Hide : rage
Lola va mieux. La voir reprendre confiance, apprivoiser son nouveau rôle de mère, rire et nourrir notre enfant, qui grandit de jour en jour : cette seule vision suffit à faire mon bonheur. Qu’est-ce que je peux obtenir de plus, franchement ? Les personnes qui comptent le plus pour moi sont réunies ici, autour de moi. Je pourvois à leurs besoins. Pas de menaces, de crimes, d’affaires louches, de passages à tabac, de sang et de sueur. Est-ce que j’ai déjà été si heureux ?
Je me fais à cette nouvelle vie. La vie d’un katagi, un citoyen ordinaire. D’un père de famille qui rentre le soir après une honnête journée de travail et s’écroule dans son futon aussitôt après avoir mangé. Le seul bémol, finalement, c’était la présence des clans Oryū-kai et Sanryū-kai. Je vois parfois leurs hommes en ville. Ça se reconnait du premier coup d’œil, un yakuza. Surtout en province. Ces types-là sont encore dans le vieux modèle de société : ils ne font rien pour se cacher. Mais pour moi, c’est fini, ce monde-là. Terminé. Ōkami Hidekazu, perdu dans l’enfer des démons combattants, est mort. Moi, je suis Hokazono Kazuhisa, honnête restaurateur.
*
La sonnette retentit. Un nouveau client vient d’entrer. Je lui jette un rapide coup d’œil et l’identifie immédiatement : ce type, avec ses cheveux gominés, sa grosse gourmette en or et ses lunettes de soleil, est un voyou local. Il porte une chemise de travail aux imprimés voyants, le genre de truc que Yama-chan qualifiait de « mauvais goût ». Tout de suite, les gens s’écartent pour lui laisser une place sur le comptoir.
— Un bol de nouilles au porc à la mode de Hakata, pas trop dur, ordonne-t-il avec un air suffisant, en aplatissant un billet de mille yens sur le comptoir.
Je me dis tout de suite que je ne veux pas de ce client qui se prend pour un grand seigneur chez moi.
— Je ne prends pas la monnaie au comptoir, lui expliqué-je avec un rapide coup d’œil. Il faut acheter un ticket à la machine là-bas.
Je la lui montre d’un geste du menton, les deux mains occupées. Il le prend mal. Les règles sont pourtant claires.
— Oh, tu me parles meilleur ?! beugle-t-il, les yeux exorbités.
Il me fait le coup du mec hors de lui. Ce genre de numéro marche peut-être ici, à la campagne. À Shinjuku, ça lui aurait valu une latte dans la gueule, voire un coup de surin.
Mais faut que je calme le jeu. Plus vite il sera reparti, mieux ça vaudra.
— Je n’ai pas voulu me montrer insultant. Je disais juste que les nouilles s’achètent à la machine : je peux pas manipuler d’argent avec mes gants. C’est écrit là.
Je lui montre le papier et retourne à mes nouilles. Il récupère son bifton sale, se lève en soufflant et fait sa commande à la machine. Puis il revient en roulant des mécaniques, et claque le ticket sous mon nez. Un gros bol de nouilles au porc… ça lui va bien.
— C’est bien la première fois que je vois un type avec une tête de truand faire la bouffe, ricane-t-il avec un mauvais sourire.
Je ne réponds pas à sa provocation. Mais en posant le bol que je viens de préparer sur le comptoir, je m’aperçois que les clients ont l’air inquiets. Trois d’entre eux se lèvent et partent sans même finir leur soupe. Ça, c’est des clients qui ne reviendront plus.
— Qu’est-ce qu’un edokko comme toi vient faire ici ? C’est ce que je suis venu tirer au clair ! clame le type en sortant un paquet de Lucky de sa poche de chemise.
Il s’en allume une, juste sous ma gueule. Là par contre…
— Désolé, mais c’est un restaurant non-fumeur, ici, lui dis-je en relevant les yeux de mon minuteur.
Ses pâtes sont bientôt prêtes. Mais avec sa clope, ce mafieux au rabais va en gâcher le goût.
— Mais tu te fous de ma gueule, en plus ? s’excite-t-il. Tu ne manques pas d’air, dis donc ! Et t’as toujours pas répondu à ma question. Tu sais qui je suis, au moins ?
Je lui prends sa clope du bec et la jette dans l’évier.
— Nan. Mais on ne fume pas dans mon restaurant. C’est marqué à l’entrée, ça aussi. Les pâtes sont bientôt cuites.
Le type me regarde, les yeux écarquillés, la bouche ouverte. Deux clients s’empressent de quitter le resto.
— Putain... Mais t’en tiens une sacrée couche, toi !
Je lui pose son bol sur le bar.
— Dépêche-toi de bouffer. Ensuite, tire-toi de mon resto. Tu fais fuir mes clients.
Il me regarde encore, éberlué. Je suis peut-être allé trop loin... Lentement, avec un rictus fou, il prend le bol et le retourne : la soupe, les pâtes, tout coule sur le bois de cyprès neuf du bar.
Oui, je suis allé trop loin. Mais toi aussi mon gars.
— Enfoiré de merde ! hurle-t-il en frappant son poing sur la table. Je vais te faire apprendre ta leçon !
Les derniers clients qui étaient restés se lèvent et vident les lieux précipitamment.
C’est la goutte de trop.
Je lui jette un regard mauvais.
— Dégage de mon restaurant. Je veux plus te voir ici.
Cette fois, le volume sonore de ses récriminations augmente. Il y a une réelle menace dans son ton.
— Un peu que je vais revenir ! Tous les mois, pour prélever ma dîme, comme ça se fait ici, connard d’étranger ! Et d’abord, toi et moi, on va s’expliquer !
Ce type ne veut rien comprendre.
— Je vais devoir te mettre dehors moi-même, alors.
Je vire mon tablier, le balance derrière moi. Le mec se chauffe, sautille comme un coq.
— C’est ça ! Viens prendre ta raclée, le balafré !
Il est bourré, ou trop con pour se rendre compte de ce qu’il fait. Les deux, à mon avis. De mon côté, toute la rage contenue ces derniers mois remonte. J’ai envie de me défouler sur ce type, même si c’est la dernière chose à faire.
Lorsqu’il tente de me saisir par le col de ma chemise, je vois rouge. Je chope son poignet au pass age et le lui retourne : sa tête heurte le bar mais il parvient à se dégager, plus remonté que jamais. C’est le genre de type que plus on tape, plus on énerve. Une vraie taupe enragée.
— Je vais te démonter ! hurle-t-il en sautant par-dessus le comptoir, envoyant valser une pile de bols.
Je lui colle une droite, qu’il esquive, sauf que c’était une feinte pour le cueillir sur la gauche. Il encaisse plutôt bien. Mais ses répliques partent dans le vent : je suis déjà sur le côté, mon genou armé dans son bide. Alors qu’il s’écroule sur une table, balançant tout ce qui me reste de vaisselle au sol, la binouze qu’il a bu plus tôt fuse comme un geyser, venant maculer le bar d’un gerbe jaune et puante.
Fais chier.
Je lui colle une autre baffe, furax. Ce mec est en train de détruire mon restaurant !
— Je t’ai dit de te tirer, putain ! grogné-je en le secouant comme un cocotier.
Il a pas le temps de le faire. Je m’acharne sur lui. Mon bras ne s’arrête plus. Ce n’est plus un homme que je frappe : c’est la prison, les matons, le meurtre de mon boss, les innocents massacrés, la frustration de l’échec de mon clan que je suis en train de réduire en bouillie. C’est Kiriyama, qui m’a trahi, a foutu la merde dans ma vie. Et le manque de sexe. Le désir que je ressens pour Lola sans pouvoir la toucher, la fatigue et la peine de notre nouvelle vie. L’inquiétude quant à l’avenir de mes enfants, de ma famille. Tout ça à la fois.
— A… arrête ! finit par supplier le type, le visage en sang. Pitié !
Quelque chose dans sa voix, dans son visage torturé, arrête mon poing.
Alors, dégrisé, je le relâche.
J’allais massacrer un mec pour des conneries.
— Je… Je m’excuse, bafouille-t-il. J’aurais pas dû te faire chier.
Son œil gauche a disparu sous une masse de chair rouge. Son nez n’est plus qu’une patate écrasée, et il a perdu une dent. Je l’ai pas raté.
Encore un peu, et tu le tuais, putain.
Je le redresse, tapote sa chemise, lui tend un verre d’eau.
— Tu peux marcher ?
— Ou…oui…
Je l’escorte vers la sortie. Ouvre la porte.
— Ne reviens pas.
Je le jette dehors et referme derrière lui. Quand il aura décuvé, il aura tout oublié. Tout ce qu’il restera, c’est sa gueule explosée, mais d’après ce que j’ai compris, ce type n’en est pas à sa première bagarre. C’est la petite frappe du coin. Il a trouvé à qui parler, et normalement, ça va en rester là.
Du moins, je l’espère.
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