Chapitre 1 : La question
Depuis ma plus tendre enfance, une question me trotte dans la tête. Est-il possible de comprendre son prochain ? Je ne parle pas d'une compréhension superficielle telle que celle induite par des intérêts communs ou bien le sacrifice caractériel inhérent à toute relation amoureuse ou amicale. Je veux dire vraiment le comprendre, comme si nous étions dans sa peau, comme si nous vivions ce qu'il vit. Après plusieurs décennies de réflexion, j'ai enfin obtenu ma réponse.
Je suis le docteur Marshall. Steve de mon prénom. J'ai toujours été fasciné par la psychologie humaine, si bien que j'en ai fait mon métier, quand bien même la compagnie de mes congénères me répugne. Ce besoin d'extérioriser ses problèmes en se faisant passer pour un martyr... Ce perpétuel égocentrisme qui empêche tout dialogue constructif et qui piège ces idiots dans une relation toxique dont ils ne peuvent s'échapper, par peur et par paresse. Cette méconnaissance du monde qui les entoure, cette ignorance !
Mais en dépit de ces quelques désagréments et du temps non-négligeable que j'accordais à ma profession, je poursuivais mes recherches et bien qu'il me reste encore quelques années à vivre, je peux affirmer avoir d'ores et déjà tout essayé. Relation amicale, amoureuse, passionnée ou platonique, rien ne change. La symbiose est temporaire par nature puisque le changement s'immisce différemment en chacun. Certains le savent, mais peu tentent de trouver une solution, étant satisfaits de leur imparfaite situation jusqu'à ce qu'ils finissent dans mon bureau. Evidemment je ne suis pas de ceux-là.
Un seul rendez-vous aujourd'hui : une rencontre banale. C'était un jeune homme de dix-sept ans, timide et un peu timoré. Il disait s'appeler Julien et m'avait contacté deux jours auparavant simplement parce qu'il n'avait personne à qui se confier.
— Bonjour Julien, entre je t'en prie et assieds-toi sur le fauteuil. Tu peux y aller, rien de ce que tu diras ne sortira de cette pièce, tu as ma parole.
— Je... je ne sais pas trop par où commencer.
— Comment te sens-tu ?
— Un peu gêné, je n'ai pas l'habitude de...
— De parler spontanément à des inconnus ?
— Oui, c'est ça.
— Ne t'en fais pas, tout le monde est dans ce cas-là, tu n'as aucune contrainte ici, si ça ne veut pas sortir on réessayera une prochaine fois.
— En réalité ce n'est pas si grave que ça, ce n'est pas comme s'il m'était arrivé quelque chose.
Je sus immédiatement qu'il ne s'agissait pas de quelque chose de sérieux, sûrement un mélange de pensées et d'émotions qu'il ne parvenait plus à emmagasiner. C'est courant à cet âge, mais si ce garçon était venu vers moi, c'est qu'il ne bénéficiait pas d'un soutien moral suffisant. Il était temps d'intervenir.
— Quelque chose te chagrine ?
— Non pas vraiment, c'est juste que... les choses me semblent différentes dernièrement. Peut-être qu'elles l'ont toujours été.
—À quoi fais-tu allusion ? Quelles sont ces choses qui ont changé ?
— Ma perception des choses je dirais, vous savez...
Des questions existentielles, cette séance en fut remplie. Heureusement, je pouvais apporter des réponses satisfaisantes pour un gamin de son âge en usant habilement du second degré et de l'autodérision. Pourquoi chercher le bonheur quand notre existence elle-même, en plus d'être dénuée de sens, n'a aucune utilité à l'échelle cosmique ? Parce qu'il vaut mieux être heureux et inutile qu'un triste bon à rien.
— Au revoir Julien, à jeudi prochain.
Le ciel, revêtu d'une robe rouge pâle se muait en rose à mesure que je fixais l'horizon et le soleil, caché par la plus grande structure résidentielle du quartier, n'était plus visible lorsque je sortis de mon cabinet. Comme souvent, un silence absolu régnait dans les rues de Goodtown à cette heure de la journée. Goodtown... j'ai toujours trouvé curieux que l'on ait nommé cette ville ainsi, quand on sait quels horribles événements ont pu s'y produire, mais je vous en parlerai une autre fois. Je m'aperçois que je digresse et je souhaiterai à présent en venir aux faits : une rencontre extraordinaire survenue de façon brutale.
Tandis que je m'avançais en direction de l'immeuble délabrée me faisant office de foyer, je sentis soudain un puissant frisson me parcourir l'échine. La température ne semblait pas à l'origine de cette violente sensation. Sans pouvoir l'expliquer, mon corps fut pris de tremblements incontrôlables et mon rythme cardiaque s'emballa. Dans ma stupeur, je distinguai une lueur s'échappant d'une sombre ruelle, cette lumière possédait quelque chose d'attractif, car je m'élançai vers elle sans m'en rendre compte. Combien de temps cela faisait-il depuis que je n'avais pas couru ? Maintenant que j'y pense, je me trouvais dans un étrange état puisqu'en dépit des symptômes qui m'accablaient, je me sentais merveilleusement bien. Il ne me fallut pas plus d'une trentaine de secondes pour atteindre le lieu d'où provenait la source lumineuse, et ce que j'y vis changea ma vision du monde à jamais.
Une femme se tenait au centre de la ruelle, elle me faisait face mais ne semblait pas avoir remarqué ma présence, du moins pas encore. Son corps tout entier irradiait de cette fascinante lumière qui m'avait attiré vers elle. Sa silhouette rebondie et parfaitement proportionnée était mise en valeur par un sombre accoutrement dont il était difficile de percevoir la couleur, peut-être du violet. Ses cheveux incandescents semblaient défier la pesanteur et flottaient lentement autour de son visage. Ce dernier, orienté vers ciel, arborait un rictus qui ne parvenait pas à l'enlaidir, tout y était si bien agencé que je n'aurai cru cela possible qu'en rêve. La couleur de son rouge à lèvres faisait écho à celle de ses pupilles dont le rayonnement, d'un rouge intense, surpassait celui de son corps.
Totalement absorbé par le spectacle qui s'offrait à moi, j'avais omis d'analyser la scène dans son ensemble. Aux pieds de cet être fantastique se trouvait un corps , celui d'un homme, mort, à en juger par l'abondante quantité de sang dans lequel il baignait, mais qu'importe, mon regard ne pouvait se détourner de l'attraction principale. Je n'avais pas peur, je n'étais pas nerveux, bien au contraire. Je réalisai immédiatement la chance inouïe qui s'offrait à moi, une chance qui ne se présenterait pas à nouveau. Cette créature l'avait sans doute tué mais l'information me laissait de marbre.
Elle inclina la tête, le scintillement de son corps s'amenuisa, celui de ses yeux demeura. Elle me fixa, son expression était calme et l'absence du rictus ne fit que confirmer ma première impression. Cette femme était d'une beauté sans pareille. Après m'avoir jaugé, elle accorda un furtif coup d'oeil au cadavre. L'espace d'un instant, je crus discerner une pointe de tristesse sur son visage, mais celle-ci disparût aussitôt lorsqu'elle leva la tête à nouveau, laissant place à un large et chaleureux sourire.
— Qui es-tu ? me demanda-t-elle.
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