Une dent de rancune
Toutes à ces ruminations, elle s’exclame, gesticule. Elle prend le vent à témoin, les mouettes. Les ruines aussi, même si elle s’efforce de ne pas les considérer. Leur existence est une insulte à son éternité. Elles n’ont aucune considération pour sa grandeur ou ses besoins. La femme les dispute, maintenant : reproche à un mur d’avoir à nouveau perdu ses pierres, alors qu’elle s’est épuisée à le colmater il y a peu, harangue l’hôtel de ville écroulé. Quel exemple ! Quelle déchéance !
À bout de récriminations, elle cherche l’air, inspire d’un souffle sifflant. L’air pénètre en force. Il bute sur une dent. Ses racines craquent dans la gencive morte. Elles ne tenaient déjà plus, la légère secousse a suffi à les briser tout à fait. Gâtée jusqu’au cœur, la dent glisse le long de la lague noire. Elle ne tient plus que par la fine coquille d’émail qui l’entoure.
La femme la crache avant qu’elle ne passe dans la gorge. Le calot noir roule à quelques pas d’elle, sur l’ancienne rue recouverte de sable. À le voir ainsi, elle rapetisse, se tasse, laisse son ventre mou paonner vers le sol. La voilà vieille, le qualificatif qu’elle répudie sans cesse et qui sans cesse revient se coller à sa peau. Malgré tous ses efforts, malgré toute sa force pour maintenir ce qui lui revient, tout lui échappe et lui coule entre les doigts.
De ses doigts tremblants, elle ramasse son appendice brisé. Le chicot est beau comme une perle noire. Elle l’essuie, l’inspecte. L’envers révèle un trou béant, un vide ayant dévoré la dent. Que pourrait-elle bien contenir ? Une rancune, sans doute. Une rancune durable, une rancune ancrée en elle. Elle en a tant, quand bien même ils se mêlent désormais en un entrelac de mécontentement vague. Et une est désormais perdue, partie au-delà de son moment. La vieille grommelle. Elle ne peut pas laisser cela passer. Pas encore. Elle abhorre ce monde vide, abandonné. Tout s’en est allé. Les gens, les pensées, même les histoires. Elle le voit encore, superposé à ce champ de plus rien. Elle s’accroche à cette idée quand bien même l’écart entre celle-ci et le monde s’accroît chaque jour. Elle a déjà cédé sur tant. Elle n’abandonnera pas sa rancune.
La vieille se met en route, essayant de conjurer assez d’elle-même pour redevenir la femme, pour oublier ses mains tavelées et abandonner sa démarcher incertaine. Elle hume le vent marin à la recherche de cette partie d’elle perdue. Les odeurs du grand rien lui sautent à la gorge. La mer pue, un gros va et vient de merde en décomposition, toujours à l’affût d’un peu plus de terre, d’un peu de ruines à grignoter. Quant à ses alliées les mouettes, elles ne valent pas mieux. Des rats ailés et chacune porte le parfum de dix nuisible. Leurs pâtes empestent la rouille, leurs plumes la maladie, leurs yeux la haine. Même perdue, sa rancune n’ira pas dans cette direction. Reste les ruines, à l’arôme d’absence. Elle préfère quand l’ensemble exhale un entêtant bouquet de mort. Maintenant il n’y a plus rien. La ville est une carcasse vide, curée par les charognards, un coquillage parmi d’autres près à être emporté par la marée.
Cette blancheur, cette crudité, est insupportable. La vieille l’habille de son imagination. Elle la couvre comme une mère couvrirait un enfant fautif exposé aux regards. Ici, elle redresse un mur. Là, elle rappelle à elle les couleurs d’une plante, ou d’une porte bariolée. Elle pare les rues qu’elle déroule d’éclats de voix et de claquements de chaussures, convoque les odeurs plus plaisantes du pain frais, des roses accrochées aux jardinières. Un moment, elle y croit presque.
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