Un thé en bonne compagnie
La femme s’apprête. Elle enrubanne les restes de ses cheveux, noircit ses cils, blanchit sa peau, lisse les plis de sa robe, puis se tourne vers le miroir pour juger de la justesse de sa figure. Le ventre rentré, le torse artistiquement tourné, les yeux plissés et la tête un peu penchée vers l’arrière, elle se convainc de sa grâce juvénile.
Satisfaite, elle passe au salon. Sa tablée l’attend. Tous sont venus pour elle et pour elle seule. Ses admirateurs, ses servants. Elle minaude, bat des cils, fait mine de rebuffer M. Théière, lui rappelle, peut-être un peu trop vertement, que s’il n’est pas capable de se conduire en gentilhomme, un autre sera ravi de prendre sa place. Pas plus tard qu’à l’instant, elle a vu Sire Borne et Lady Mouette passer devant sa fenêtre, elle est certaine qu’une invitation à sa table les comblera de joie.
M. Théière se renfrogne. La femme aurait dû davantage mesurer ses propos. Il est difficile, cependant, de se restreindre, lorsqu’elle sait qu’un sourire de sa part suffira à dissiper la mauvaise humeur de la pauvre créature. Elle se détourne donc, ménage ses effets, et flatte ses autres convives d’un trait plein d’humour.
Le reste n’est que plaisirs et discussions enlevées. La femme virevolte de conversation en conversation, partage, sans avarice aucune, ses anecdotes, quand elle n’éblouit pas son public d’une réflexion fulgurante, laquelle retombe ensuite sur la table en scintillements colorés, pour l’émerveillement de tous.
Ô, quelle joie, quelle perfection ! À tant tourbillonner, la femme s’oublie, ou présume qu’elle s’est libérée, qu’elle peut continuer ainsi à festoyer dans ce moment sublime.
Elle ne voit pas la lumière du soleil baisser, ses fils passer à travers les trous dont son refuge est perclus. Elle détourne la tête lorsque la lumière atteint le miroir, carasse les craquelures profondes, les éclats manquants, et rehausse, comme autant d’enchâssements difformes, les piqures sombres qui le strient.
L’attention de la femme refuse de quitter la table. Elle entraîne sa compagnie dans une réjouissance frénétique, un jaillissement toujours plus acharné, une course désespérée pour échapper à la lumière mourante.
Mais comme tous les soirs, cette dernière triomphe. Elle transperce M. Théière, Dame Coussin, le duc de Planche, et même la Ventrue, pourtant cachée dans un coin sombre, son foyer refroidi pour ne pas attirer sur elle l’attention de l’astre.
La femme soupire. Son maquillage a coulé en longues traînées noires sur ses joues et ses lèvres. Des mèches poisseuses dégoulinent le long de ses oreilles. Elle se sait vaincue. À gestes lents, elle dégrafe sa robe, s’en extirpe avec mille délicatesses pour ne pas agrandir les balafres de vide sur ses flancs. Elle s’en va alors la ranger dans un précieux coffre à l’abris des mites et de la marée. La femme n’a pas dit son dernier mot. Elle refuse de se rendre, de fuir, comme tous les autres l’ont fait. Son muffle se fronce. Elle grogne. Elle n’accepte ni le temps qui passe, ni ce terme de vieille qui lui colle à la peau dès que ses artifices s’achèvent. Sa colère n’a d’égal que sa détermination. Quelque part, loin, elle a enterré son nom, son passé. Elle s’est débarrassée de tout ce qui entravait son chemin vers le présent qu’elle mérite, figé dans temps comme un kyste dans la chair. Les autres peuvent se résigner, partir, accepter, l’abandonner. Elle rejette ces notions.
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