Chapitre 6 : L'espoir au-delà des kilomètres
Se voir. Ces deux mots simples avaient pris une ampleur énorme dans nos conversations. Dès que l’idée avait été évoquée, elle s’était ancrée dans nos esprits comme une évidence. Comment aurait-il pu en être autrement ? Nous avions ce besoin viscéral de transcender la distance, de transformer nos regards à travers l’écran en un face-à-face réel, palpable. Pourtant, à chaque fois que nous parlions de nous rencontrer, un mélange d’euphorie et de crainte s’emparait de moi.
Nous étions si jeunes, encore des enfants d’une certaine manière, bien que la force de ce que nous ressentions semblait appartenir à un monde adulte. Mais dans notre réalité, il y avait des limites bien tangibles : nous étions mineurs. Cette contrainte, bien qu’invisible, pesait sur nous comme une barrière silencieuse. Elle nous rappelait que ce rêve d’être ensemble n’était pas aussi simple que de prendre un train ou de monter dans un avion. Il y avait des règles, des obstacles, des réalités que notre amour ne pouvait pas effacer d’un simple claquement de doigts.
Pourtant, nous y pensions sans arrêt. Parfois, on se perdait dans des discussions pleines d’enthousiasme, imaginant ce moment où nous serions enfin face à face. On rêvait de cet instant où je pourrais voir son sourire sans l’intermédiaire d’une caméra, où je pourrais entendre son rire résonner dans l’air autour de moi plutôt qu’à travers des écouteurs. On évoquait des scénarios, un peu fous parfois : lui qui viendrait me chercher devant chez moi, moi qui débarquerais un jour devant sa porte sans prévenir, juste pour voir sa réaction. Ces idées, bien qu’irréalistes, nous faisaient rêver. Elles nous donnaient une direction, un but.
Mais au-delà de ces rêves, il y avait une réalité bien plus complexe. Il y avait nos parents, notre jeune âge, la distance, et ce monde que nous connaissions encore si peu. Organiser une rencontre demandait bien plus que du courage ou de l’amour. Cela demandait des moyens, de la logistique, et surtout, un plan qui ferait sens dans un monde où nous n’étions pas encore maîtres de nos propres décisions.
Je me souviens des moments où ces réflexions me ramenaient à la réalité. Parfois, je me demandais si tout cela n’était pas un rêve trop grand pour nos cœurs encore fragiles. Et pourtant, malgré toutes les complications, je ne pouvais m’empêcher d’y croire. Je ne pouvais m’empêcher de penser que, d’une manière ou d’une autre, nous trouverions un moyen. Car ce que je ressentais pour lui, cette envie de le voir, ce besoin presque physique d’être à ses côtés, tout cela était bien trop fort pour être ignoré.
Peut-être que ce qui rendait cette idée encore plus poignante, c’était justement son impossibilité immédiate. Chaque obstacle semblait intensifier notre désir. Chaque discussion sur nos plans avortés ajoutait un peu plus de poids à cette attente. Ce qui aurait dû nous décourager semblait au contraire renforcer notre lien. C’était comme si cette impossibilité était une épreuve à surmonter, une preuve supplémentaire que ce que nous partagions était bien réel. Et pourtant, je savais que ce jour viendrait. Même si nous ne savions pas encore comment, ni quand, j’avais cette certitude que nous finirions par nous voir. Cette idée était notre lumière dans l’obscurité, notre espoir dans la distance. Elle nous portait, nous donnait une raison de continuer à nous battre contre les kilomètres qui nous séparaient.
Aborder ce sujet avec mon père était loin d’être une tâche facile. J’avais cette boule dans l’estomac, un mélange d’appréhension et de peur. Ce n’était pas seulement l’idée de lui parler d’une relation à distance, mais aussi le fait de devoir lui expliquer à quel point cela comptait pour moi. J’étais jeune, et je savais que, pour lui, cette histoire pouvait sembler irréelle, presque enfantine. Quand je lui ai expliqué, j’ai pesé chaque mot, m’assurant de ne pas lui donner de raison de rejeter tout cela immédiatement. Mais malgré mes précautions, sa réaction fut exactement celle que je redoutais. Il était sceptique, bien sûr. Son regard exprimait un mélange d’inquiétude et d’incrédulité. Il ne comprenait pas comment une relation pouvait naître et s’épanouir à travers un écran.
Je sentais son silence lourd de questions, des questions qu’il n’avait même pas besoin de poser à voix haute. Je savais qu’il pensait aux risques, à mon jeune âge, au fait que cette personne était si loin, presque inaccessible. Cela semblait tellement improbable, voire absurde à ses yeux. Pourtant, je ne pouvais pas lui en vouloir. Je comprenais son scepticisme, même si cela me blessait. À ses yeux, j’étais sa fille, une adolescente qui rêvait peut-être trop grand, trop vite. Mais de mon côté, ce que je ressentais était tellement réel, tellement sincère. Cela me donnait presque l’impression d’être incomprise, comme si mes émotions étaient mises en doute simplement parce qu’elles dépassaient les cadres habituels.
De son côté, les choses semblaient plus simples. Son père était bien plus cool. D’après ce qu’il me disait, il avait accepté notre histoire sans trop de questions, presque avec une sorte d’amusement bienveillant. Sa mère, elle, était un peu plus réservée, mais pas réticente. Elle semblait davantage préoccupée par les aspects pratiques : comment nous allions gérer cette distance, comment cela allait évoluer. Cela rendait la situation encore plus difficile pour moi. Voir que, pour lui, l’acceptation venait presque naturellement de ses parents, alors que, de mon côté, c’était un véritable combat, me faisait me sentir seule parfois. J’avais l’impression de devoir me justifier constamment, de devoir prouver que ce que je vivais était vrai, que ce n’était pas un simple caprice d’adolescente.
Les jours suivants furent tendus. Mon père n’était pas en colère, mais il était méfiant. Il avait besoin de temps pour digérer l’information, pour comprendre comment sa fille pouvait aimer quelqu’un qu’elle n’avait jamais vu en personne. Il ne disait pas grand-chose, mais je voyais bien qu’il réfléchissait, qu’il pesait le pour et le contre dans sa tête.
Pour moi, ce fut un véritable test de patience. Je voulais tellement qu’il comprenne, qu’il voie à travers mes yeux ce que je ressentais. Mais cela prenait du temps. Chaque discussion que nous avions sur le sujet semblait être un pas minuscule vers une forme d’acceptation. Ce n’était pas facile, mais je m’accrochais.
Nos papas se sont appelés quelques jours après, et je me souviens de ce moment comme d'un mélange d'appréhension et d'excitation. C’était si étrange d’imaginer ces deux hommes, si différents, discuter de notre histoire, de notre rencontre, comme si cela rendait tout soudainement plus concret, plus réel. Cela dépassait simplement "nous". Ça devenait une histoire d’organisation, de logistique, de confiance entre deux familles qui n’avaient jamais eu à s’entrelacer auparavant.
J’écoutais les échos de cette conversation à travers les portes, tendant l’oreille pour capter chaque mot, chaque intonation de la voix de mon père. Il parlait calmement, pesant ses mots, comme à son habitude, cherchant à poser des questions pratiques mais aussi à évaluer cet homme qu’il n’avait jamais vu, et à travers lui, à comprendre un peu plus ce garçon qui comptait tant pour moi. De son côté, son papa semblait si compréhensif, si chaleureux. D’après ce que mon père m’a raconté après, il était avenant, rassurant. Il avait pris les devants sur les détails, expliquant qu’il était prêt à faire la route jusqu’à Chantilly, à faire les trois quarts du chemin pour rendre cette rencontre possible. À cet instant, j’ai ressenti une vague d’émotion indescriptible.
Cet homme, que je n’avais jamais rencontré, acceptait de faire un tel effort, un tel sacrifice de temps et d’énergie, juste pour nous permettre de nous voir. Ce n’était pas seulement un geste d’organisation, c’était une preuve d’amour paternelle immense pour son fils, et une marque de respect pour notre histoire. L’idée que nous allions nous retrouver à mi-chemin, dans un lieu que ni l’un ni l’autre ne connaissait vraiment, rendait tout cela encore plus irréel. Je voyais cette rencontre comme un événement monumental, une sorte de croisement entre le rêve et la réalité. Et pourtant, tout était en train de se mettre en place, comme un puzzle que la vie décidait d’assembler pièce par pièce, sous nos yeux ébahis.
C’était une organisation phénoménale. Je le savais, et cela me rendait encore plus reconnaissante. Je mesurais la chance que nous avions, malgré la distance, malgré notre jeune âge. Tout cela me semblait presque trop beau pour être vrai. Mais en même temps, c’était là, si proche, à portée de main.
Chaque fois que je repensais à ce jour qui approchait, mon cœur s’emballait. L’idée de le voir en vrai, de ne plus être séparés par un écran, me donnait des frissons. Je savais que cela allait changer beaucoup de choses, mais je ne savais pas encore à quel point. Tout ce que je savais, c’était que cette rencontre représentait un tournant.
C’était bientôt là, nous.
Les jours qui suivaient cette décision, cette organisation, étaient comme suspendus dans une étrange bulle temporelle. Chaque moment semblait imprégné de son nom, de son visage, de cette idée que bientôt, nous serions face à face. C'était une attente à la fois douce et insupportable, une impatience qui se mêlait à une peur sourde, un stress qui montait en moi à chaque fois que mes pensées revenaient à ce futur moment, à lui.
L’impatience était omniprésente. Elle vivait dans mes gestes, dans mes silences, dans mes soupirs. Tout en moi était tendu vers cette rencontre comme si ma vie entière avait été réorientée pour mener à ce moment. Quand nous en parlions, lui et moi, c’était comme si tout devenait tangible, comme si le futur se rapprochait un peu plus, se matérialisait. Chaque mot échangé sur ce sujet alimentait à la fois mon excitation et mes angoisses. Nous imaginions des scènes ensemble, des fragments de ce qui pourrait arriver : nos premiers regards, le moment où nos yeux se croiseraient, l'embarras mêlé à l'envie, la timidité de nos gestes. Ces scènes prenaient vie dans nos discussions, comme des fragments de réalité anticipée, mais au fond de moi, je savais qu’aucune de ces visions ne pouvait vraiment capturer ce qui allait se passer.
Et puis il y avait les rêves. La nuit, il s’imposait à moi. J’entendais sa voix, je voyais son sourire. C’était fou d’en arriver là, d’être à ce point consumée par une pensée, une personne, une idée. Ces rêves n’étaient jamais clairs, toujours flous, comme des échos d’une réalité qui m’échappait encore. Mais à chaque réveil, une chose était certaine : je ressentais son absence avec une intensité encore plus forte. Ces rêves me laissaient à la fois comblée et frustrée, comme une promesse inachevée.
Et cette boule au ventre… Elle ne me quittait plus. Chaque fois que j’y pensais, que j’imaginais ce jour, je sentais cette chaleur lourde et oppressante se loger dans mon estomac. C’était un mélange d’excitation et de peur. Une peur de l’inconnu, de ne pas être à la hauteur, de briser cette bulle parfaite que nous avions créée à travers l’écran. Et pourtant, cette peur ne suffisait pas à m’arrêter. Elle était là, mais elle n’effaçait pas l’envie dévorante que j’avais de le voir, de lui parler en face, de toucher la réalité de ce que nous étions.
Je me surprenais à sourire seule en repensant à nos discussions sur la rencontre, à ses mots pleins d’enthousiasme et à ses petites inquiétudes qu’il me confiait parfois. Lui aussi ressentait ce mélange de hâte et d’appréhension. Cela me rassurait d’une certaine façon, de savoir que je n’étais pas seule à traverser ce tourbillon d’émotions. Chaque jour qui passait me rapprochait un peu plus de ce moment, et en même temps, chaque jour semblait interminable. L’attente était une épreuve en soi, une course lente et pleine de rebondissements intérieurs. Mais je savais, au fond de moi, que tout cela en valait la peine. Que cette impatience, ces nuits agitées, ces rêves, cette boule au ventre… Tout cela était la preuve que je vivais quelque chose de vrai, de profond, d’unique.
À cet instant de ma vie, tout gravitait autour de lui, autour de cette rencontre.
Et même si je ne savais pas exactement ce qui m’attendait, je sentais que c’était le début de quelque chose qui allait changer ma vie.
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