Chapitre 3 : Louis l'aristocrate
Début Cinquième - et dernière - année : j'ai perdu le compte de mes mecs.
J'oublie même parfois que je sors avec plusieurs en même temps, et qu'ils se connaissent. Par exemple, une fois, il m'arrive de donner rendez-vous à l'un d'eux, puis de l'oublier - car, la veille, je me suis torchée au Malibu, qui a pour effet de me donner des amnésies passagères. Dans cette état d'inconscience joyeuse, je donne alors rendez-vous à un deuxième. Le lendemain, quand j'arrive à la terrasse du bistrot, ils sont là tous les deux, assis ensemble à m'attendre, me regardant arriver, ironiques et moqueurs - en outre, nous sommes dans le même TD... C'est alors qu'un troisième me voit et vient m'embrasser dans le cou... en me parlant de la seconde partie de la soirée, où nous nous sommes quelque peu embrassés tandis que le premier, tout fier d'avoir un rencart amoureux avec moi, était reparti. Et tout cela se passant devant les deux premiers, qui n'en reviennent pas de ce spectacle ! Mais, pour autant, on me m'ostracise pas, on préfère en rire et profiter des aubaines que j'offre si généreusement. En revanche, ma logeuse, elle, m'ostracise : mes allées-et-venues lui déplaisent, d'autant que je suis souvent accompagnée - et que, dans l'intimité, je ne suis point une silencieuse. Un jour, quand je reviens chez moi, je trouve porte close, serrure changée, et toutes mes affaires entassées dans la cour - sous le crachin breton... Craignant pour la « santé mentale » de son p’tiet, elle vient d'opter pour une mesure radicale. Son « p'tiet » : c'est l'expression à Vinneuf... Elle vient du fait que la plupart des enfants, dans le temps, ne vivaient pas très longtemps : donc, on a pris « petit », puis « peut-être » et fait « p’tiet ». Histoire de ne pas s'attacher. Une histoire d'amour, mais à l'envers où, par atavisme, on veille à s'attacher le moins possible à la chair de sa chair.
En tout cas, je me plais tant que je redoublerais bien !
Mais, impitoyable, Bébert, mon prof qui me chérit m'a fait passer en Troisième année, puis en Quatrième - puis, à présent, en Cinquième.
La Cinquième année : la dernière. Soudain, je réalise que l'an prochain je serai en cabinet dans un patelin quelconque, un fichu bled je ne sais pas où - avec tout à commencer.
Et comme c’est parti, toute seule ! La panique m'envahit.
Je demande à mon prof de quitter sa femme : hélas, Bébert refuse. Le lendemain, il me quitte en me disant qu'il y a « trop de rumeurs ». Ses collègues commencent à savoir, sa femme n'est qu'à « quelques bises » d'eux. Pour ne pas le perdre, je me mets à imaginer comment je devrais me débrouiller pour qu’elle soit informée de notre relation...
Il me fait :
« - N'y pense même pas, même si elle savait, je lui dirais que c'était pour le fun, que tu couches avec tous ceux qui le veulent. D'autant qu'elle se demande comment elle a pu attrapé son herpès. »
Et merde ! Il lit dans mes pensées, ou quoi ?
Puis il me met au parfum :
« - De toute façon, j'ai trouvé une Première année. Dix-sept, mon âge fétiche. »
Il ne me reste que quatre mois avant la fin de l'année. J'ai raté mon Énarque à dix-neuf ans. Là, j'en ai vingt-quatre. Que puis-je faire à présent ?? Les épisodes comme ceux de mon rendez-vous au bistrot ont marqué les esprits de mes condisciples : et, encore, celui-là n'est que le moins croustillant... C'est un fait que, si l'on me le demande poliment, je couche aussitôt... Sur les cinquante garçons de la promotion, pas un - mais pas un ! - ne prendrait le risque d'envisager une vie commune avec moi... D'autant que j'ai la réputation d'être plutôt mauvaise apprentie-dentiste.
Comme d'habitude lorsque j'ai le blues, J'ouvre la lettre de rupture de mon pré-énarque, celle qu’il m'a faite quand je l'ai plaqué - parce que je voulais vivre (tu te souviens ?). Je viens souvent y chercher des explications à ma situation - quoique je les connaisse - mais, aussi, les souvenirs de quelqu'un qui m'a - selon lui - authentiquement aimé, et dont j'ai la nostalgie... - mais moins, beaucoup moins, que Francis.
Je déplie ce papier trop lu, troué aux plis :
Patricia, Pat’,
Je te félicite solennellement pour la manière dont tu as rompu.
Mille bravos. Tu as d'abord su attendre que je t'invite en week-end à La LIcorne : trois étoiles, magnifique, luxueux, le personnel aux petits soins pour nous. Ensuite, bien sûr, tu as courageusement évité de m'annoncer ta décision en face. Avec ton immense délicatesse, tu m'as fait appeler, tu n'as pas décroché, tu as traîné à répondre, tu as dit non, puis oui, puis non, puis non.
Ah, je ne t’ai pas dit : l’été dernier, mes amis de Sciences Po’ avaient voté contre toi. Ils m’ont demandé ce que je te trouvais. Je n’ai pas su leur répondre. Alors, qu’est-ce que je te trouvais ? En fait, je te trouvais jolie, plus que jolie. Comme tu n’exprimes rien et en dis encore moins, on peut penser que tu penses, alors ça m’arrangeait parce que je pouvais mettre ce que je voulais sous tes traits de Madone. Comme de l’amour. Voire de l’intelligence. Ou, pis, de la culture. Pourquoi être restée, alors ? Parce que tu étais ma première, parce que tu me vengeais de mes échecs à répétition. Tu étais ma frime : c’est terrible d’être aussi complexé. Pour ça, j’ai accepté un an et demi de ne jamais t’avoir entendu me demander quelque chose de profond sur moi (et de profond tout court, signe que tu ne fais pas de différence, c’est tout à ton honneur). Ou me dire (utopie totale) : « Je t’aime ». Pourquoi étais-tu avec moi, alors ? Quand nous sommes passés à Villeneuve, je me souviens que tu m’avais désigné un Monsieur en manteau mi-long comme le « notable de province ». Avec un mépris qui m’a surpris, comme si tu attendais de ma part une forme de connivence, de partage. À cet instant, j’ai pleinement compris que mon charme était là : je suis une sorte de bourgeois, mais pas de province, de Paris. J’étais ton ornement comme tu l’étais à moi. Hélas, j’ai utilisé cela. Cependant, je crois que je t’ai malheureusement aimé.
Tu me renvoyais le miroir de mes inaptitudes. Au fond, tu poursuis des buts antagonistes - me semble-t-il. Tu te laisses aimer, tu fais penser que tu aimes, mais tu cherches autre chose. Par chance pour moi, in extremis, sous l’influence de je ne sais quoi, tu as décidé d’arrêter. L’infantilisme, certainement. Seul je n’y serai pas arrivé. Je ne te remercierai jamais assez. Louis.
Je referme le papier. Comme il dit, je « poursuis » des buts « antagonistes ».
Mais lesquels ? Et lui alors ???
Ma panique croît. J'ai fait tourner le plus intelligent de tous ceux que j'ai eu. En plus un innocent : car il ne voyait jamais rien le bientôt haut-fonctionnaire-futur/Président de la République. Je lui présentais même mes amants, en lui disant qu'ils étaient juste des amis. Ausitôt qu'il avait le dos tourné, je leur présentais mon corps, de face, de profil et, surtout, de dos. Je peux pas résister : je n’y peux rien. Vraiment rien ! Ce n'est contre personne ! Le désir qu'ils ont de moi m'anime, me transforme en marionnette, comme si j'étais sous emprises, droguée par moi-même, ivre de ma beauté, de ma sensualité, de mes abandons... Mes extases m'extasient.
Le mieux avait été ce mois de juillet, dont nous avions passé une bonne moitié avec le fils du propriétaire de La Licorne, qui étudiait pour devenir cuisinier (celui qui m’avait dépucelé). De ma part, c'était une petite vengeance : au Noël passé, Louis ne m’avait pas proposé de venir dans leur chalet à Courchevel. J’avais alors repris mon Licorneur deux semaines. L’été suivant, celui-ci - présenté comme un simple copain - se fichait ouvertement de Louis quand il faisait son supérieur, son aristocrate, en même temps que sa fleur-bleue, son minet tendre genre romantique ridicule - je lui disais : « Pitié, arrêtes ». Il avait un côté j’écrase le fils de La Licorne parce qu’il faisait juste un CAP de cuisinier... Lamentable ! Il ne s’en rendait pas compte - mais alors pas du tout. Eh oui, ce n’était pas juste pour son joli minois que je sortais avec Louis - cela avait aidé, tout de même.
Il pouvait bien m’avoir écrit qu'il me quittait ! Une fois largué ! Mais, pourquoi, seul, n'y serait-il pas arrivé ?? Je ne comprenais pas. Mais je comprenais qu'il était l'inconscient idéal. En tout cas, mon p’tiet, le coup de La Licorne avait été le rendu-prêté pour la Noël (comme on disait au village) : souvent, cet été-là, nous nous regardions, complices, le « cuisinier »/fils du proprio hypra riche, et moi - surtout quand les amis de Sciences-po’ de Louis vinrent. Non, non, Louis ne voyait jamais rien. Une seule fois, tout de même, avais-je pu lire une question dans ses yeux... mais elle n'avait pas été plus loin. Ils étaient si bien élevés, dans la famille Lecourtois, qu’ils ne pouvaient imaginer quelque chose comme cela - surtout venant d’une madone ! Ah, non, Louis n'était pas comme mon fichu prof. Et pas comme les Cinquièmes années - quasi tous casés, sur le point de partir dans toute la Bretagne en remplacements - avant de monter leurs cabinets dans trois ou quatre ans. Désormais, je pouvais estimer le nombre de beuveries qui nous restaient sur mes doigts et mes orteils : une vingtaine, une petite trentaine ? Dans quelques mois, l'illusion que j'avais entretenue de l'éternité de mes études serait dissipée, les soirées alcoolisées seraient remplacées par un verre de cidre pris solitairement, dans un studio, sur une nappe en plastique - toute seule ! Et encore, ce serait du cidre éventé. Avant fin juin, soit en quatre petits mois, comment trouver quelqu’un pour la vie ! Même pour une madone !! En désespoir de cause, j’essayais donc de sortir avec une Première année : mais il prit peur ! Ma réputation me plombait.
J'avais cru, qu'à Rennes, je n'aurais plus à me soucier de l'opinion publique : mais, en réalité, la faculté, même débordante de sperme, d'hormones et de grosses blagues, était un village où, comme dans tous les villages, les commérages établissaient votre valeur, devenaient le maître-étalon de votre fréquentabilité à long terme.
Quant à Louis, je l’ai néanmoins aimé. En dépit de mes crasses, de mes infidélités... Zut ! C’était le seul - hormis Francis. Enfin, je crois que je l'ai aimé... Ce mot, qui semble être celui qui possède le plus d'importance dans la langue française, dispose, sans doute, peut-être, d'une définition qui m'éclairerait sur le fait que j'ai, oui ou non, aimé Louis... Francis, j'en suis certaine... Mais ensuite ?
Tiens, regardons le dictionnaire. Maman - institutrice - me l’a remis quand je suis partie faire ma Prépa. Comme s'il me permettrait de traduire ce que me diraient les fils de bonne famille que j'allais être amenée à fréquenter lesquels, pour ma mère, s'exprimeraient délicatement, en morceaux choisis, de manière complexe, émaillant leurs soûleries et beugleries de carabins de mille et une références littéraires et culturelles. Jamais elle n'aurait imaginé qu'ici on dénoncerait, pour revendiquer son statut socialement élevé, tout ce qui - de près ou de loin - pourrait sembler intello, voire pourrait éventuellement sembler l'être dans l'impossible hypothèse ou quelqu'un parmi nous (hormis les homosexuels) s'intéresserait à autre choses qu'aux fêtes, aux filles, aux bagnole, au foot et au sport - et bien sûr, à toutes les recettes plus ou moins loufoques pour être pintés efficacement, à la beauté de vos vrilles ensuite, et où seule l'intensité de votre gueule de bois, le lendemain matin, témoignerait de votre statut dans le monde réel... avec l'amusement, pour les autres, de vous apprendre ce que vous aviez fait dans cet état. Le curseur ultime étant donc votre stupéfaction...
Voyions donc : Amour… lat, f, vers, et mont, montagne…
Ça commence bien. Ah non, ça c’est Amont.
Amour : Sentiment très intense, attachement englobant la tendresse et l’attirance physique. Je lis aussi : Amour-propre ; amourette : amour passager, sans profondeur.
Déjà, cet effort intellectuel m'assomme : si l’amour est se tordre les sangs, comme Maman pour nous, pour Pépé et son cancer, pour Mémé, pour mon oncle mort précocemment. Car, chez nous, ce ne sont que disparus, cancers, TS (Tentatives de Suicides) et suicides réussis ! Votre père vous aime-t-il quand il vous dit ce n’est pas vous qui avait eu votre bac mais lui, tant il vous a aidé - et j’en passe des meilleures…
Ai-je, d'ailleurs, vraiment envie d'aimer... Je me souviendrai, pour ma vie, de l'effet que cela m'avait fait d'avoir tant aimé Francis... De la douleur, après sa disparition.
Sans doute, néanmoins, restait-il une petite possibilité pour que j'ose encore aimer, après cela... Mais un peu, alors, pas trop... Si je laissais ce sentiment prendre en moi trop d'espace, que se passerait-il si l'objet de mon amour partait, disparaissait ?
Louis m’avait aimé : je reste étonnée, car cela me fait encore quelque chose. En outre, j'ai toujours estimé ne pas valoir cela, moi dont mes proches soulignent les insuffisances, les lacunes, l'inintérêt - sauf esthétique -, et qui suis restée, de surcroît, une petite paysanne dans l'âme : Louis s'était trompé, forcément... Le jour serait venu où il s'en serait rendu compte - inévitablement.
Je remets ses lettres dans le tiroir de ma table de nuit.
Et moi l’ai-je aimé ?
Je m’en vais voir Sentiment… Puis ça me gonfle.
Je suis fichue. Mais qu'est-ce que la vie, quelle son utilité ? Serait-elle, finalement, du semi-plein entre deux trous-grangiers - comme à Vinneuf, sous le plateau au-dessus du village - avec d'innombrables caillasses, où l'on trébuche, pieds en sang - comme sur le même plateau ?
Je suis terminée avant d'être commencée, voilà !
Je ne vais pas pouvoir m'en sortir.
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