Magna Mater
Voici cent dix-huit ans que les Al-Lat ont débarqué sur Terre. Cent dix-huit ans d’une guerre sans répit, sans merci. Sans issue.
Cent dix-huit ans que personne n’a plus posé le pied sur ce territoire.
Svalbard.
Bienvenue en terre du Nord.
Svalbard. C’est ici, qu’à l’aube de l’apocalypse, alors que les océans noyaient les côtes ; les sécheresses décimaient les plaines et les tempêtes ravageaient les collines, que les riches et les puissants de ce monde décidèrent de bâtir la Mégalopole.
Une cité plus vaste que la France, construite sur les restes d’un archipel englouti depuis longtemps, à quelques kilomètres du Groenland. Elle abritait à elle seule plus de la moitié des huit milliards d’êtres humains. L’autre moitié ne survivait qu’à force d’opiniâtreté.
Puisque leur inconscience a balayé le concept de faune et de flore, les homo sapiens sapiens ne pouvaient plus que compter sur la science et la technologie pour subvenir à leurs besoins.
Aussi, ni Astarté, ni Asherah, ni Tanit, ni Narundi n’avaient jamais connu la moindre touffe d’herbe, bosquet ou rivière transparente. Pas en dehors d’une hydro-serre en tout cas.
Astarté dirigeait cette opération aussi délicate que suicidaire. Mais c’était son idée depuis le début. Les Al-Lat avaient atterri au centre de la Mégalopole, le O-spot, et y avaient entamé leur cycle de destruction.
Une zone maintenant conquise à l’ennemi. Il fallait que cela change.
L’état-major de la GA (Global Army) avait décidé d’amorcer la reconquista. Et cela passait inévitablement par le sabotage du centre opérationnel Al-Lat.
Seulement quand les satellites ne fonctionnent plus et que les avions se font abattre à vue, il ne reste plus qu’une solution.
Le quatuor descendit de son embarcation furtive dans un décor ravagé. Une aura tangerine pulsait à travers la nuit, terrible preuve que les flammes de la guerre s’affairaient toujours à incinérer la Mégalopole, cent dix-huit ans plus tard.
Astarté se retourna vers Narundi, laquelle consultait déjà l’holomap.
— Quelle direction ?
La jeune élite ne répondit pas tout de suite. Les formes sur sa carte représentaient les infrastructures d’un temps où la paix existait toujours. La réalité embrasée ne rendait pas l’orientation aisée.
— Nord, nord-ouest. Il y a une ruelle de service, parallèle à l’avenue. Nous devrions pouvoir la remonter à couvert sur sept kilomètres avant de tomber sur une place.
— Ok. En avant.
Les quatre soldats s’avancèrent sans bruit, quittant le calme lacunaire des quais. Leurs sens guettaient la moindre anomalie. L’erreur n’était pas de mise.
Par chance, la venelle semblait relativement épargnée. Elle s’ouvrait sur eux comme une gueule béante ; deux restaurants éventrés servaient de canines cariées.
Pas le moindre grava ne roulait sous leur botte, tandis qu’ils progressaient. Des flammèches éternelles jalonnaient ci et là leur itinéraire chaotique, perturbant quelque peu la vision infrarouge de leur casque à IHM.
Narundi avait appairé son casque avec l’holomap, et celui-ci affichait en réalité virtuelle les lignes des bâtiments avant-guerre. Elle n’en revenait pas. Il ne subsistait plus un seul édifice dont les quatre murs supportaient encore la toiture. Tous étaient creux, évidés, éviscérés.
Au loin, quelque chose s’éboula dans un fracas dont seuls les échos parvinrent à l’escouade.
Astarté s’arrêta.
— Et maintenant ?
Devant eux s’ouvrait une place qui avait dû être splendide. Les restes d’une fontaine vertigineuse jonchaient les dalles, autrefois blanches, désormais noircies par les flammes.
Seule la désolation semblait habiter cet endroit. Aucune trace de la moindre forme de vie, du moindre Al-Lat. La chance leur souriait.
— Tout droit, indiqua Narundi.
La voix d’Asherah retentit dans l’intercom.
— Chef, mon IHM est défectueuse.
— L’mien aussi, s’empressa d’ajouter Tanit.
— Levez vos visières et suivez-nous. En route.
Il leur avait été spécifié, durant le brief, qu’une fois débarqué sur Svalbard, il leur faudrait une dizaine de jours pour atteindre le O-spot, à raison de neuf heures de marche par nuit. Une entreprise réalisable grâce aux cycles diurnes restreints de l’hiver, si proche du pôle nord.
Dès le premier jour, la vision nocturne des soldats Asherah et Tanit avaient dysfonctionné.
Au troisième, l’intercom du commandant Astarté rendit l’âme, les obligeant à communiquer à voix haute en plein territoire ennemi.
Au cinquième, l’holomap se révéla défectueuse et inutilisable.
Au septième, tous durent se séparer de leur exosquelette grâce auquel ils pouvaient marcher si longtemps sans se fatiguer.
Au neuvième…
— Bordel ! Qu’est-ce que c’est que ça ?
Astarté enleva son casque et se débattait dans sa sapio-combinaison.
— Chef, vous ne pouvez pas…
— Ce machin est entrain de me cuire la peau ! Aidez-moi, putain !
Une odeur infâme de chairs calcinées se fit sentir.
— Tirez sur la manche, allez !
Tanit, fort comme un colosse, saisit la combinaison du commandant au niveau du buste et banda ses muscles. L’onéreux habit se déchira et délivra rapidement son propriétaire.
Astarté s’écarta juste à temps pour voir l'attirail s’enflammer dans un crépitement sinistre.
— Ce machin a essayé de me tuer !
— Tous nos équipements nous lâchent les uns après les autres… s’inquiéta Asherah en ôtant son propre casque. C’est pas naturel…
Tanit lorgna la blouse en feu, puis entreprit de se déséquiper.
Astarté l’interrompit, une main sur son épaule.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— ‘faut s’rendre à l’évidence, chef. Not’ matériel est altéré, ici. Je préfère tout enlever maintenant plutôt que m’faire griller comme un porc en pleine embuscade.
— Il n’a pas tort, renchérit Narundi.
— Shhht.
— Mais chef je…
— Taisez-vous. À couvert, vite !
Sans discuter, le quatuor se dispersa, chacun trouvant un abri au milieu des ruines alentour.
D’abord, seul Astarté l’avait entendu. Un sifflement régulier, organique. Puis le chuintement arriva aux oreilles des autres. Il était ténu, presque sourd, mais le bruit emplissait l’air âcre du champ de désolation qu’était devenue la Mégalopole.
Le commandant n’avait plus qu’Asherah en visuel, abritée sous un mur effondré, allongée derrière une grille en fer.
D’un geste militaire, Astarté lui indiqua la menace. Là-haut. Dans le ciel nocturne.
Il ferma les yeux. Maintenant dépourvu de sa carapace sensorielle, il devait faire appel à sa propre ouïe, aussi faible soit-elle, lorsqu’aucune électronique ne peut l’amplifier. Le sifflement continuait au-dessus de la troupe, à la manière d’un rapace guettant sa proie. Le temps s’écoula alors au ralenti, comme une clepsydre remplie de sang. Et le sifflement s’intensifiait, assibilante sérénade, promesse sépulcrale.
Puis il se fit plus distant, avant de s’estomper tout à fait.
— Un Al-Lat ? Ça vole ces trucs-là ?
Malgré son gabarit, la voix de Tanit n’était guère plus qu’un murmure.
Asherah haussa les épaules tandis qu’elle se séparait de sa propre combinaison.
— Difficile à dire, je ne sais même pas à quoi est censé ressembler un Al-Lat. Mais il y a quelque chose qui cloche ; écoutez : pas le moindre bruit en dehors du crépitement des flammes. Et nous sommes à quelques heures de marche du O-spot. On était censé traverser les lignes ennemies, utiliser les tunnels de maintenance des systèmes hyperloop pour progresser, mais au lieu de ça, nous n’avons rien croisé d’autre que… ça.
Elle désigna le ciel.
Astarté se perdit un instant dans la contemplation de la chape voilée des fumées de la guerre.
— Allons voir pourquoi, ordonna-t-il. Je suis d’accord, élite Asherah, tout ceci est étrange autant qu’inattendu. Mais je ne vais pas me plaindre du manque de menace. Je veux seulement comprendre.
Sans rien ajouter, il montra l’exemple, se dirigeant vers les vestiges d’un gratte-ciel. D’après les dernières informations valides de l’holomap, le O-spot se trouvait juste derrière.
Hélas, les premiers rayons du soleil embrasaient déjà l’ouest.
— Par ici, ordonna le commandant.
Tous les quatre s’engouffrèrent par une fenêtre brisée, dans les restes horizontaux de la tour dont ils visaient la base. Elle gisait là, comme le tronc d’un arbre abattu au milieu de la forêt.
Impossible de deviner à quoi avait pu servir la pièce dans laquelle ils évoluaient. On y trouvait d’anciens ordinateurs et des bureaux renversés qui constituaient de fantastiques cachettes dans la cachette. Depuis neuf jours maintenant, la Ruine leur servait de couverture. C’était devenu un quotidien pour chacun d’entre eux.
Narundi se désigna pour le premier tour de garde. Le premier sans équipement. Elle devait guetter à l’œil nu, comme aux temps anciens.
Plus tard dans la journée, Astarté vint la relever. Cependant, au moment de prendre ses quartiers, quelque chose attrapa son regard. Quelque chose de vert.
Là, devant le nez de la cartographe, pendait une pousse d’une liane quelconque.
— Comment…
Mais il n’eut pas le temps de finir sa phrase.
Un craquement sourd réveilla le reste de l’escouade. Un bruit de pas lourd sur du verre brisé. Juste au-dessus d’eux.
Sans un mot, le commandant ordonna à l’équipe de trouver une cachette et se glissa lui-même sous les vestiges d’une cloison calcinée.
Les bruits de pas s’accompagnèrent bientôt d’une respiration saccadée. Une succession de cliquetis désagréables. Puis une odeur étrange envahit la pièce. Une odeur âpre, empreinte d’humidité. Une odeur de pétrichor, parfaitement inconnue au commando.
Les sons s’éloignaient, puis revenaient.
« Bordel, il nous cherche ? »
Soudain, le sol céda sous le poids de la chose, laquelle se retrouva au même niveau que l’escouade.
Astarté réfléchissait à toute allure. Ils allaient être découverts d’une seconde à l’autre. Devaient-ils fuir ? Ou l’affronter ? Mais toutes leurs armes étaient bardées d’électroniques, que se passerait-il si, à l’instar du reste de leur matériel, elles dysfonctionnaient ?
La créature envoya un bureau dans les airs. Personne en dessous.
La créature souleva un pan de mur. Time out.
— COUREZ !
Astarté se rua auprès de Narundi et l’aida à s’extraire de sa planque. En un coup d’œil, il vit le reste de l’équipe se précipiter vers l’unique sortie.
Sans demander leur reste, le duo les imita.
Tout en enjambant un débris non identifiable, la jeune cartographe se risqua à un regard en arrière. Mais elle n’observa que fumée et chaos. Aucune silhouette menaçante, aucun prédateur.
Elle ne s’arrêta pas pour autant.
Arrivés dehors, Astarté prit la tête. Il avait remarqué une bouche d’hyperloop un peu plus tôt. C’était leur meilleure option.
Mais alors qu’ils s’en approchaient, une ombre le recouvrit fugacement et un sifflement se fit entendre. Le même que la veille.
Un impact violent au sol le projeta en arrière. Il roula deux fois sur lui-même et se releva.
Devant lui, un cratère était apparu. Durant ce bref instant de stupeur, les restants de la bouche d’hyperloop s’effondrèrent.
Astarté céda à la panique.
Courir, il ne leur restait plus que ça, courir.
Trop terrorisés pour réfléchir, Asherah, Narundi et Tanit suivaient aveuglément leur supérieur, sautant par-dessus les carcasses des autos ou passant sous des lampadaires détruits.
Ils couraient, couraient pour leur vie.
De temps à autre, un impact déviait leur fuite dans un sens puis dans l’autre. Et toujours, ce sifflement les accompagnait.
Ils gravirent un escalier sans remarquer qu’ils laissaient sur leur gauche, la base du building effondré.
Arrivé en premier en haut de la côte, Tanit se stoppa net.
Le sifflement disparu.
Les impacts aussi.
Ils étaient tous les quatre au bord d’un cratère immense.
— Nom… de… Dieu.
Ces trois mots seuls parvinrent à passer les lèvres d’Asherah.
Devant elle, et devant tous les autres se dressait la plus resplendissante, la plus vivante et la plus verte des forêts. Une île luxuriante au cœur des ruines.
Une pelouse émeraude tapissait le fond de la caldeira et toutes les espèces végétales de l’Ancien Monde semblaient croître ici, indifféremment du climat. Les cactus côtoyaient des orchidées magnifiques, les hêtres fournissaient l’ombre nécessaire aux monsteras gigantesques. Un chêne poussait arbitrairement au pied d’un baobab...
Mus par la curiosité, puisque toute peur s’était envolée, les quatre humains avancèrent vers la forêt. Un chevreuil les observait, l’air étrange, tandis que des colibris virevoltaient sans crainte autour d’eux.
Ils avancèrent encore, et, chacun leur tour ôtèrent leurs vêtements. Cela leur sembla… naturel. Seuls leurs corps nus possédaient l’humilité nécessaire à se fondre dans ce décors irréel.
Narundi, Tanit, Asherah et Astarté se tinrent bientôt auprès d’un pommier aux fruits rouges, les yeux écarquillés.
— Bienvenue.
Une voix insondable s’éleva tout autour d’eux, comme si chaque plante, insecte, mammifère ou champignon s’adressaient à eux.
— Je suis Cybèle.
Une créature androgyne prit silencieusement forme devant eux, issue de la glaise, de l’herbe et des racines du pommier.
Iel était nu·e, et son corps ressemblait à celui d’un humain. Cybèle était humain·e.
Iel s’avança vers les membres de l’escouade et posa sur eux un regard doux, compatissant.
— Où… qu’est-ce que… parvint à articuler Asherah.
— Vous êtes arrivé sur l’île. Votre voyage est terminé.
— Qui êtes-vous, lâcha enfin Astarté.
— Je suis Gaïa, je suis Cybèle, je suis Tellus, je suis la Nature, je suis la Terre. Je suis les montagnes recouvertes de neiges et les océans abyssaux, je suis les plaines fertiles et les déserts hostiles. Je suis le chasseur, je suis sa proie. Je suis le chaos, je suis l’instinct, je suis vos pulsions. Je suis ce qui pousse, grandit, respire, colonise, parasite, tue, meurs, décompose et créé. Je suis vous, aussi. Et cette île… (Iel écarta les bras) C’est Magna Mater.
Iel glissa plus qu’iel ne marcha sur le sol et effleura d'une main affectueuse le visage des soldats. À ce simple contact, tous tombèrent en transe.
Ils rêvèrent, une fraction de seconde durant laquelle leur cerveau transmit un message.
Tanit se vit, enfant, batifolant dans un pré au gré du chant des passereaux. Il jouait, les pieds dans l’eau, à construire un barrage avec les pierres du ruisseau. Il riait avec son frère et devinait les formes des nuages dans le ciel. Il savourait les cerises à même les branches d’un arbre vermeille…
Lorsqu’il retrouva la réalité, guidé par un·e Cybèle au visage désolé, le fantôme de son amertume hantait encore sa bouche. Que s’était-il passé ? Pourquoi personne n’avait protégé cet écrin ? Ce rêve. Ce fantasme. Comment tout cela avait-il pu disparaître ?
— Votre voyage est terminé, répéta Cybèle.
À cette invocation, Narundi, Asherah, Astarté et Tanit vinrent s’asseoir contre le tronc du pommier. Ils souriaient. Leurs yeux trahissaient une sérénité depuis longtemps oubliée.
L’herbe sur la peau les chatouillait et un papillon se posa sur le nez de l’un d’eux, peu importe lequel.
Ils n’existaient de toute façon déjà plus vraiment.
L’île ne devait jamais être détruite. L’île devait croître. L’île devait tout recouvrir.
Le cœur des soldats s’arrêta. Le corps des humains se figea.
Ils retournaient à la Terre.
D’où ils n’auraient jamais dû s’éloigner.
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