IV
Plus personne ne réclama ma protégée, nous pouvions vivre sans danger dorénavant et heureux ensemble. Nous pouvions communiquer enfin, je savais qu’elle comprenait ce que je lui disais et qu’elle était assez éduquée pour me répondre. Il me vient une fabuleuse idée pour m’assurer de la loyauté d’Ailia.
Nous étions dans sa chambre ce jour-là, j’étais en train de lui passer une jolie robe noire, genou fléchi devant elle.
– Ma chérie, écoute-moi.
Elle baissa les yeux vers moi, attentive.
– Cette nuit où je t’ai ôté à l’incendie, commençai-je doucement, je t’ai volée, usurpée à tes bourreaux pour te sauver, j’étais venu pour toi, je suis ton sauveur et jamais je ne te ferai de mal.
Ses yeux verts me sondaient profondément.
– Je vais t’adopter.
Elle eut une réaction infime de surprise, que je ne pouvais manquer, mes paroles la touchaient.
– Veux-tu bien devenir ma fille ?
Je me sentais démunie à cet instant, dans un doute terrible, faisais-je le bon choix ? Si elle refusait mon offre ? Que pouvait-il arriver de pire, et la suite ? Horrible, au fond je ne voulais pas qu’elle réponde, j’avais trop peur.
– Oui, père.
Ailia apposa sa main sur ma tête que je relevai lentement incertain, éperdu de bonheur. En sentant sa petite main aller à ma rencontre, j’en eus les larmes aux yeux. Je l’enlaçai avec force et tendresse, la remerciant mille fois d’être apparue dans ma vie. Oh mon ange m’avait accepté comme son père.
« Père. »
Je le savais, durant cet instant, le bonheur nous embrassait tout les deux. J’en étais persuadé.
Les procédures pour l’adoption s’effectuèrent sans trop de peine. Le notaire n’eut de cesse de grommeler dans sa barbe et de me lancer des regards, aussi tranchants que ma rapière, par-dessus ses petites lunettes rondes. Le vieil homme n’était pas dupe : l’adoption d’une enfant aussi jeune qu’Ailia, qui ne venait d’aucun orphelinat, aucune trace de sa naissance non plus, cela rendait la chose impossible. Il n’irait pas fouiner partout. Le chèque que je glissai délicatement vers lui l’abstenu de tout commentaire désagréable. Tout était en ordre, j’avais une nouvelle famille.
Cela faisait longtemps.
Ma fille était maintenant reconnue officiellement, son dossier garder en bonne main pour que l’organisation ne la retrouve jamais.
Elle portait désormais mon nom : Ailia Disvard de Rutters, ma fille adoptive.
Mon Ailia.
.
.
.
Les années passèrent.
Ailia grandissait majestueusement telle la fleur qu’elle était, épanouie de beauté et de couleurs. Plus elle mûrissait, plus sa beauté me foudroyait et plus je me sentais vieillir. Quelle horreur de vieillir, mes longs cheveux, qui jadis étaient noirs, se voyaient maintenant par endroits grisés, et mes yeux bleus s’étaient légèrement ternis. Je détestais ça : avoir trente ans passés.
Cela faisait sept ans que ma fille habitait avec moi. J’avais observé avec attention son évolution de petite fille à merveilleuse jeune femme – pas encore vingt ans, non, dix-huit peut-être – et je ne me sentais pas à sa hauteur. Inférieur à une si belle femme que j’aimais de tout mon cœur, c’était terrible.
Cependant en elle rien n’avait changé, elle parlait peu et toujours aucune émotion ne peignait son visage. Ailia était une poupée de cire, éteinte dans l’étincelance. Nous en avons parlé souvent, elle et moi, elle ne comprenait pas, et ses sourires étaient faux. Je lui ai demandé de m’en faire des sincères : elle s’était exécutée mais cela restait faux.
« Elle a été élevée pour obéir. »
Les paroles de M. Standford prenaient tout leur sens. Depuis ce temps, je donnais régulièrement des ordres à Ailia, et elle vivait mieux ainsi. Lui dire quoi faire et la guider était devenu notre mode de vie et c’était :
Très bien comme ça.
***
Quelle désagréable surprise de recevoir une invitation de l’organisation, par un matin pluvieux et morne. Ils se souvenaient encore de moi, après toutes ces années. Quelle bande de chacals – j’avais appris ce mot à Ailia la semaine dernière – ils ne me laisseraient jamais tranquille.
« Monsieur le comte, c’est avec un immense plaisir que notre organisation licencieuse vous annonce sa réouverture officielle en Angleterre. Vous recevrez cette lettre ainsi qu’une invitation spéciale à notre fête d’ouverture. En espérant vous y voir. »
La courte lettre n’était pas signée. Je sortis de l’enveloppe l’invitation à mon nom :
« Monsieur le comte Vincent Disvard de Rutthers. Music Hall, 21 place Retribution. Le 13 avril 1891.»
L’invitation était pour dans cinq jours. Cela me donnait une idée alléchante. Je m’y rendrais avec Ailia à mon bras, la plus belle femme que personne n’ait jamais vue. Personne ne la reconnaîtrait. Ma fille magnifique, tu feras ton entrée dans le monde sous le nez de tes bourreaux.
– Père…
Je sentis ses bras entourer mes épaules et ses boucles blondes caressèrent ma joue.
– Tu veux en être ? lui demandai-je avec un sourire.
Elle hocha la tête.
– Tu lis dans mes pensées mon ange.
Je lui souris, les yeux plissés de satisfaction, tandis que les siens restaient indubitablement grands ouverts et vides. Je lui déposai un baiser sur la joue.
Nous irons.
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