Chapitre 2 : Patricia rentre à l'université
Quand je commence le lycée, n’imagines pas, P’tite Gueule, que je me dise :
« - Je suis un prédateur. »
Je sais que je ne veux pas passer ma vie à travailler. Dès les études, à partir de dix-huit ans, on estime généralement que l'on a cinq ans pour trouver le bon compagnon - ou la bonne compagne. Pas davantage. C'est déjà une lutte mais, après, cela devient une guerre : les fiables et les équilibrés se sont trouvés les uns et les autres et, comme sur un marché, ce qu'il reste est souvent du second choix. Attendre que la vague des divorces remettent des effectifs sur cette sorte de champ de bataille est très aléatoire.
Cependant, un prédateur ne vise pas nécessairement les personnes les plus équilibrées... Disons qu'il vise ceux qui sont les moins lucide - tant sur eux-mêmes que sur lui.
Mais je n'en suis pas encore à ce « niveau de réflexion ».
En attendant d’en arriver aux « grandes études » - comme disent les péquenauds, ici, à Vinneuf -, je suis au lycée. Je me débrouille pour perdre ma virginité avec un garçon trapu, dont la famille possède le plus bel hôtel du coin, un Cinq étoiles au-dessus de la Faulx-Sarthe : L’hôtel de la Licorne. Dès seize ans, je cherche donc le Riche à l'instinct. Je tombe sur lui dès qu'il passe, un peu comme la tique sous sa feuille qui attend que passe dessous un mammifère au sang chaud. Cependant, dès cette époque, je suis aidée par mon Goblieu : très vite, en effet, je sens qu'il met ses pensées et sa stratégie derrière mon instinct, lui donnant plus de poids...
Hélas, pour mon père, je suis l'imbécile de la famille. Comparée à mon frère, outre le fait que je suis la cadette de quatre année, là où lui a 25/20 de moyenne avec cinq ans d'avance, moi je rame à 14, 17 - mais avec des cours particuliers, et pour tout, de la physique aux mathématiques en passant par les langues vivantes. Mon bac D scientifique, avec mention « assez bien », c'est à coup de taloches que je l'obtiens - et grâce à l'allemand, où je deviens particulièrement forte, grâce aux cours qu’Heinrich (un voisin d'origine alsacienne arrivé après la guerre) me donne, avec Andrée, ma-meilleure-amie-pour-la-vie - et, alors, encore Francis.
Mais, le jour où j'annonce mon diplôme, mon père me dit :
« - Je ne te félicite pas, mais je me félicite pour avoir eu le bac une deuxième fois sous ton prénom ».
Maman croit bon d'en rajouter :
« - Médecin tu pourras pas l'être. Vise dentiste, ça rapporte. On te paye ta première année de Prépa à Rennes. Un an, pas plus. »
Pendant que mon frère l'ingénieur s'envole aux États-Unis gérer une grosse société à vingt-et-un ans, après avoir inventé je-ne-sais-plus-quoi comme technique, je suis destinée à Dentaire. Pour moi, pas d’illusions : on me le dit, on me le répète, c’est du par-cœur. En plus, je ne suis guère adroite. L’objectif est le beau mariage : on ne me le dit pas ainsi, bien sûr, mais c'est parfaitement clair pour moi. Ils ont pesé mon physique, l’ont bien noté et décidé qu'il était mon « atout majeur ». Au passage, mon frère est super beau de chez Super-beau : les paysannes disent d'ailleurs qu'il est le plus bel enfant du Canton. Et, pour moi, du Département. Avec ce physique et, selon encore mon père, un « quart de cerveau », l'objectif qu'ils me donnent est de monter tous (tous !) les échelons de la société. Ils sont certains qu’en Dentaire j'aurai du choix.
Mon problème est que je suis une écervelée. En effet, lorsque j’entre en Prépa, j’ai un copain depuis mes dix-sept ans : et de la meilleure société, mon cher. J'ai mis au but sans y penser - encore à l'instinct. Tombée dessus ! Maman veut que l’on se fiance, l’on officialise. Au plus vite. Tant elle est stressée, paniquée par mon devenir. Mais, alors que mon petit ami n'est pas contre, moi, à dix-neuf ans à peine, le mariage me fait peur.
Mes glandes sexuelles disent :
« - Baise-les-tous ».
Ma bouche traduit :
« - Je veux vivre ! »
Conséquence : je quitte mon copain super-hyper-top. Après un an et demi, tu penses, en n'ayant même pas encore décroché le concours de Dentaire - donc sans parachute de secours. En pleine Prépa. Assurée de rien. Je le quitte tandis qu'il se présente à l'ENA.
Je ne réalise pas tout de suite l'erreur.
Comme copain, précautionneuse, j’avais déjà pris le fils de ma logeuse - au-dessus. Si je ne paye plus qu’un de mes loyers sur deux - Maman n’en sachant rien et continuant de m'envoyer l'argent -, je regagne un étage dans l'échelon social, mais après en avoir descendu dix… et je ne vis pas du tout. Surtout avec la panique : c'est travail-travail sans cesse pour décrocher Dentaire. Mais cela marche. Du premier coup. Incroyable. Sauvée à une place près. Je sais des tonnes de livres par cœur.
Mais sans les comprendre, pour beaucoup.
Tant c’est chiant, tant je ne le veux pas, tant je ne peux pas le vouloir.
Clairement, la matière ne m'intéresse pas, mais aucune autre matière ne m'intéresse non plus ; quant à soigner, cela n'est pas davantage ma vocation. D'ailleurs, nul ne m'a jamais assigné une telle vocation : ma seule mission est que mon activité rapporte le maximum d'argent, mais tout en restant dans les limites de la bienséance villageoise, de la morale publique, ainsi qu'en évitant toute rumeur négative et - surtout ! - de se faire remarquer, y compris par son originalité - ainsi, call-girl est exclu, par exemple ; tout comme anti-conformiste... du moins si cela se sait.
Je me permets, P'tite Gueule, d'insister particulièrement sur ces éléments, car cela marquera particulièrement ma vie : ma norme sera de sembler être normée.
Mais au commencement fut la lumière...
Me voici donc en Première année de Dentaire. Mon père est content. Ma mère est contente. Curieusement, leur plaisir devrait me faire plaisir. Mais même pas. Ou même plus. Les études durent cinq ans. Mon but est de vivre, de vivre à fond. Pour certains, il s'agit des voyages, de l'aventure, du trafic d'armes, de la drogue, de la science, voire de la « Connaissance »... Pour moi, ce sont les garçons et les fêtes - les garçons menant aux fêtes, les fêtes aux garçons : j'entre dans ce que mon Goblieu appellera le « cercle vicelard à l'intérieur du cercle jouisseur ». Mes aventures commencent avec mes amis et des bouteilles pleines, puis finissent avec une bouteille vide et un garçon - sans jamais avoir été une alcoolique, j'ai été une alcoolisée ponctuelle. En somme, ce n'est pas l'art pour l'art, mais l'alcoolémie pour mes études de nus.
Et, en effet, qu'est-ce que nous buvons ! « Rue de la soif », à Rennes, voici notre propriété. Une nuit, mes condisciples mâles m'allongent sur le comptoir : je me vois encore, petites chaussures, mi-bas, short court en stretch blanc, haut moulant, soutien-gorge avec dedans des seins faisant aussi rêver les filles ?
Comment est mon visage ? Je suis pas douée pour les descriptions.
Mais j'ai gardé toutes les lettres de mon premier amoureux, qui font tout un tas - que j'emmène partout avec moi, au fil de mes déménagements. Louis - car c'était son prénom -, la description, il adorait :
... Sais-tu que la voisine de mes parents te surnomme la Madone ? Dans le creux du lit pliant, ton parfum est resté : je l'ai découvert quand, à la suite d'une angine, j’ai redormi là. J'ai eu l'impression de me retrouver dans la mie d'un pain chaud juste sorti du four. Tu es de la soie à croquer, à lécher. Sur la toile vierge de tes traits, j'ai peint dans mes rêves une Vénus qui surgit des flots. Etc.
Quel style de merde, me souffle mon Goblieu !
« Un jour viendra où je t'aiderai pour cela, aussi... » De ma table de nuit, je ressors les lettres de Louis régulièrement - comprenne qui peut, en tout cas pas moi.
P’tite Gueule, revenons « rue de la soif » : cette nuit-là, en Deuxième année, j'ai encore les cheveux coupés courts, ras, « androgyne », le coup long, fin, les lèvres belles, charnelles, « à bites » - comme dit l'un de mes copains. Je suis allongée sur le comptoir de toute ma longueur (1 m 59) et ils me font le « glou-glou » : l'un me passe le bras autour du cou, le soulevant pour que je n'avale pas de travers, l'autre m'introduit un goulot de bouteille de punch entre les lèvres, et tout le monde, filles comme garçons, hurlent :
« - Glou-glou-glou-glou. »
Après, je ne me souviens plus. Je me réveille chez un garçon que je ne connais pas. Un Dentaire. Par contre, lui me connaît.
« - Pat' », me fait-il de dos, nu, « je ne sais pas qui voudra t'épouser parce que t'es un putain de numéro ! »
Je tique. Il se retourne. Ah oui, c'est un Cinquième année. J'ignore comment il s'appelle.
Charles, peut-être...
« - Il faut que tu y ailles, j'ai jogging. Pour le triathlon. »
Me voilà éjectée. Sans qu'il prenne seulement mon numéro ! De toute façon, aucun ne me le donne jamais : soit je les revoie en fac, soit dans les bars, soit en soirées.
Ce jour, pourtant, est important, car il va me permettre de décrocher mon diplôme. Etant partie de chez Charles, je retourne chez moi où mon ancien copain - le fils de ma logeuse - me guette toujours, deux ans après, au bord des larmes. Je le kiffe pour ça, mais je l’ignore tandis qu’il me supplie silencieusement. Je l’allume par pur plaisir. Ensuite, je file à la fac sur les quais de la Vilaine. C'est à ce moment qu'arrive mon prof à la Porche. Il est pas mal, dans les quarante-cinquante. Il est autant un prof qu'un copain, car il participe à nombre de nos beuveries - nous l'appellons Bébert. Il me regarde brièvement. Je file derrière lui m'asseoir au premier rang de l'amphithéâtre. Par chance, c'est de l'anatomie : je n'y comprends rien. Aussi, je vais lui dire après cours que je crains fortement de planter mon semestre - et ce n'est pas du pessimisme. Regard timide, je lui demande, grands yeux de bichette vert-émeraude levés vers lui, s'il ne connaît pas quelqu'un pour me donner des cours. J'indique que je n'ai pas de quoi payer - air hyper-triste. Il me regarde attentivement, et peut-être qu'alors je l'émeus un peu - car je n'ai pas pu m'empêcher de rougir, pensant que cela allait être trop énorme, tout de même.
A présent, son regard n'est plus celui d'un professeur, ou d'une relation amicale :
« - Bon, viens à mon bureau demain à 17 h. »
Le cours particulier a lieu. Il est 18 h quand nous sortons. Nous voilà devant sa Porche.
« - Je te ramène chez toi », me fait-il.
J'ai ma tenue d'ange de la rue de la Soif, no culotte, toute timide, grands yeux verts, teint de pêche. Pas de maquillage. Juste un peu de rose sur les lèvres, comme me l'avait conseillé mon ex-copain Louis. Je m'assieds à côté. Je préfère infiniment qu'il me dise « Je te ramène chez toi » à « Je te ramène chez toi ? ». Pour dominer, il faudra toujours que je sois dominée - du moins au début. Au moment d'arriver, il me fait :
« - On fait le tour de la Rocade. Ma femme est chez ses parents ce soir. » Toujours autoritaire.
Je fais doucement, enthousiasme dans le regard :
« - Oui ».
Non seulement nous faisons le tour de la Rocade mais, de là, nous piquons jusqu'à Vitré à 250 km/h. Et je craque. L'erreur, qui n'en sera pas une, est d'avoir voulu la jouer trop moulant. Quand il passe devant moi son corps pour m'ouvrir la portière, dès qu'il pose la main sur la poignée, il déclenche une lumière par en-dessous, ce qui fait qu’il a le nez quasi au-dessus de la zone. Je lance de telles bouffées de mon parfum de pain chaud que je retrouve aussitôt sa bouche collée à la mienne. Cela dure trois ans. Par intermèdes. Souvent, je joue à me mettre au premier rang de l'amphi.
Là, je le regarde sans jamais noter une ligne, suçant ostensiblement mon stylo, dedans, dehors, etc., piur lui faire perdre le fil. Je n'ai rien sous ma jupe : je le lui montre.
Après, je lui dis :
« - Je fais joujou à babouille. »
Cela marche : je pense que personne ne sait que nous avons une histoire ensemble, que l'on ne voit rien de mes manigances - comme je suis au premier rang. J’en suis sûre de Chez-sûre. Mais tous les garçons et les filles ont compris - et savent, pour l'absence de culotte. A vingt ans, pour tous ces mâles en rut que sont mes condisciples, ce genre d'information est capitale, primordiale. D’où ma réputation - et je ne m'étendrai pas sur la partouze, où j'étais étendue complaisament au bord de la piscine. Quand je rentre chez moi, je m'avise qu'il n'y a que le fils de la logeuse qui n'a pas compris - et mon premier amoureux, forcément, mais il n'est plus là, hormis ses lettres.
Quant à mon ami invisible, mon Goblieu, il adore !
Annotations
Versions