Chapitre 4 : Charles, sauveur de la dernière minute

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Le lendemain de mon blues, je décide de changer. Pour une fille comme moi, changer c’est changer de fringues. D’ailleurs, ce peut être que cela, car je ne contrôle pas le reste. Donc pas de jupette, pas de short, mais une robe bien sage, la noire avec sa collerette bleu ciel et ses petits boutons jaunes par devant. Et une culotte. Enfin, des tennis sur un collant SLIM. Quand j’arrive ainsi, tout le monde hurle que je fais communiante. Je leur rétorque que cela tombe bien, parce que j’ai décidé de me ranger. Tous les mecs hurlent de rire encore davantage.
Les filles sourient ce qui, chez une fille, équivaut à un fou-rire.
Oh non, mon panorama n'est pas gai : tous mes ex-copains/amants sont maqués, et même les filles les plus moches ont trouvé. Ni les uns, ni les autres ne sont regardants quant à l’apparence de leurs conjoints : en une sorte de trait qui m'effraie, mon Goblieu dessine en ricanant le destin inéluctable de leurs physiques - qui vaut pour moi, bien sûr. En eux, déjà, je vois la vieillesse... devant moi est posée - comme par le coup de baguette magique d'un désenchanteur - une assemblée de décatis en sursis, aux traits affaissés, creusés, seins tombants, ventres flasques et graisseux... Une sorte de lumière, pourtant, vient - de je ne sais où - balayer tout ceci, pour me laisser percevoir une réunion de points scintillants, sur un fond d'étoiles. C'est cela qu'il me faudrait voir... je le sais... Je ne devrais voir que la sorte d'éternité qu'il y a en chacun, la paix, la bienveillance...
Mais je ne peux, ne le veut pas... Et, aussitôt, cette vision s'efface, je les ai à nouveau devant moi - tels que je veux qu'ils soient dans ma réalité... avec la beauté de ce monde, les belles choses, les belles voitures qu'ils achèteront, les belles maisons à piscines qu'ils se paieront peu à peu...
Pourtant, en moi quelque chose arrive à me dire que ce sont des points où je me trompe bien... Pour preuve, je suis la seule célib...
« - Balivernes ! », me fait mon Goblieu. « Balivernes ? » Je suis si jeune, si peu instruite, que je ne comprends pas le sens de ce mot. Ce mot, alors nouveau, possède pourtant une telle force qu'il balaie la petite voix murmurante, laquelle cherche pourtant à protester - avec respect.... Mais, soudain, elle n'a plus nulle pouvoir en moi, cette voix - et n'en aura plus jamais, si elle en eût jamais... tant les apparences, si séduisantes, sont le levier véritable du pouvoir dans ce monde.
C'est à l'apparence que j'ai eu Louis, non ?

Sans saisir les pensées contradictoires qui se succèdent en moi, les intuitions qui fulgurent en moi, mes amis comprennent soudain mon état d’esprit - et moi je comprends, à leurs regards, qu’ils m’aiment, me veulent du bien. Au lieu de me faire plaisir, cela me fait mal et, même, me mène au bord des larmes. Je repense à ce que l'on dit sur l’amour, les sentiments. Je resonge à Louis.
Il y a en plus que, question job, je me torture : j’ai été amenée à la Cinquième année par Bébert, mon prof d'anatomie, mais je ne sais rien faire. Par exemple, je m’emmêle dans les fraises : une fois, j’en perd une dans le gosier d’un des pauvres qui viennent se faire soigner gratos chez nous. Tu ne le sais pas, P’tite Gueule, car tu n’as pas de mains, mais dentiste c’est super dur : c’est comme qui dirait une sorte de chirurgien qui fait une opé’ toutes les vingt minutes. Quand je sors de TP, je suis exténuée : c’est comme si on m’y écrasait le cerveau à coups de galoches. Sans compter le désespoir muet que je lis dans les yeux des profs, quand ils me regardent : à vingt-trois ans, j’ai pratiquement mon avenir dans le dos - et, en fait, dans le cul !

Pour arranger le tout, on me fait un sale coup ce jour : passant place Sainte-Anne rejoindre notre bistrot, voici que je tombe sur une fille à laquelle j'ai piqué son copain sans le savoir - note que, même si je l'avais su, je le lui aurais piqué.
Anne, qu’elle s’appelle. Anne place Sainte-Anne ! Le délire.
Elle se plante devant moi, si bien que je ne peux plus avancer, ni reculer, en raison de la presse dans la rue piétonne :
« - Oui, » je fais, « c’est pour quoi ? »
« - C’est bien de coucher pour passer en Cinquième, mais tu sais pas pourquoi Bébert t’a fait passer, et perqué il compte bien que t’aies ton diplôme ? »
Je ne réponds rien, mais je sens la catastrophe - donc je sourie et lève le menton, fière.
Surtout que cette garce sourit de plus en plus largement :
« - Il veut que tu quittes l’école au plus vite, que tu débarrasses le plancher. Il en a trouvé une autre. Une Première année. Aussi nulle que toi, d’ailleurs. Il faut croire qu’il les aime comme ça. »
« - C’est sûr que toi tu pourrais même pas sortir avec le père Fourrasse [c’est comme ça que nous appelons le concierge]. T’y avais pas pensé à celle-là, hein ? »
À cette époque antique, que veut-tu qu’une fille réponde à une fille dans ce cas ? Conséquence : je la mortifie. Je la vois se ratatiner. Je passe, l'air triomphant.
J’ai toujours eu de la répartie.

Donc, P'tite Gueule, tu comprends bien dans quel état je suis quand j’arrive dans le bar, au moment où un Diplômé, Charles, se place à côté de moi, dans l’interstice que laissent les copains et copines.
Oui, Charles ? Tu ne te souviens pas ? Le Cinquième année, celui qui fait du triathlon ?
Celui qui m’a baisé et pas pris mon téléphone, sous prétexte que je suis spéciale !
Bref, il arrive et il voit à son tour que tout le monde est casé. Ça sent la fin des études et le sérieux. Compatissant, un pote lui fait :
« - Alors, à Serzon, il y a de la muff ? »
Gêné, Charles ne veut pas répondre, peut-être parce que je suis là. Je sens bien ce genre de mouvement, dans les têtes - quand cela me concerne. Oui, c’est comme si j’entends l’autre penser, parfois. Mais notre camarade insiste :
« - Tu sais, avec la clientèle, ça peut peut-être marcher... »
C’est ainsi que je comprends que Charles est célib. Il me revient que c’était un grand fêtard. Inspiration ! Je dis :
« - Ben alors mon pauvre t’en as pas eu de la chance ».
Ma voix tremble, je ne porte pas beau, ce jour.
Je vois mon destin dans celui de Charles. Sauf que lui est un super-bon dentiste !
Du coup, il se sent ému.
Les autres comprennent bien le remue-méninges dans ma tête.
« - Pat’ s’est rangée, tu le croiras jamais. C’est études-études maintenant », fait le copain en face.
Tu pourrais croire qu’il se moque de ma gueule : mais pas du tout.
C’est la solidarité entre Dernières années. Ils veulent croire en moi, me donner une chance.
Ah, du sentiment, il y en a ce jour ! Je répond :
« - Je sais pas si je vais y arriver, j’ai pris trop de retard ! »
« - Mais t’es pas plus conne qu’une autre », me fait JF, un autre avec lequel j’ai couché. « Tu t’y mets à fond dès maintenant, et s’il le faut tu redoubles. Après t’enchaîneras les remplacements, et tu finiras par avoir ton Cabinet. »
« - Mais je peux pas redoubler, » je fais, presque au bord des larmes.
« - Mais pourquoi ? », me dit Charles, compatissant, très ému, comme tout le monde.
Là, il faut que j’invente :
« - Mes parents ne peuvent plus m’avancer. On a été ruinés ! »
Stupéfaction !
« - Tu nous l’as jamais dit ! »
Pour tous ces fils et filles de bonnes familles, c’est un drame.
« - Mais ils ne sont pas instit ? »
Pour eux, c’est sûr, un instit est payé jusqu’à la fin de ses jours : un instit, ce n’est pas riche, mais c’est inruinable !
« - Non, je fais. Une histoire d’oncle. On s’est porté garants de ses dettes, il peut plus rembourser parce qu’il s’est suicidé mais il s’est raté [ça c’est la seule chose de vrai]. On doit vendre notre maison.
« - Mais pas toi aussi Charles ? », demande quelqu’un.
« - Euh… c’est pas tout à fait ça. On avait la ligne Serzon-Belle-Ile, mais on vend à Véolia. Sinon, oui, on aurait été ruinés. »
« - Mais vous n’aviez pas aussi les vedettes du Golfe ? »
« - Ah non, celles-là on les garde ! »
Après, nous mangeons au resto, Charles toujours à côté de moi. Au moment de l’addition, quand je veux payer, il revient, royal, et dit qu’il a payé pour tout le monde - après, une fausse copine me dira qu’il voulait m’inviter mais que, ne voulant laisser croire qu’il avait pitié, il avait invité toute notre bande. Douze personnes, quand même. Comme j’habite à deux pas, il me raccompagne au bas de l’immeuble où se trouve mon petit duplex, au dernier étage. Trop classe.
« - Tu peux monter prendre un verre », je lui fais.
Et comme nous avons déjà couché ensemble nous recouchons. Après je pleure. Nous refaisons l’amour. Je repleure. Nous dormons. Le lendemain Charles s’apprête à rentrer à Serzon. Il a les boules. Je suis de plus en plus triste.
Alors, cette fois, il prend mon téléphone.

Je suis diplômée en juin, comme prévu. En septembre, j’arrive dans la maison que Charles nous a loué - dans la banlieue de Serzon. Après j’enchaîne les remplacements. Quand je me suis assez gamellée, Charles me trouve une collaboration chez un dentiste à côté de son propre cabinet, dans la perspective que je prenne des parts. Voilà ce qui se passe de mes vingt-trois à mes vingt-sept ans. De temps en temps, je vais à Rennes coucher : à Serzon, il y a certes plus de cent mille habitants, mais la famille de Charles est super-connue avec ses Vedettes du Golfe, ses bateaux qui sillonnent le Golfe du Morbihan avec plein de touristes entassés dessus - comme des bétaillères flottantes.
Tu vas me dire, P'tite Gueule, qu’à Rennes il est tout à fait possible de croiser quelqu’un de Serzon - surtout dans le quartier piétonnier, avec ses boutiques de luxe et ses hôtels étoilés. Par chance, cela n’arrive jamais.
Oui, tu le sais, P’tite Gueule, c’est ma faille : des fois je sens que mon Goblieu arrive, puis me saisit. Aller à Rennes de Serzon pour la journée, c’est limite. Je préfère avoir au moins une nuit, deux étant l’idéal. C’est pourquoi je pousse Charles à refaire du triathlon. Il était déjà très bon quand nous avions couché ensemble pour la première fois, mais devenir champion exige de partir, de s’entraîner sans cesse. Quand tu atteint ce stade, tu dois découcher, forcément, t'absenter longuement...

Quand il part, il me dit souvent :
« - Je te délaisse, qu’est-ce que tu vas penser de moi ? »
Moi, je baisse la tête, pour qu’il ne voie pas la petite joie de mon Goblieu dans les yeux, mon excitation, entende mon cœur battre plus fort. Je dis toujours :
« - Non, non, ça ira, c’est pas comme si tu avais quelqu’un que tu voyais en douce… Et pis deux jours, c’est pas tellement long… »
Quand il revient, je lui demande si cela s’est bien passé. Toujours très bien. Dans les jours qui viennent, il me donne les dates de la compét’ suivante… Exemple : un mois. De là, mes hormones comptent les jours… Une semaine avant, ce n’est presque plus tenable. J’ai hâte de lui dire :
« - À dans deux jours, trois… à après-demain » !
Aussitôt son sac fait, sa voiture passée l’angle de la rue, je prends la direction de Rennes avec ma Polo. Une heure et demie après, je franchis la Rocade, et de là prend la direction le centre-ville, zone piétonne. Je peux aller chez l'un de mes habitués... Certes, j’en ai un ou deux aussi à Serzon, mais là ce ne sont que précautions, comme faire semblant d’aller se balader et arriver chez l’un ou l’autre par les chemins, derrière - à travers bois.
Mais, à Rennes, ce que je préfère le plus, ce ne sont pas mes habitués, c’est l’inconnu qui m’aborde : alors, je ne me maîtrise plus, m’emballe, il ne m'est presque jamais possible de dire non et, le mieux, c’est dans des parkings, dans des autos, comme une vraie petite… Pour un peu, je ferais le trottoir si l’un me le demandait - d’ailleurs, une fois, cela est arrivé. Ce jour, mon Goblieu était si déchainé que j'ai dû lui laisser toutes les commandes : une marionnette, voici ce que je suis parfois. Mais ce n'est pas encore une maladie chronique, juste des symptômes ponctuels.
Mais pourquoi suis-je ainsi ? Je ne comprends pas ce qui m’arrive, cela est comme si je devais me rééquilibrer : toujours dominer son mec, veiller au moindre détail, met sous une pression énorme, dont on ne peut se rendre compte si on ne l'a vécu. Cela implique, qu'à un moment, je suis dans l'obligation quasi-légale de faire contrepoids dans le sens exactement inverse - et tout aussi extrême. Je vis ma nature double, triple, l'exaltation m'emporte, le danger aiguise mes sens, les frontières que je franchis décuplent mes sensations, m'emportent dans une liberté inouïe, affranchie de tout...
Ce n'est certes pas Le tueur sur la route, mais cela pourrait lui ressembler un jour, encore très lointain : en tout cas, dans l'esprit, c'est un tout petit peu ça. je fais l'apprentissage d'une forme modérée de clandestinité, j'affine mes capacités de dissimulation.
Charles dit que je ne suis pas « facile de caractère ». Et, plus il dit que je ne suis pas facile, plus il parle d’acheter un bien, de se marier, d'avoir des enfants. Et, plus il parle de ça, moins je suis facile, et moins je suis facile, plus il parle de ça, et plus il parle de ça, moins il est là. Et, de plus et plus, il s’entraîne au triathlon. Dans le journal local, je découvre un jour - par hasard - qu'il est devenu champion national. Il a dû me le dire, mais je n’ai pas capté. Il en est rendu au point où il veut acheter une Jaguar.
Pourquoi pas une Porsche ? Il dit que cela fait nouveau riche. Je ne savais pas ça. Nouvelle riche, est-ce grave, docteur ? Je fais ma moue de mépris. Puis il dit une Porsche.

Vivement le prochain championnat.

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