, à la fois sensuel, lent, doux et brutal, reflet de son assurance et de la certitude de son amour, réveille quelque chose en moi. Le feu déferle dans mes veines, jusque dans mes moindres cellules, électrisant mes terminaisons nerveuses. Je sens mon ventre se contracter, mes pointes de seins me lancer. J’ai envie de lui. De le sentir en moi à nouveau, d’éprouver cette communion des sens. Comme une possédée, j’attrape son poignet, pose sa main sur mon sein. Il le caresse doucement, puis, très vite, le malaxe sans ménagement. J’ai envie de hurler, de me mettre à quatre pattes, de lui dire de me prendre comme une louve en chaleur. Mais Hide m’a saisi dans ses bras puissants, collant mon dos contre son torse dur. Sa main glisse entre mes cuisses, se faufilant entre mon jogging et le coton de ma culotte – rien à voir avec les sous-vêtements transparents que je portais à l’époque. De pudeur, et un peu de peur, aussi, je referme les cuisses. Mais il me rassure. Sa main ne descend pas plus bas. Elle s’arrête sur mon pubis, et son auriculaire, long et agile, commence à caresser mon clitoris, avec la dextérité héritée de sa connaissance de mon corps. Il cale son rythme sur le mien, alors que je l’accompagne des hanches. Je me sens défaillir. Renverse ma tête dans le creux de son épaule. Le laisse me caresser d’une main, couvrir mon cou de baisers, de morsures, me pincer les seins. Un peu de lait coule entre ses doigts, mais il ne s’en préoccupe pas. Et je jouis comme ça, si fort que ça fait me crier.

Je ne crois pas que je puisse l’aimer plus. Mais qu’il soit si parfait, et moi si imparfaite… Je trouve ça injuste, en un sens.

Hide me retourne contre lui, se cale contre le pilier de l’auvent. Je rencontre ses yeux noirs, plus brillants, étincelants que les étoiles au-dessus de nous. Il a de nouveau cette lueur au fond, que je ne lui avais plus vue depuis des mois.

— C’est qu’un acompte, me murmure-t-il. Je te baiserai plus tard, quand ce sera le moment, et tu crieras plus fort. Tu regretteras d’avoir imaginé que je pouvais me passer de toi, Lola.

L’orgasme a détendu mes muscles internes, ces organes malmenés par l’accouchement. Il a aussi dissipé la boule que j’avais dans la poitrine, juste sous les côtes. Hide me caresse les cheveux, m’embrasse à nouveau. Puis il se lève et me tend son téléphone, sur lequel il a pianoté au préalable.

— Ta mère, ordonne-t-il. Appelle-là.

Je le regarde, surprise de cette sortie soudaine.

— Ma mère ?

Qu’est-ce qu’elle vient faire là ? Surtout après cette étreinte, dont je ressens encore les échos…

— Tu ne l’a pas appelée depuis la naissance de Taichi, tu t’es contenté d’un mail. Je pense que t’as besoin de lui parler.

Il a raison. Il s’est passé trop de choses, puis la fatigue a pris le relais, mon nouveau quotidien. Je sens la gratitude faire déborder mon cœur. Hide… Il pense à tout. Il a tout de suite compris que j’avais besoin de parler à ma mère de cet énorme bouleversement.

— Ça m’étonnerait que ton téléphone soit sur écoute, et encore moins que les flics aient un interprète francophone, lance-t-il en se servant un nouveau whisky. Mais évite de dire où on est. On ne sait jamais.

On ne sait jamais. Sa phrase préférée, en ce moment… Je souris. Impossible d’oublier d’où il vient.

Alors, je hoche la tête. Et, en entendant la voix de ma mère répondre au téléphone, tout mon mal être s’envole.

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