Par-delà les falaises
Personnages
ÉLÉAZAR, qui est béni des Dieux.
TERPSICHORE, fiancée d’Éléazar et muse de la danse.
MELPOMÈNE, mère d’Éléazar et muse du chant et de la tragédie.
LÉANDRE, amant maudit.
ZOROASTRE, qui sacrifie aux astres.
N.B. : Comme j’ose espérer que ce texte sera lu à plusieurs voix, précisons que l’interprète d’Éléazar devra aussi lire Lazare, et celui de Léandre, lire Léon.
*
Acte 2, scène 1
Les trois protagonistes sont amenés sur l’île dans une barque ballotée par les flots. Un passeur à la silhouette courbe et voilée de noir rame jusqu’au rivage. En poupe, Éléazar brandit une longue-vue. Le gentilhomme est vêtu d’une veste de brocart et d’une chemise à jabot. Une cape recouvre ses épaules, tel un linceul blanc. Pas une couleur ne transparaît de son être comme si l’on avait siphonné le nuancier de ses fibres. Au contraire de ces deux dames qui l’accompagnent : engoncées dans d’encombrantes crinolines surmontées de robes flottantes, aux teintes vives et heureuses. Des coiffes garnies de mousseline, de plumes et de rubans ornent leurs postiches.
ÉLÉAZAR
Enfin, je la vois. Admirez donc, ma mie. L’île !
TERPSICHORE
Quel édifice troublant… Ces briques d’argile
À la fois solide et régulières, sans failles.
Croyez-vous qu'homme ait pu abattre tel travail ?
ÉLÉAZAR
C’est pour percer, de cette caye, le mystère
Que vous et moi en explorerons chaque pierre.
MELPOMÈNE
Ainsi, vous voilà bien optimiste, mon fils.
Ne savez-vous pas combien de grasses génisses
Furent sacrifiées pour honorer mémoire
Des disparus échoués sur ce beau mouroir ?
La barque heurte le ponton, Éléazar saute à terre et tape du pied dans un agacement manifeste.
ÉLÉAZAR
Enfin, mère, cessez ces sinistres palabres !
Croyez-vous vraiment que j'aurais pu condamner
Sur cet îlot joyau, mon aimée fiancée
Et ma chère nourricière, à destin macabre ?
Suis-je ce monstre à vos yeux ?
TERPSICHORE
Allons, mon ami,
Ne tracassez donc pas une âme qui nourrit
Légitimes craintes envers cette ballade.
Je reconnais moi aussi me ressentir pâle
Après cette éprouvante traversée des flots.
Je gage qu'une pause sur ce patio
Soulagera nos émois. Où est le panier ?
MELPOMÈNE
Ici, ma bru.
TERPSICHORE
Merci. Par si belle journée,
Me voici ravie d'avoir confectionné
Ce repas de repos et de satiété.
Terpsichore et Melpomène déchargent, sur les berges, contenants d’osier, larges nappes et ombrelles ouvragées. La mère pointe du doigt l’endroit idéal dans une cour aux dalles fissurées.
MELPOMÈNE
Nul soleil n'éprouvera nos peaux diaphanes
À l'ombre de ces cyprès aux si hauts ramages.
TERPSICHORE
La bonne idée ! Me voilà rendu de ce pas.
Les deux femmes s’en vont, chargées de leurs victuailles. Éléazar s’est figé dans un recueillement mutique. Il n’émerge de sa torpeur que lorsque le passeur tend une main limée de noir pour réclamer son dû. Éléazar soupire.
ÉLÉAZAR
Et vous, homme masqué, craignez-vous le trépas ?
Il ne répond rien. Éléazar déverse quelques pièces dans sa paume et le marin reprend la mer sans se retourner.
*
Acte 2, scène 2
Guillerette, Terpsichore sautille jusqu’à une pelouse piquée de fleurs mauves. Elle exécute trois tours sur elle-même. Ses jupons valsent et, sous ses souliers, les jacinthes s’affaissent. Aidée de Melpomène, elle déroule une couverture carrelée et s’installe élégamment. Elles dressent le pique-nique et commencent à manger. Éléazar est resté debout, le regard rivé sur un point fixe.
TERPSICHORE
Mon aimé, venez donc vous asseoir avec nous.
ÉLÉAZAR
Je ne sais pas, ma mie. Était-ce le bon choix ?
MELPOMÈNE
Il broie du noir ? Déjà ?
TERPSICHORE
Que racontez-vous là ?
Allons, il est un peu tôt pour devenir fou.
Éléazar regarde intensément l’ombre qui se meut derrière les cyprès. Les femmes poursuivent leur repas. Finalement, Éléazar sort une boîte de pilules de son veston, en porte deux à sa bouche, les considère, puis les jette à terre, discrètement.
ÉLÉAZAR
Vous avez raison, profitons de l'accalmie,
Puis, pour lui-même.
Avant que ne m'engloutisse cette folie.
*
Acte 2.5, scène unique
Au cœur d’une lumière blafarde, un personnage de haillons vêtu, caresse un bélier. Seule une barbe drue dépasse de ses étoffes. Éléazar s’avance dans le halo.
ÉLÉAZAR
Que faisons-nous ici ?
ZOROASTRE
Ne te souviens-tu pas ?
ÉLÉAZAR
À quel propos ?
ZOROASTRE
De ta vie avant le trépas ?
ÉLÉAZAR
Qu'ai-je oublié ?
ZOROASTRE
Le premier acte.
ÉLÉAZAR
Il s'y passait ?
Zoroastre ne répondit pas. La lame de son couteau caresse le cou de l’animal. Éléazar s’agace.
ÉLÉAZAR
Que faisons-nous ici ?
Zoroastre s’égosille d’un rire sinistre.
ZOROASTRE
Heureux est le simplet
Hélas, celui qui oublie le poids des péchés
Ne peut nullement espérer les expier.
ÉLÉAZAR
Cessez de vous moquer !
Le rire cesse.
ZOROASTRE
Pauvre enfant châtié
Pauvre Éléazar, lui, autrefois béni des dieux
Pauvre Éléazar, désormais puni par les cieux.
Et aux astres, je sacrifierai ce bélier.
Qu'Ahura Mazda prenne son âme en pitié
Pour qu'enfin elle puisse trouver dans le noir
Ses réponses et l'issue de ce purgatoire.
Le couteau tranche, le sang se répand.
*
Acte 3, scène 666
Éléazar et sa fiancée visitent les flancs de falaises. Terpsichore s’enthousiasme.
TERPSICHORE
Quelle merveille ! Ces calcaires fantastiques
M'inspirent pléthores de poèmes mystiques
Tout va bien, mon promis ?
Éléazar paraît blafard. Il triture son col nerveusement et plaque une oreille sur la paroi régulièrement.
ÉLÉAZAR
Je... oui.
TERPSICHORE
Arrêtons-nous
Ce soleil est en train de nous cuire les joues
Il ne s'agit pas de nous surmener ce jour
Nous pouvons aussi, par l'ombre, faire un détour
Éléazar s’agite. Ses mouvements contre la falaise se font plus pressants, comme s’il y cherchait quelque chose.
ÉLÉAZAR
Silence, n'entendez-vous pas ces sombres voix ?
TERPSICHORE
Amour, je...
ÉLÉAZAR
Juste là, derrière la falaise !
Elles sont là, elles susurrent leurs fadaises,
Ces sinistres grincements, échos aux abois.
Éléazar griffe et mord les parois calcaires, s’abîme les ongles sur ces rugueux reliefs, laisse sillons de sang en libation.
TERPSICHORE
Mon promis, vous me faites peur...
ÉLÉAZAR
Taisez-vous, femme !
Vous m'empêchez de me concentrer. Ces profanes
Messages tentent de me transmettre leur sens
Ils me révèlent de profondes connaissances.
TERPSICHORE
Éléazar, vous ne...
ÉLÉAZAR
Par-là ! Oui, je les entends !
Éléazar court et s’enfonce dans l’obscurité des cyprès. Terpsichore l’appelle en vain.
TERPSICHORE
Je vous en prie, ne suivez pas ces bruits de vents
Restons encore, pour toujours, sur cet îlot
Dans cette cour épargnée des pleurs et des maux
Puis, pour elle-même.
Ah, toute vérité n'est pas bonne à savoir
Si le vernis craque, où trouvera-t-il l'espoir ?
*
Acte 3, scène non localisable
Éléazar court dans une forêt si dense que la lumière passe à peine.
LÉANDRE
Il était une fois, un homme sans honneur
ÉLÉAZAR
Je connais cette voix...
LÉANDRE
Faquin sans foi ni mœurs
Il ne vivait que de plaisir et d'égoïsme
ÉLÉAZAR
Léandre ? C'est bien toi ?
LÉANDRE
Surpassant l'hédonisme
Le besoin d'un statut social bien seyant
La reconnaissance dans ce monde. L'argent.
ÉLÉAZAR
Léandre, montre...
Une silhouette apparaît entre les arbres.
LÉANDRE
Je ne te suffisais plus.
ÉLÉAZAR
C'est faux, je n'ai...
LÉANDRE
Alors, tu m'as abandonné.
Amère trahison.
ÉLÉAZAR
Mais je suis revenu !
LÉANDRE
Vomi par le ressac, dans un temps balafré
Les remords t'ont ramené sur l'île des morts.
ÉLÉAZAR
Je sais, hélas, je ne connais que trop mes torts.
Léandre... Je n'ai jamais cessé de t'aimer.
LÉANDRE
Et je n'ai jamais songé à te pardonner
Au loin, une voix.
TERPSICHORE
Éléazar, mon aimé, vous savoir égaré
Dans cette forêt me comble d'anxiété.
LÉANDRE
Tu serais revenu sans ta bourgeoise austère
Si tu avais vraiment voulu être sincère.
Léandre se coule dans les ombres et disparaît.
*
Acte 3.5, scène unique
Zoroastre, au centre d’une mare de sang. Éléazar piétine autour.
ÉLÉAZAR
Je ne devrais pas être ici.
ZOROASTRE
Mais tu y es.
ÉLÉAZAR, en hurlant
Non, non, c'est injuste ! Je ne l’ai pas tué !
ZOROASTRE
Mais tu portes la même culpabilité.
ÉLÉAZAR
Sa mort me rappelle chaque jour mon péché
Dieu, je ne peux vivre pas avec ce fardeau.
ZOROASTRE
En effet, tu n’as pas su. Tu ne pouvais plus.
Éléazar tombe à genoux dans la flaque.
ÉLÉAZAR, chuchotant.
Je voulais seulement mettre fin à mes maux.
*
Acte 4, scène 1
Terpsichore et Melpomène boivent le thé dans l’herbe. Éléazar surgit hagard et défroqué. Sa cape-linceul est déchirée.
MELPOMÈNE
Enfin vous revoilà, mon fils, et tout crotté !
Où donc étiez-vous passé ? Dieu, que d'embarras !
Vous avez inquiété votre fiancée.
TERPSICHORE
Mais tout va bien, à présent que vous êtes là
Je suis soulagée de vous revoir, mon promis
Venez avec nous, profitez de ce répit.
Terpsichore désigne une place sur la pelouse, mais Éléazar ne leur prête pas attention. Il balaie la mer du regard.
TERPSICHORE
Mon promis ?
ÉLÉAZAR
Nous ne devrions pas être ici.
MELPOMÈNE
Mon fils, que diable...
ÉLÉAZAR
Il faut repartir, tout de suite !
TERPSICHORE
N'aimez-vous pas ce lieu ? Cette île est si jolie.
MELPOMÈNE
Au nom de quelle urgence prenez-vous la fuite ?
LÉANDRE, dans l’ombre.
Regarde-toi scélérat. À peine arrivé
Déjà hâte de filer.
ÉLÉAZAR
Tu n'es pas réel !
LÉANDRE
Je le suis autant que tu peux l'être, infidèle.
ÉLÉAZAR
Non, tu es mort !
LÉANDRE
Et toi, tu es lâche.
ÉLÉAZAR
C'est assez !
MELPOMÈNE
Mon fils !
TERPSICHORE
Mon fiancé !
ÉLÉAZAR
Taisez-vous !
MELPOMÈNE et TERPSICHORE
Il est fou !
LÉANDRE
Et ainsi se noie sa raison dans les remous.
*
Acte 4, scène 3
Éléazar court et crie. Il s’accroche à la falaise et entreprend l’escalade.
ÉLÉAZAR
Cette île maudite ne me retiendra pas
Si je dois m'écorcher les mains sur ces amas
Souffrir de mon poids lors de cette ascension
Par la force de mes bras, l'absolution
Il me faudra quérir, alors de ces falaises.
Par-delà ces sommets, je prie de déceler
La rédemption de mes tragiques péchés.
Assis en haut de la falaise, Léandre balance nonchalamment ses jambes au-dessus d’Éléazar, au-dessus du vide.
LÉANDRE
À nouveau, tu me fuis…
ÉLÉAZAR, hurlant
Tu m'as abandonné !
Puis, plus doucement
Pourquoi ne comprends-tu pas comme je t'aimais ?
Il me fallait ce mariage, ces accès
À ce qui nous a toujours été refusé
Penses-tu... je ne pouvais cesser de t'aimer.
Mais ce monde injuste ne l'aurait pas permis.
Ton souvenir n'a jamais sombré dans l'oubli.
LÉANDRE
Je sais. Mais le mal est fait. À jamais nous pèse
Ces erreurs passées qui condamnent à l'ascèse.
J'ai beau vouloir chasser ces fantômes farouches
Ceux de mon amertume hantent encore ma bouche.
Léandre observe un moment de silence, balayé par les vents.
LÉANDRE
Je ne t'en veux pas. Je te pardonne, mon ami.
ÉLÉAZAR
Merci.
LÉANDRE
Puisses-tu te pardonner à toi-même.
Sans tarder, traverser le voile de l'oubli
Et sur cette falaise, trancher ce dilemme.
Éléazar écorche ses mains. Un mètre, deux mètres…
*
Acte 4.5, interlude musical
Melpomène s’avance, seule, au centre. Les notes fusent entre ses doigts lorsqu’elle entame un chant douloureux. Sa complainte éveille même la sensibilité des dieux.
MELPOMÈNE
Au commencement une masure insalubre
Où nos âmes éprouvaient les veillées lugubres
Les jours de disettes comme pain quotidien
Puis, je t'ai vu rayonner, mon fils, un matin
Je savais que l’amour avait trouvé chemin
Si j'avais su que je te poussais au chagrin.
Ah, si j'avais su que dans le reflet d'argent
Où je me suis perdue, ne brillait que néant.
À chaque nouveau jour tu t'épanouissais.
Aux œillades de ces dames, j'entrevoyais
L'opportunité d'un futur fait de fortunes.
L'union aurait lieu à la prochaine lune.
Que tu aimes déjà ne changeait pas l'issue
Tu savais la nécessité de ce tribut.
Ah, si j'avais su que dans le reflet d'argent
Où je me suis perdue, ne brillait que néant.
Qui aurait soupçonné ? Ce coeur brisé voilé.
Qui aurait su ? Cette âme de chagrin brisée.
Nous n'avons pas compris, quel mal t'avait souri
Quand tu lus cette lettre, le nœud dans ton être.
Nous n'avons pas compris, quand tu pris cette bougie.
Ah, si j'avais su que dans le reflet d'argent
Où je me suis perdue, ne brillait que néant.
Au cœur de la nuit, les flammes nous réveillèrent
Trop tard pour y faire. Alors la fin de triste ère
Tu scellais pour nos êtres. Nous non plus, de crime
Ne sommes pas absoutes. Puisque ces abîmes
Ta fiancée et moi partageons avec toi.
Pour notre peine, il ne me reste que ma voix.
*
Acte 5, scène finale
Éléazar poursuit son ascension.
ÉLÉAZAR
Enfin, bientôt, j'aperçois le bout de ces pierres.
Par-delà les falaises, la sainte lumière !
TERPSICHORE
Je t'en supplie, descends, rien ne t'attend là-haut.
La graine de folie a pourri ce cerveau.
ÉLÉAZAR
Tais-toi, femme ! Je n'ai jamais voulu cela !
Stupides fiançailles. Je ne t'aime pas !
TERPSICHORE
Non, toi, tais-toi, Lazare ! Qu'est-ce qu'il te prend ?
La pièce est finie ! Redescends donc, maintenant !
Ce n'est pas une falaise, mais un décor !
ÉLÉAZAR
Tu mens ! Tu cherches à me détourner, encore !
TERPSICHORE
Si seulement... As-tu pris tes médicaments ?
Je vois que raison te manque cruellement.
Enfin, pourrais-tu ouvrir les yeux, par pitié ?
Je tremble que tu finisses par te tuer !
Régie, allumez les lumières, qu'il puisse voir
La véritable mer dans la nappe de noir.
Et la lumière fut. Éclairant la rampe de projecteurs que Lazare agrippe, illuminant la mer de spectateurs ahuris. La plupart se demandent si l’incident est un fait exprès. Après tout, on leur a promis un spectacle « inédit », « du jamais vu »… Même si l’actrice sur les planches s’égosille à prétendre le contraire.
TERPSICHORE
Ta folie n'a jamais fait partie de la scène.
Je ne supporterai pas une autre déveine.
Après ce drame qui arriva à Léon…
Je refuse de perdre un autre compagnon !
LAZARE
Alors c'est vrai, Léon est vraiment...
TERPSICHORE
Oh Lazare…
Je suis désolée, sincèrement. Je comprends.
Nous avons tous été choqués de son départ
Mais jamais il n'aurait voulu te voir dément.
LAZARE
Qu'en sais-tu ?
TERPSICHORE
Pardon ?
LAZARE
Que sais-tu de ses désirs ?
J'ai échoué. Je n'ai pas su le retenir.
Peut-être réussirais-je à le retrouver ?
Peut-être aurait-il souhaité me voir sauter ?
TERPSICHORE
Oh mon Dieu, Lazare, non, tu n'y penses pas !
À l'aide ! Que quelqu'un le sauve du trépas !
Lazare n’écoute plus. Dans le vide du sommet du théâtre, la face rassurante de Léon lui sourit. Cette promesse naïve de rester pour toujours à ses côtés agite son cœur de palpitations. Lazare n’a qu’une parole. Ses mains se décollent de l’arceau métallique, son corps flotte et vogue jusqu’à son amant.
LÉON, dans un souffle.
Merci.
Annotations
Versions