II
Cette enfant était fascinante. Rien en elle ne ressemblait au commun des mortels. Pas un mot n’était sorti de sa jolie bouche, depuis que je l’avais ramenée chez moi. Elle ne semblait pas le moins du monde atteinte par la situation, restant là, passive, à attendre.
Il fallait que je l’apprivoise, que je me rende digne de ses mots qu’elle me refusait, intéressant pour elle. Je lui avait offert une belle chambre que j’avais aménagée confortablement, munie de peluches et de livres simples. La petite n’en eut rien à faire elle alla s’allonger près de la fenêtre et s’endormit. Je la laissai au repos, fermant soigneusement la porte à clef.
Le lendemain, au petit matin, j’ouvris discrètement la porte de sa nouvelle chambre et la vis, assise sur la chaise devant la fenêtre qui projetait la lumière du soleil dans ses cheveux, une aura dorée émanait d’elle, mon âme en fut ébranlée. Elle n’avait touché à rien, même le lit n’était pas défait. Il fallait que je lui montre minutieusement comment vivre.
Je lui ai appris à vivre.
Cette petite fille sans âge – je dirais environ la dizaine – ne savait rien faire par elle-même. Comment avait-elle vécue durant toutes ces années ? Je me demandais si elle était née dans l’organisation, si elle trempait dedans depuis toujours, du commerce d’enfants peut-être. Néanmoins il m’était possible de sauver son éducation précaire, mais c’était très éprouvant pour moi.
Le matin, je l’habillais avec des vêtements que je lui avais achetés, des petites robes – elle restait frêle et maigre – des collants, des chaussures neuves…Je lui avais coupé les cheveux de quelques centimètres, pour retirer ce qui avait brûlé. Toutefois ils étaient toujours très longs et fournis : nul besoin de lui faire des coiffures complexes, ses boucles libres restaient idéales.
Je lui lisais des livres, et elle découvrait les lettres au fur et à mesure. Elle ne savait pas parler, je crois, pas un mot ne sortait jamais de sa petite bouche fleurie, mais elle restait attentive à mes leçons. Puis nous dessinions ensemble, dans la serre de ma demeure – le jardinier ne posa aucune question et il fit bien –. Les fleurs n'émerveillaient nullement la petite par leurs violentes et sublimes couleurs, les crayons ne bougeaient pas non plus sur sa feuille. Je la guidais alors, en posant ma main sur la sienne. Un moment donné, elle n’eue plus besoin de mon aide : le mouvement continuait tout seul, mais ses yeux vides me montraient qu’elle le faisait par automatisme et non plaisir ou de façon consciente.
Jamais elle ne me montrait d’expression de plaisir, ni même d’une infime joie. Elle s’exécutait sans affect, lointaine.
À l’heure du déjeuner, voyant qu’elle restait devant son assiette fumante sans attaquer, je la fis asseoir sur mes genoux et enlaçai ses mouvements pour qu’elle les assimile rapidement, portant la nourriture à sa bouche que j’ouvrais en abaissant son menton. Le repas se déroula lentement, étape par étape. Même boire de l’eau ne semblait pas important pour elle. Peut-être que son corps surnaturel n’avait pas besoin de se nourrir, mais rien n’était sûr, elle mangea d’elle-même les fois suivantes, sans appétit.
Avant le coucher, je lui faisais prendre un bain, la lavait et brossait ses cheveux, en lui enfilant une robe de chambre qui jadis m’avais appartenu. Elle lui allait très bien, blanche comme sa peau.
Elle se glissait dans le lit sans aide, et fixait le plafond tandis que je posais un baiser sur son front pour lui souhaiter bonne nuit. Aucune peur du noir, ni de mauvais rêve. Je la retrouvais les yeux ouverts au petit matin, comme tous les matins.
Quelque chose allait arriver chez moi, une chose qui allait m’aider mais aussi bien me nuire : l’organisation était à la recherche de leur marchandise.
Ils allaient me la prendre.
Je ne le permettrais pas !
***
Moins d’un mois après l’incendie qui avait ravagé les locaux de l’organisation secrète, un homme de cette secte frappa à ma porte. Ils ne pouvaient faire part de la perte de leur bien dans les journaux, ni même faire appel aux autorités compétentes – malgré les membres haut placés qui appartenaient à la pègre ou à la police – ils devaient effectuer leurs recherches par leurs propres moyens, je m’estimais chanceux que ce ne fut pas la pègre qui vint se poster au seuil de ma demeure. Vraiment, chanceux.
J’enfermai la petite à l’étage dans sa chambre, lui donnant pour mission de se cacher pour qu’à mon retour, je ne le retrouve pas. Par infortune je ne pus lui montrer comment se cacher, je priais intérieurement qu’elle m’eut compris et que l’indésirable ne fouillerait pas toute la maison.
Épousseter mes vêtements, remettre ma cravate en place et resserrer le nœud dans mes cheveux, j’ouvris la porte avec mon sourire le plus amical :
« Que me vaut l’honneur de votre visite, monsieur… ? »
Le présentateur des enchères se tenait devant moi, un peu plus âgé que ce que je ne l’avais imaginé la dernière fois, mais il avait bien la vingtaine entamé, presque trente peut-être ? Plus vieux que moi qui n’en avais que vingt-quatre, peu importe. Il était encore vêtu tout de noir, de même que ses yeux et cheveux légèrement grisonnants, signe de l’approche de la trentaine.
– Bonjour monsieur le comte, je suis l’un des membres dirigeants de l’organisation des enchères et autres manifestations peu reconnues. Vous avez assisté à l’une d’elles, il y a trois semaines, Dereck Stanford – son nom ne me revenais pas –, vous n’êtes pas sans savoir le drame qui s’y est produit, nous sommes heureux de vous savoir en vie…
Je repris rapidement, ne lui laissant pas le temps d’entrer dans le vif du sujet :
– C’est très aimable à vous de vous être déplacé. Soyez rassuré, je n’ai pas prévenu la police et je ne demande pas de réparations pour les blessures que j’ai subies durant l’incendie, comptez sur ma plus grande discrétion, assurai-je plein de bienveillance, en espérant que le coup des blessures et de la police lui passe l’envie de s’attarder.
Un soupir de soulagement traversa son visage, mais il finit par aborder le sujet épineux. Pas si chanceux que ça finalement.
– Lors des enchères, l’un des…, il hésita à prononcer le mot « cadavres », objets de vente a été perdu, puis-je entrer ? Il ne fait pas bon de parler de ça en extérieur. Il lança un regard inquiet vers l’un des domestiques qui se rendait aux écuries pour donner de l’eau aux chevaux de M. Stanford.
Que la peste emporte cet homme !
– Mais oui, entrez, je vous en prie. Où avais-je la tête ? Suivez-moi, je vais nous faire servir à boire dans le petit salon.
À ma suite, il pénétra dans ledit petit salon, où du Brandy nous attendait déjà, il allait bien boire en ma compagnie, il le fallait. Oh oui, M. Stanford, nous allons bien discuter vous et moi.
Il me révéla pléthores des choses grâce au Brandy, je mis plus d’une heure à le faire parler de choses plus intéressantes, plus secrètes, les verres le mettaient doucement en confiance et sa langue devenait plus pendue.
– Cette fille n’est pas un cadavre, monsieur, je peux vous l’assurer ! C’était une idée du directeur de l’organisation, il fallait du spectaculaire. Nous n’avions pas pensé que quelqu’un tenterait de la brûler vive, au point d’incendier tout l’édifice.
Il eut du mal à terminer sa phrase, dans un hoquet de désolation et d’ivresse.
– Donc, cette fille volatilisée était bien humaine ! Je dois vous avouer monsieur, que j’ai eu la peur de ma vie durant cette soirée. Imaginez si les corps pouvaient bouger !
Ma plaisanterie le fit rire aux éclats, m’informant que la science n’avait pas autant progressé dans ce domaine.
Je tentai d’obtenir alors des indices sur ma protégée sans paraître suspect à vouloir en savoir trop sur elle.
– C’était alors une belle mascarade, navré qu’elle eut si mal tournée. Vous n’avez pas de nouvelles de la fillette ? Qui est-elle ? Je pourrais peut-être vous aider à mettre la main dessus.
– Ne vous embêtez pas, monsieur le comte ! Vous êtes un homme occupé, ce serait une charge importune pour un homme tel que vous…
De la flatterie, il n’avait pas le droit de parler, il a éludé la question.
Trois autres verres plus tard, un pour moi :
– La fille, cette fille est l’enfant du précédent directeur…, enfin il devenait intéressant !, et la petite sœur de l’actuel directeur, il ne la reconnaît pas comme telle et il nous a toujours interdit de lui adresser la parole, elle a été élevée pour obéir, je ne crois pas l’avoir jamais entendue parler !
Il eut un petit sanglot, son témoignage sur elle l’affectait, j’avais toutes mes réponses, mais pas de nom. Il poursuivit :
– Elle était notre numéro phare, par sa grande beauté semblable à un ange, sans elle nos revenus vont diminuer. Nous l’avons vendue des milliers de fois, pour du commerce différent de la dernière fois…
Encore un sanglot.
– Oh monsieur le comte ! Je ne devrais pas m’attarder plus longtemps ni abuser de votre hospitalité !
– Je vous en prie, je vais vous raccompagner.
– Ce serait aimable, mais je dois procéder à une inspection, même si je sais bien que vous n’avez pas la petite chez vous ! Mais ce sont les ordres du directeur, pouvez-vous me montrer toutes les pièces de votre demeure ? Je serai rapide, promis !
Non. Mais c’est infernal ! J’étais déjà en train de lui montrer les pièces inférieures. Il chancelait légèrement, se cognait aux murs, il tomba même dans les escaliers !
Bien que ce spectacle fût affligeant, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter, pourvu qu’elle se soit cachée, comment je vais expliquer les peluches et les robes ?
Nous fûmes devant la porte de la chambre.
La porte s’ouvrit.
Rien.
Les peluches avaient disparues, les robes n’étaient plus dans l’armoire, rien ne montrait la présence d’un enfant, encore moins d’une petite fille dans cette chambre. D’ailleurs, il n’y avait pas de petite fille.
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– Merci pour votre accueil, monsieur le comte ! Je ferai mon rapport, nous ne vous embêterons plus ! N’hésitez pas à revenir néanmoins, quand nous aurons de nouveaux locaux, nous vous enverrons une invitation, annonça-t-il d’un ton jovial – qu’ils prennent leur temps, pensai-je –.
Je ne fis plus aucun commentaire. Surtout pas au sujet de la petite, pas après ce que j’avais entendu.
– Au revoir, M. Stanford, lançai-je exhibant encore mon plus aimable sourire, faites bonne route.
Une fois la porte refermée j’attendis un peu le temps d’être sûr qu’il était bien parti.
Puis je me mis à courir. Courir jusqu'à sa chambre. Chambre que j’ouvris à la volée.
Elle était là. Assise comme au premier jour, le soleil se couchant cette fois dernière elle et lançant des reflets de feu dans l’or de ses cheveux.
Ses grands yeux verts, profonds, se levèrent vers moi, me fixant intensément, sondant mon âme toute entière. Comme lors de l’incendie.
Soudain.
– Ailia. Mon nom est Ailia.
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