Chapitre 1 : Comment être la personne la plus gentille au monde

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J’ai longtemps cru que mes marques étaient la bêtise, le manque de curiosité, l’inculture – que m’imputaient, particulièrement, mon père puis, à sa suite, mon premier vrai petit ami, Louis. À cela s’ajoutait la naïveté de ce que je disais, écrivais – le plus rarement possible. Et les formes elles-mêmes de mes lettres : lentes, appliquées, fermement inscrites, comme après une longue réflexion souffrante, mal assurée, craignant le jugement. Que de temps a passé depuis ! Mon style, je l’ai volé : à Louis. En outre, mes phrases me sont souvent soufflées par une sorte d’ami, mon Goblieu – lui, en culture genre philo, il est au top. Enfin, je sais aujourd’hui que mes défauts étaient le piège à miel où j’attirais, après qu’ils aient réalisé ma beauté, ceux qu’il me fallait : des garçons de bonne famille complexés, persuadés de leur infériorité et qui, grâce à mes marques d’insignifiances, osaient m’aborder, sortir avec moi, puis me magnifiaient – tant ils avaient besoin de s’imaginer une légende amoureuse, de se persuader de ma valeur afin d’être convaincus de la leur, tant ils n’osaient se regarder en face, avaient honte d’eux... plus encore que moi de moi-même. Mais le vide que j’offrais à ceux qui me regardaient n’était pas un simple élément du décor que l’on dresse parfois pour attirer ceux que l’on convoite : il était tout le décor, l’ensemble des personnages, y compris leurs costumes. Du Rien que j’étais, j’ai extrait un théâtre, qui valait celui de la Comédie française – dont j’avais visité jusqu’aux coulisses avec Louis le Parisien... Une fois que j’eus le théâtre, il ne resta qu’à inventer le scénario : l’invention de ce scénario est l’histoire de ma vie, où tout n’est que mensonges, vanités, pièges, intéressements, illusions, illusions si fortes que je faillis – combien de fois ? – tomber dedans. Vint un temps où je pris de vraies personnes, et devenue habile, j’en fis les personnages de mes feuilletons animés, où ils laissèrent illusions, argent, réputation, santé – parfois, la vie.

Ainsi, experte magnifique, non seulement je fondais ma vie sur le vide que j’étais, mais je la fondais sur le secret, que je ne partageais qu’avec quelques-uns, qui devinrent mes complices. Dont le premier, toi, P’tite Gueule, toi, mon gueuloir, mon défouloir, mon miroir… Toi, mon journal intime. Te souviens-tu de notre rencontre ? Je te choisis parmi les plus beaux des albums de photo de notre famille, les Lathérèses ! Tu étais plus que beau, en fait tu étais magnifique, au bas de l’armoire normande du grenier, tout au fond de celle-ci, bien planqué sous les autres albums, recouverts des couches d’un siècle de poussière. Oui, tu dois bien dater d’avant la guerre de 1914, avec ton cuir comme une épaisse cuirasse rouge, portant des fleurs de lys aux bords dorées. Une énorme serrure t’enserre, en fer rouillé, soudée sur une tranche métallique et poinçonnée, à laquelle est encore soudé tout un entrelacs en laiton imitant des ronces – gamine, je croyais qu’il imitait les fils de fer barbelés des champs, où nous effilochions nos vêtements de sauvageons rieurs, fleurs d’aubépine accrochées à nos cheveux follets. Sur la gouttière que font les pages devant, dorées sur tranches, ton fermoir est percé de deux trous. J’y ai inséré un cadenas doré, après avoir graissé le tout – j’en porte la clef au cou. Quant aux photos, vieilleries en noir et blanc, du Dix-neuvième siècle – pour certaines –, je les ai décollées, enlevées et brûlées dans le poêle de l’école de notre village, Vinneuf, dont Papa et Maman étaient les instituteurs. Mais j’ai gardé les pages cartonnées – il y en avait bien deux cents. J’en ai découpé au ciseau à ongles les protections semi-transparentes, filigranées aux armes des Lathérèses, qui avaient été inventées pour l’occasion par un ancêtre qui voulait se la jouer, car nous ne sommes pas nobles – Papa dit que nous sommes « d’anciens culs-terreux ». Sur chaque carton, j’ai collé de part et d’autre quatre cents feuilles volantes pour classeur format grand cahier d’école, celles qui sentent la fin des vacances... Oui, celles qui portent l’odeur maudite de septembre, de la rentrée et des marronniers de la cour de récré... les feuilles d’écoliers avec les raies inscrites en bleu pour les horizontales – en rouge pour une seule, la marge verticale, où le maître inscrit à gauche au feutre rouge ce qu’il a à te dire, les obligations maudites qu’il te donne, ses mauvaises notes (les bonnes, on ne s’en rappelle pas)... celles où il inscrit lignes et mots à refaire, à recopier cent, mille fois. Ce travail m’a pris des semaines, en catimini – qu’auraient dit Papa et Maman s’ils m’avaient pris ! J’avais sept ans quand je t’ai fait à mon image, P’tite Gueule. Je t’ai gardé précieusement avec moi, t’emmenant partout, d’abord à notre maison de la mer, puis dans tous mes déménagements.

Mes autres amis-pour-la-vie sont Andrée, connue en Primaire, et Paulo, garde-républicain à l’Élysée, de la garde montée à cheval s’il-vous-plaît – connu au collège. Le troisième, Heinrich, quant à lui, habitait notre village, Vinneuf. Il fut notre professeur particulier d’allemand, au collège et au lycée. Même à ce jour, en dépit de tous les événements, il est resté pour moi une sorte d’oncle, un parrain de cœur. Ainsi que pour Andrée. Je les ai depuis l’enfance. Hélas, seul manque Francis, aussi rencontré en Primaire, sorte de calculateur en mathématiques, joli comme une fille – tout comme Louis, quand je l’ai rencontré, à dix-sept ans. Il était mon amoureux… et réciproquement. À le voir, l’amour m’empoignait de partout, sans limites. Un jour, j’ai lu que l’on appelait cela « l’amour inconditionnel ». Hélas, à quatorze ans il est tombé dans un puits du Plateau, derrière le village, qui en est parsemé. Il y est resté trente jours avant que l’on retrouve son corps ! Trente jours, oui, trente jours dans son « puits-grangier » – ainsi que l’on dit... Trente jours là-dedans, à appeler sans qu’on l’entende, dans ce trou qui servait à l’aération des carrières souterraines, d’où l’on extrayait les silex puis, ensuite, la craie. De cette industrie, il en reste encore les ouvertures, aux flancs du Plateau, des voûtes immenses sentant le moisi et la craie mouillée, fermées par des grilles en fer. Une fois ouvertes celles-ci, si on va au fond, on découvre les galeries, parfois encore en bon état, le plus souvent semi-effondrées, se ramifiant ensuite en boyaux, tournicotant, montant, descendant, s’arrêtant à des éboulis, les contournant, les escaladant, pour repartir, encore et toujours – ainsi depuis la Nuit des Temps. Dans les vestibules, immenses, aux plafonds en « U » reversé, aussi hauts que celui de l’église, les cultivateurs remisaient leurs machines, s’en servant jusque tard dans les années 1980 comme granges – que l’on appelait les « trous-grangiers ». Oui, voici le paysage de mon enfance, mon enfance à l’air libre, sous les soleils et les pluies avec, chaque jour répétée, la procession des visages bienveillants. Comment tout cela a-t-il pu disparaître ?

Une fois, Louis, celui qui me déjugeait tant, en disant, prétendant m’aimer, et cela juste pour caresser ma peau lisse, virginale comme un lait de soie, embrasser mes lèvres de pêche, me faire l’amour, tout cela sachant, pour ma part, depuis Francis, que ne n’était pas cela, aimer, que ses gestes étaient une antinomie absolue, un carnaval, une fois, donc, Louis crut me comprendre. Il me dit : « – Finalement, tu es une perverse-narcissique. J’ai mis dix ans à le comprendre. » Avant cela, j’avais compris que l’illusion fondait tout. Je l’avais compris, sans nul besoin de le formuler. Le monde, oui, j’en avais saisi juste ce qu’il m’était utile de savoir, mais une sorte de mensonge par omission m’interdisait de me l’avouer à moi-même – sans quoi je jouerai mal le rôle qu’il m’avait assigné, obligée de m’interpréter. Si tous se mentaient à eux-mêmes, quel mal y avait-il à leur mentir ? En ce qui concerne la piètre tentative d’explication de Louis, crois-tu, P’tite Gueule, que l’avis de la cloche sans le sou qu’il est devenu, tout en se croyant savante, m’intéresse ? Quiconque pense-t-il cela de moi ? Je l’éjecte illico. Personne ne doit savoir...

Si l’on fait courir une rumeur, je « diffame » (quand je mets entre guillemets et en italiques ce sont les expressions piquées à Louis). En français, je fais comprendre que Louis (ou un(e) autre) n’est pas bon à écouter, est revanchard, jamais « objectif ». Je ne cherche nul argument pour la « raison raisonnable » et « raisonnante ». Je m’adresse à l’émotion de l’autre. Jamais à l’autre. Mon bénéfice ? le temps que je lui vole. Mon énergie ? Son adoration, ses attentes, son désir, sa frustration, son argent, sa soumission, son dénuement, sa haine, son amour, sa colère, sa jalousie, sa rancune. On me conteste ? Je dis que l’on ment. Sans plus de justification. Je le répète tant que tous le croient. Répète à ton gamin – ou à l’adulte qui t’aime – la même chose dix-quinze ans, regard droit, franc, volontaire, bien ouvert et plongeant hypnotique dans le sien sans ciller, menton haut, déterminée : cela devient vérité. Prétendre le contraire serait se faire mépriser, moquer, cesser d’être aimé par moi, mordu et remordu – car le sommet de mon jeu est de leur faire croire, mais sans jamais le dire, que je les aime. La répétition, voilà ce qui triomphe de « l’intelligence » : le summum est ce moment où je comprends, dans le regard de l’intelligent, qu’il s’est fait chourer à vie sa vérité-vraie ! S’il gueule, je dis qu’il cherche le conflit, les embrouilles, les procès à répétition : pareil, je le répète sur dix ou vingt ans et ça devient plus vrai que planche à billets. Je ne lui parle plus, bien sûr, et j’interdis à quiconque de lui parler. Je le traite par le vide. Je ne cherche pas à savoir si je mens. Cette question ne m’intéresse pas ! Ce que ne comprend pas ce genre de personne, c’est ma révolte : ma révolte de condition. Pas de condition féminine. J’adore être une femme. Il n’y a rien que j’adore de plus. Mais « j’abhorre » notre condition. Quand je dis « notre », je parle tant comme un homme que comme une femme – même cette condition est pire pour les femmes : regardes leurs salaires, P’tite Gueule ! Quelle est la plus terrible des conditions ? Celle de la femme « monoparentale », dont l’homme s’est tiré en lui laissant les gosses. À présent, réfléchis à l’autre arnaque de la vie ! L’épargne ! Elle te le bouffe ton temps, après tu t’aperçois que c’est ta vie qu’elle a bouffé. Si tu travailles comme tout le monde pour avoir ton chez toi, tu tombes dans le cycle de vie de l’épargne : quatre-cent Euros/mois trente ans, au bout desquels tu es devenue moche et n’as profité de rien, jamais fait un voyage en cinq étoiles, une croisière de luxe. Ton cycle est fini.

Avoir les choses par mon « industrie », en français par mon métier, je n’irais jamais dire que je suis contre : ma réput’ est en jeu. Je préfère le luxe, ne pas compter, le temps libre, le shopping (et l’inconnu rencontré au hasard). Parles-moi de mon projet professionnel, je ferais mon regard de « par-en-arrière ». J’ai un métier, oui, mais il ne m’intéresse pas – aucun, d’ailleurs. C’est une façade, un alibi social. Il n’est que par le rapport de force qu’il donne. On ne peut plus me menacer de coupures de vivres. J’attends de lui qu’il me place à un bon rang, où je serai au moins l’égale de tout le monde – point barre. Ah, si, au lieu de me traiter de « perverse-narcissique », mon imbécile de banlieue parisienne m’avait qualifiée de « prédateur »… Oui ! Séducteur, charmeur, comme par hasard ce sont des qualités chez les mecs ! Mais, quand on les connaît… la femme est supérieure. L’autre truc, que je trouve con jusqu’au ciel, est d’entendre dire : « – Derrière la carrière d’un homme il y a une femme ». Le contraire moins. Voire jamais. Ce que j’aimerais être ? « Être », qu’est-ce ? Un prédateur est sans limite, sans sexe. Ne comptent que les limites de sa proie : jusqu’où elle pourra faire carrière, la fera – jusqu’où il sera possible de la pousser pour qu’elle te donne ce qu’elle a, du matériel, des valeurs monétaires, immobilières, ses relations. En échange, le véritable prédateur donne à sa proie sa façon de voir les choses, de manière à ce qu’elle construise elle-même les parois de sa cage, et l’ensemble du piège qui y mène. Une proie n’est une proie que si elle ignore l’être : ce que je guette, en elle, est d’abord son inconscience. Pour un homme, une inconsciente héritière – mais une executiv-woman, non, car c’est un prédateur… Homme ou femme, le prédateur doit éviter les politiciens – ou en devenir un. Pour une femme, la proie devra avoir ce que l’on appelle un beau métier, du potentiel. Mais il ne faut pas se précipiter, patienter, attendre assez pour que le potentiel se réalise, s’actualise. Dans les années 1970, l’usage voulait que l’homme donne son nom à la mariée, car cela symbolisait son appropriation. Personnellement, je ne l’ai jamais vu ainsi : pour moi, cela signifiait – et signifie toujours – que je le possède. En soirée, l’on me verra cependant un peu en arrière, dans l’ombre, petit air de vierge, Patricia Lathérèse – devenue Pat’ ou Patou X –, épouse gentille, responsable, attentive aux autres, voire faisant quelque chose d’altruiste – par exemple, je trie les bouchons de liège pour une association caritative, soit un millième de temps de mon temps –, à cent mètres de mon travail – soit un quart de temps, à dix minutes de mon domicile. Par sa richesse, ses fonctions, mon mari impressionnera. Moi seule saurait à quel point il est inconscient, faible, manipulable. Mon luxe sera de laisser entendre – sans y paraître – que je suis le maître de la situation – donc que je suis son maître. Par derrière, comme par devant, cela sera moi d’abord. Ma proie sera mon statut, je l’épinglerai sur mon chignon comme d’autre l’épingleraient sur leurs boutonnières. Me critiquerait-on pour cela ? Je fermerais aussitôt le bureau des pleurs : je dirais que chacun est comme il est, que personne n’y peut rien... Si l’on insistait encore, je dirais : « – Mais tu te crois supérieur aux autres ? » Toi tu es comme ça, moi ainsi. Je suis féministe : mon malheur est de ne pas être bisexuelle – encore que... Zut de chez zut ! Cela divise par deux mon terrain de chasse. Bien eu(e)s, les inclusifs(ves) ! Imagines, P’tite Gueule, si tu étais un(e) bourgeois(e) ++ au lieu d’être mon journal intime ? Alors, si je ne suis pas casé(e), tu risques d’être mon objectif, avec ta bonne famille riche, ses maisons et ses placements. Mais pour être attirant, tu dois être en plus : – un innocent passant, par hasard, sur mon territoire ; – complexé, assez psycho pour courir aux ordres – mais pas trop psycho.

Ce sont mes trois principes cardinaux, comme les cardinaux du Magisterium dans le film tiré du roman À la croisée des Mondes. Nicole Kidman, blonde aux yeux bleus habillée luxe, impeccable, y est magnifique. Elle est mon modèle. Eh oui, je lis beaucoup. Outre Philip Pullman, j’adore John Fante – et, plus encore, James Ellroy. Celui-là, ça dégouline, c’est super. Au sujet de mon intellect, mon père disait : « – Si tu ne comprends pas, ne cherche surtout pas à comprendre, apprends par cœur ». (D’où mes magouilles pour avoir les QCM sous mon manteau mi-long de mes études – tu sais, celui bleu profond.) Papa, qui ne lit jamais aucun roman (à part L’Humanité), n’a jamais su que dans Le tueur sur la route, de James Ellroy, je comprenais tout. Je n’avais nul besoin de chercher à l’apprendre par cœur pour y exceller. Néanmoins, si tu me demandes mon avis sur le héros, il est nul. Eh oui, tout malin qu’il soit, soit disant « sur-doué ». Il en admire déjà un autre, Charles Manson : il veut l’imiter. Certes, Charles Manson est un grand homme, admirable, méconnu. Mais, pour un prédateur, il est mauvais d’admirer – comme nous disait Heinrich, en allemand dans le texte, il nous revient de devoir tracer notre propre voie, car c’est elle qui fait que nous sommes des personnes uniques, des joyaux. Surtout si le Monde nous regarde comme les derniers des derniers ! Pour revenir au magnifique héros d’Ellroy, il a passé du temps en prison : l’intérêt STP ? À part se faire des relations ? J’imagine les plateaux-repas, même si je sais que je m’adapterai très bien... La prison est l’anti-luxe absolu. Le réveil se fait aux pétrominettes ! Il lui reste les tueries : elles qui lui donnent ses orgasmes. Il ne peut jouir sans. Moi, je peux jouir sans – et beaucoup-beaucoup. Je parle de mes orgasmes lorsque je rencontre des hommes, au hasard des rues, mais aussi du plaisir où jouit seulement mon cerveau : le regard de l’autre qui se rend compte que je l’ai écrasé me rend folle. Alors, il faut que je baise : c’est un ordre de mon « Goblieu », à exécuter illico. Ce que j’aime, dans Le tueur sur sa route, est qu’il agit dans la seconde. Il suit son désir, sans encombrement de limites. Il va son chemin dans la société, sans se faire voir, invisible, sorte de nuage mouvant et rapide d’où surgit en un éclair une lame aiguisée. Modeste, propre, nickel-chrome, présentant bien, il n’attire pas le regard. Il est seul, comme moi souvent. Apparemment toujours accompagnée, en société, en famille, en réalité je suis toujours seule... Ah, s’il n’y avait mon Goblieu, je ne le supporterais pas...

Mon « Goblieu » ? Qui est-t-il, celui-là, encore ? Ne sois pas jaloux, P’tite Gueule, il est mon ami invisible. Je l’entends. Hélas, je ne l’ai jamais vu – ou si peu, trop peu. Il est mon quatrième ami-pour-la-vie. Quand je l’ai connu, il était déjà un ami de Mémé. En quelque sorte, elle me l’a présenté. Il pense à moi, il pense en moi, il pense pour moi, il me conseille. Il m’aide à me sortir des situations, où me « précipite » mon « humaine nature » – comme il me le chuchote de derrière mes tympans, avec beaucoup de gentillesse. Quel confort... Oui, il a toujours raison : il était déjà là avant le départ de Francis. Mais il s’est installé encore bien plus après sa mort, par générosité, pour le remplacer. Comment peut-il penser en moi ?? Bonne question : il parle dans ma tête, sautant l’étape oreilles. Ce n’est pas plus compliqué. À Vinneuf, mon village natal, quelques-uns – comme Mémé – invoquaient les Goblieux en cas de difficultés – le troupeau d’un voisin à rendre malade, des vaches dont il fallait faire tourner le lait ou, au contraire, celles dont il ne fallait plus que le lait tourne. Car il n’y a pas qu’un Goblieu : selon la tradition locale, telle qu’elle circulait entre certaines de nos grands-mères, ces initiées qui initiaient celles de leur descendance qu’elles jugeaient dignes – dont je suis –, ils sont tout une peuplade fantomatique, globuleuse, active, répandue de chez les bouseux de Vinneuf aux bourges des grandes villes de frimeurs – du genre de Paris. Pour sa part, Papa, « communiste matérialiste », « athée et fier de l’être », dénigrait cette croyance, traitant dans son dos Mémé – sa belle-mère –, de « sorcière »... disant des Goblieux qu’ils étaient les « chimères de paysans arriérés »... Mais ceux-ci répliquaient, par le truchement de Mémé, qui captait comme moi leurs paroles dans sa tête, qu’ils avaient transformé les pensées elles-mêmes de Papa en chimères, que par cette méthode ils lui insufflaient son incroyance en leur existence, qu’ils effectuaient ce travail inlassable parce qu’il fallait qu’il en soit ainsi, afin qu’ils restent dans l’ombre, car l’ombre « leur était nécessaire pour agir »... Ils avaient ainsi fait de leurs pensées les pensées de Papa qui, jamais, ne s’est douté que les pensées qu’il prenait pour les siennes étaient les leurs – puisque Papa, damné matérialiste, croyait être le seul à penser dans sa tête. Quoi qu’il en soit du sérieux de ces querelles de chapelles, P’tite Gueule, tu l’as compris : il est préférable que les Goblieux vous aient à la bonne...

Revenons à moi. Le moment le plus difficile, pour les gens de ma sorte, est le choix de sa personne. Si tu ne réussis à la faire tienne du premier coup, ça peut être la misère. C’est ainsi que j’ai découvert l’horrible de la vie. J’ai failli y laisser mon plumage, voire davantage – donc y compris le plumage qui pousse vers l’intérieur, formé de plumes si belles, grandes, soyeuses, chamarrées, que personne ne doit les voir, car chacun les convoiterait pour lui. Elles sont le diadème de notre emprise sur les autres et, par eux, sur le Monde. Car le monde repose sur un labeur : celui que le Mal exerce en son sein. Mais le mal s’apprend : à présent, écoutes et lis le récit de mon initiation, quel rôle j’ai joué dans son entreprise, comment j’ai transmis le témoin d’une génération l’autre, faisant chuter les pions, d’abord inconsciente puis en pleine conscience.

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