"Ecrire ce journal, ce n'est peut-être pas vraiment de l'écriture."

Des notes du 20 janvier 1919, je retiens surtout cette phrase. Tout bonnement parce que je la trouve fausse. Ecrire égale écrire. Dans sa réflexion, Virginia s'en rend compte aussi, je pense.

Tenir un journal, voilà encore une pratique intrigante, que certains moquent. Un jour, me voyant écrire dans mon journal, un collègue de bord a lancé sur le ton de la blague : "Cher journal..." Je n'ai pas trouvé ça drôle.

Il me disait, en deux mots que l'acte de poser ses pensées et ses affects, pour soi, sur le papier, était désuet, voire risible, et voué à demeurer une habitude d'adolescente écervelée.

Mais non. C'est bien plus que cela.

Je suis bien souvent soufflée par cette aptitude que j'ai développée, dans l'écriture de mon journal, à tisser un lien direct entre mon cerveau et ma main, de sorte que ce qui tombe sur la page blanche, reflète sincèrement les pensées que j'ai au moment où je les rédige.

C'est fort. C'est précieux.

Un journal, c'est la liberté totale d'écrire, sans filtre, sans contrainte, ou seulement avec les contraintes qu'on s'impose. Mon journal me permet des tas de choses : dérouler une réflexion, poser ce qui me gêne et en faire le tour, libérer le flot de mes pensées quand celui-ci déborde, m'organiser, me réorganiser, imaginer quoi faire, rebondir, conserver mon élan.

Dans mon journal, il y a tout ça, et je ne souhaite rien tant que plus de personnes s'adonnent régulièrement à cet exercice. Grâce à cette habitude, que j'entretiens en effet depuis l'adolescence, j'ai désamorcé des colères noires, surmonté des deuils et traversé des situations professionnelles éprouvantes.

Je me suis construite et j'évolue encore par ce genre d'écriture.

Virginia va un pas plus loin, et je ne pourrais pas m'exprimer mieux qu'elle à ce sujet :

"Je pourrais, au fil du temps, apprendre à me servir de ce matériau de vie à la dérive, lui trouver un autre usage que celui que je leur assigne ; une fiction tellement plus consciemment et méthodiquement travaillée. Qu'est-ce que j'aimerais que soit mon journal ? [...] J'aimerais qu'il ressemble à un sombre & vieux bureau, ou un vaste garde-meubles où l'on jette une masse d'objets dépareillés & défraîchis pour ne plus jamais les revoir. Mais j'aimerais y revenir, après un an ou deux, & réaliser que cette collection est restée intacte, s'est bonifiée, comme le font parfois mystérieusement ces objets mis à l'écart, a repris forme dans un moule assez transparent pour laisser passer la lumière de notre vie, & qu'elle a calmement, tranquillement, été créée avec la distance qui fait l'oeuvre d'art."

L'intérêt du journal, c'est bien de pouvoir revenir sur ses pensées, et finalement se rendre compte que des lignes ont bougé, ou pas, de constater les redondances, les redites dans nos expériences, les constantes dans notre tempérament.

Ecrire, où que ce soit, c'est laisser une trace. J'ai par exemple recueilli ceux de mon père, et il est là, pour le moment, le sombre et vieux bureau défraîchi que j'aimerais utiliser et restaurer.

Un jour. Quand j'aurai trouvé quoi faire de toutes ces pages.