Chapitre 5 : Un mort énigmatique
Mais pourquoi suis-je en train de parler soudain de Porsche et Jaguar ? Cela a un lien avec Louis. Louis Lecourtois, avec son nom. En rentrant au bled pourri où habitent mes parents, pour les vacances de La Toussaint (à cette époque, ils sont encore instituteurs) - Vinneuf -, je trouve une lettre de Louis !!
Je l’ouvre : ah, ah, Louis !! Louis !
Mais il a des problèmes, le Louis Lecourtois…
Explications. Je me souviens maintenant : au printemps précédant l’automne où je l’avais remplacé par le fils de ma logeuse, Louis m’avait demandé de m’inscrire dans une sorte de parti politique - par rapport à l’Europe. J'avais dis oui, je lui avais fait un petit chèque de cinquante « Francs » - on était en 1982, c’est de l’Histoire. Et, ainsi, j'étais devenue membre d’un parti politique. Cela ne m’intéressait pas, mais m’amusait. J'avais même failli être invitée à la garden-party de l'Elysée, le 14 juillet suivant car, cette année-là - sous François Mitterrand -, ils cherchaient des jeunes à photographier en arrière-plan pour « illustrer la dynamique du Mouvement européen à la suite du traité Spinelli » (je cite Louis)... alors, un canon comme moi, cela en aurait jeté ! A une place près, je figurais sur la photo et allais manger les petits fours présidentiels... C’était après, quand Maman avait insisté pour qu’on officialise, que la peur m'avait prise : à dix-neuf ans, maquée pour la vie, déjà bobonne - alors que j'étais si mignonne, si unanimement désirée. C'était donc à ce moment que j'avais quitté Louis et que, après avoir réussi le concours de Dentaire, j'avais multiplié les mecs - comme d'autres multiplient, soi-disant, les pains.
J’ouvre la lettre de Louis :
Patricia,
Je suis infiniment désolée de t’écrire après tant d’années pour te demander quelque chose.
Tout d’abord, j’espère que tu vas bien et que je ne t’ai pas laissé un trop mauvais souvenir.
Ah non, pas du tout. De plus, il n’avait jamais insisté. La grande classe. Je me souviens, avec un certain plaisir, qu’à la fin il était suspendu à mes décisions de le voir un week-end, puis à mon changement d’avis - puis à mon re-rechangement d’avis, etc. Ou, comment une fois, il avait dormi comme un petit toutou au bas de mon lit. C’est pourquoi, après sa visite, le fils de ma logeuse m'avait dit tout son amour - il s’était aperçu que, sous mes airs sages, je couchais. Ben sûr, je lui avais dis oui.
Ok-d'ac, après ça j’avais encore vu Louis de temps en temps, mais il m’avait agacé de plus en plus, car il était devenu trop teckel, trop à mes ordres. Bon, je te lis la suite de sa lettre, P’tite Gueule.
Tu ne dois certainement pas t’en souvenir, mais tu t’es brièvement (et très gentiment) inscrite à une sorte de parti politique que nous montions à l’époque. Or, il se trouve que des adversaires prétendent aujourd’hui que nos membres étaient fictifs. Aussi, je te demanderai, si cela ne t’incommode pas, de m’envoyer une attestation selon laquelle tu avais été inscrite du 29 août 1981 au 29 août 1982. Bien sûr, je ne te jetterai pas la pierre si tu ne le faisais pas. Avec mes meilleurs souvenirs, amicalement, Louis Lecourtois.
« Incommode », « te jetterai la pierre » : c’est du Louis tout craché, cela.
« Avec mes meilleurs souvenirs », cela me flatte bien : il est quand même le plus intelligent de tous ceux que j’ai connu, y compris Charles. « Amicalement », cela veut dire qu’il ne m’en veut plus.
Aussi, je lui réponds. Et voilà.
A Noël, retour chez mes parents, avec Charles. Encore une lettre de Louis. Pour me remercier. Je la trouve à dix heures au petit-déjeuner, parmi un fatras de courriers à mon nom - tandis que Papa peste sur mon changement d’adresse que j’ai encore pas fait.
Cette histoire commence à m’amuser : elle m'a permis de me réconcilier avec Louis, plus grosse erreur de ma vie, et ce totalement par les hasards de l’existence.
L’existence est de mon côté ! Charles me trouve toute guillerette.
« - D’habitude, ça te fait chier de venir voir tes parents à Vinneuf », dit-il.
Il est allongé dans mon lit-double d’ado. Je ferme la porte. Hop, je retire ma nuisette rose ras la touffe - à l’époque on portait la touffe, comme la barbe aujourd’hui -, je tire l’édredon et les draps dessous - à l’époque, nous n'avions pas de couettes. Je m’assieds à califourchon sur Charles et je lui fais son affaire. Après, il me dit, très étonné :
« - C’est de rentrer chez tes parents qui te fait prendre ton pied comme ça ? »
« - Ah oui, à l’idée qu’on pouvait rentrer à tout moment. »
Je viens d’inventer cela, sans même y penser. Mais ça fait de moi une drôle de fille qui s’exciterait à ce que ses parents rentrent dans sa chambre, tandis qu’elle fait l’amour. Cela est typiquement une idée de mon Goblieu. Charles me regarde, l'air drôle.
Aussitôt, je file voir ma meilleure-amie-pour-la-vie, Andrée. Je prends mon vélo, remonte la Grand' Rue et arrive chez elle : par chance, elle est là. Comme ses parents lui ont fait une porte sur le côté de la grange pour ne pas la voir, je pénètre dans celle-ci, frappe à sa porte et nous nous tombons dans les bras.
Aussitôt, nous nous racontons nos histoires, assises en tailleurs sur le lit placé devant la fenêtre qui donne sur la Grand' Rue - et sur la maison de « campagne » des Lecourtois…
Il n’y a plus que la grand-mère qui vient. De temps en temps, Louis vient passer un week-end. Son père vient aussi des fois - soit seul, soit avec lui. Oui, parce que c’est là que nous avions connu les Lecourtois, Louis, son frère et leurs cousins. Eh oui ! Enfin, « connu » est un trop grand mot : car ils ne nous calculaient pas, à l’époque. Alors, ils savaient même pas qui on était, voire même qu’on existait ! Ils labouraient la campagne tous les quatres, armés en cow-boys, sur leurs vélos, ou déguisés en Romains, avec boucliers, épées et lances en bois. Ils étaient la terreur des potagers, vergers, des cabanes déglinguées, des fils de fer barbelés, des blés prêts à moissonner où ils traçaient en poussant des cris et en tirant dans tous les sens avec leurs pistolets à amorces. Ils étaient les quatre Parisiens terribles, qui venaient pour le week-end avec plein de voitures énormes, avaient une télé pour regarder Champs-Elysées de Michel Drucker sur A2, sans compter le téléphone, ce qui faisait que nous étions cinq à avoir la télé et le téléphone au village - avec le notaire, le curé, le maire, le docteur et mon père.
Mais eux, c’était en plus des téléphones et des télés qu’ils avaient déjà en ville.
Juste en face de la chambre d’Andrée se trouve le double-portail en bois blanc fermé de leur maison de « campagne », nom qui stupéfiaient les gens d'ici - qui n'avaient jamais encore vus cela, des gens avec une double résidence. À droite, en regardant de la fenêtre d’Andrée, se trouve la fenêtre de leur « Petite-maison », leur ancien repaire à tous les quatre, l'ancienne porcherie restaurée devant le corps de ferme - qu'ils appellaient la " Grande-maison ". Et nous, devant, tous les trois, nous restions là à les regarder arriver, jouer et repartir. Et ce les vendredis, samedis et dimanches, du mois d’avril à la fin d’octobre - sauf en juillet et août. Ils ne voulaient pas de nous dans leurs jeux. Il ne nous restait donc plus qu’à les regarder, car nous avions honte de nos jeux face à leurs jeux : ils avaient même un char à voile construit sur leur « petite charrette ».
Moi, je n'avais même pas le droit de regarder la télé.
Mais Francis trouva la solution : une fois, en arrivant, Les Lecourtois oublièrent un trousseau de clés sur le portail - je crois que ce fut l’oncle Lecourtois, taillé comme un athlète des Jeux olympiques, et beau, mais beau. A ce moment, Francis arriva du Plateau à toute allure sur sa bicyclette, après avoir vu de loin leur voiture quitter la Nationale pour prendre la Petite-Route - afin de nous prévenir. Quand il vit les clés qui pendaient, il pila et, hop ! Il les prit.
Si bien que, dès que les Lecourtois refermaient la maison pour l’hiver, nous venions les samedis soirs regarder leur télé ! Pour pas être vu des autres villageois, il y avait toute une recette. Dès la nuit, les gens fermaient leurs volets pour qu’un mauvais sort ne rentre pas chez eux - ou un Goblieu.
Car, hormis certaines personnes choisies par eux - comme moi, ou Mémé -, je ne sais sur la base de quels critères, avoir un Goblieu était synonyme de destruction, maladies, faillites, ennuis infinis, immenses, moyens ou infimes... Comme, par exemple, de la vaisselle qui tombait, inexplicablement, ou d'outils qui s'égaraient alors que vous veniez de les poser ici et pas ailleurs (on invoquait alors saint-Antoine afin de les retrouver, et cela fonctionnait à tous les coups)...
Quant à moi, je faisais semblant de me coucher, puis, hop, direction chez Andrée – elle, ses parents se fichaient bien de ce qu’elle faisait. Cela était à l'époque où ces derniers lui avaient mis une porte à part pour rentrer dans sa chambre de la grange. Donc, si tu passais par le Plateau, derrière, qui dominait leur ferme, tu pouvais entrer dans ladite grange sans être vu. Après, nous ressortions tous les trois en courant, traversions la Grande-Rue et, dans la nuit, passions par derrière le jardin des Lecourtois. Nous poussions sa porte déglinguée et, de là, nous rentrions dans leur maison grâce aux clés piquées par Francis. Il ne nous restait alors plus qu’à regarder leur télévision.
Nous nous déguisions, également : Francis en Louis Lecourtois, Andrée en Baptiste Lecourtois, moi en princesse avec des vêtements trouvés dans une grande malle, et notamment une longue robe en dentelles complexes avec, dans ses plis, des boules de naphtaline pour tenir les mites éloignées. Je me faisais appeler « Princesse Naphtaline ».
Ainsi travestis, princesse divine en blanc, ados en jeans-pattes d'éléphants, souliers vernis, chemises à grand cols et vestes côtellées marrons - pour Andrée également, qui aimait se travestir en garçon -, nous regardions le Drucker, ou/et les Maritie et Gilbert Carpentier. Énorme.
Pour le retour, c’était gagné dès que Leteigneux, le voisin des Lecourtois en descendant la Grand' Rue, avait été pisser au fond de son jardin, où il avait, comme chaque père de famille ici, son coin à pisse, sa « pisserie » - qu'on repèrait la nuit à l'odeur d'ammoniac. Mais ça avait été à la fin de cette année que Louis avait eu quatorze ans et n'était plus venu. Puis, son frère et ses cousins, de moins en moins, si bien qu’à la fin il ne restait plus que la grand-mère - leur papy étant mort, d’un coup, pfouit.
En novembre, à la Saint-Goblieux.
Nous avions nous-mêmes le cœur moins à la fête.
C’était en effet l’année de mes dix ans que Francis était mort. La même année et le même mois que le grand-père de Louis. Francis avait alors le même âge que Louis, quatorze ans - mais en plus mignon.
Il avait d'abord disparu. Tout le monde avait aussitôt dit :
« - L’a tombé dans un puits-grangiers en traversant l’Plateau ».
Les puits-grangiers étaient - et sont toujours, d'ailleurs - des trous de dix mètres, qui aèrent les galeries de mines à craie et à silex préhistoriques dessous, galeries dont les entrées, vrais monuments troglodytiques, sont nommées les « trous-grangiers » - car on se servait d’eux comme granges. Tous les villageois étaient montés pour explorer les puits, un à un, mais « idée d’automne se rencogne vite pour passer l'hiver » : Francis n'était dans aucun. Enfin, le dernier jour de novembre, le plus maudit, le plus pluvieux, le chien du père d’Andrée s'était mis à aboyer auprès d’un puits-grangier, vers le fond duquel ruisselaient les filets d'eau venus du ciel, comme si les nuages eux-mêmes pleuraient : c’est là que l’on avait retrouvé mon Francis. Mort, à demi enseveli dans la boue et la flaque qui se formait - mais ne l'avait pas encore recouvert !
Quatre semaines après ! Pour tout le village et ses meilleurs-amis-pour-la-vie, ça avait été l'horreur. On ne comprenait pas ! Car nous l’avions exploré, ce trou ! A deux reprises ! Le père d’Andrée lui-même y était descendu, à la corde et à la torche électrique. En outre, il n'était pas en si mauvais état, le Francis, pour un p’tiet mort il y avait trente jours. Les gendarmes dirent qu’il était tombé et s’était égaré dans les galeries, puis s’était retrouvé là en rampant où, finalement, il était mort de soif après avoir hurlé tout son soûl sans qu'on l'entende - vue la profondeur, dix bons mètres. Mort de soif avec de la flotte jusqu'au menton ! Prenez-nous pour des cons et continuez.
Car tous les gens doutaient fortement de ce conte à dormir debout.
Mais les gendarmes, je te le dis, P'tite Gueule, ce sont de sacrées faignasses, des breloques à fausses promesses, des faux sachants, des mous de l'enquête, des fils de putes. Paulo, le fils Laroche - Jean-Paul de son prénom -, mon autre meilleur-ami-pour-la-vie - après Andrée, mais avant Heinrich -, et dont le père était gendarme à Villeneuve-Faulx-Sarthe, nous avait donné le fin mot de l'histoire :
« - Quand le gendarme enquête, y doit savoir qu’il va trouver. Sinon les gens se moquent et s’en est fini du prestige ». Son père était en effet enquêteur « judiciaire » en « brigade » - mots que nous ne comprenions pas, sinon que cela était important. C’est depuis, en tout cas, que la justice, les gendarmes, tout cela me fait bien rire. Toujours est-il qu'à partir de ce temps, nous, les gosses, devions dire où nous allions dans la campagne, puis redire quand nous revenions, et promettre de revenir bien avant la tombée de la nuit. Quant à tout le mois de novembre, c'était interdiction de sortie - même pour aller voir ses amis. Le village, sans se concerter, l'avait décidé.
Ah, Francis ! On l’aimait bien sa petite bouille, au Francis. Il était comme un ange, avec ses cheveux blonds bouclés, toujours à rebondir de ci et de là, ses lèvres en forme de cœur, ses yeux jaune d'or en amandes, toujours joyeux, prêt à rendre service.
Il nous inventait sans cesse des jeux. Grâce à lui, une cabane déglinguée s'accrochant sur une pente, comme une vieille sur ses béquilles, derrière des fils barbelés, sous les taillis où filtrait le soleil, n'avait pas du tout abritée des biquettes. En fait, elle avait été le château du « Maître du Haut-Château ». Parfois, celui-ci revenait hanter les lieux - car il n'avait jamais accepté sa défaite, face à nos valeureux ancêtres, les Normands, qui avaient pris et détruit son château, puis tué tout le monde. Seul Francis savait qu'il venait ou, pire, était là ! Car le fantôme du Seigneur se cachait dans les buissons, d'où il nous observait, et Francis le savait grâce à une trace dans la poussière, des brindilles cassées, un fil de laine de son pourpoing...
Il n'y avait alors plus d'autre choix que de fuir, fuir comme des perdus, à travers haies et bosquets... Puis, quand nous sortions des bois et nous trouvions à découvert, il nous fallait ramper dans les hautes herbes, ou courir pliés en deux dans les champs et les prairies, soulevant papillons et écrasant coquelicots, évitant les vaches et taureaux, faisant fuir les moutons, tout cela afin de l'égarer, afin de disparaître à ses yeux, de manière à pouvoir revenir chez nous sans qu'il sache où nous habitions - pour qu'il ne vienne pas nous enlever, une nuit, en passant par les tunnels du Plateau.
Ah, toute cette magie qu'il nous inventait, Francis, son don d'invention ! « Et si nous jouions aux Mille-et-Une Aventures ? », disait-il dès que nous nous ennuyions. Comme ses parents étaient les plus pauvres de Vinneuf, par ses culottes trouées on lui voyait parfois un bout de fesse - que j'avais envie de croquer, malgré mes dix ans. De chaussures, le plus souvent, il n'en avait point - sauf pour venir à l'école, mais ses godasses, qui avaient été celles de son frère aîné, étaient trop grandes pour lui. L'une des semelles, qui baîllait un peu, semblait nous sourire.
Au collège, ses pauvres vêtements le firent mépriser, mais ses notes terrassèrent moqueurs et moqueuses. La prof principale, stupéfiée, admirative, lui dégotta une garde-robe convenable.
En mathématiques, il découvrit seul la loi des intérêts composés - qui n'était enseignée qu'en faculté d'économie. La prof, une grande greluche qui déblatérait sans que l'on y comprenne jamais rien, Andrée et moi, l'emmena aux concours généraux, où il gagnait l'un des trois premiers prix - invariablement. Quant à la prof de Français, elle n'en revenait pas de le voir, en Quatrième, apprendre des poésies de Baudelaire, poser sur sa table une biographie de De Gaulle, un pamphlet de Lénine, Madame Bovary, des ouvrages de Vladimir Volkoff ou des livres de Philippe K. Dick. Parmi les livres de ce dernier, l'un ne le quittait jamais : Le Maître du Haut-Château.
A treize ans !
En langue vivante, il avait choisi anglais en première langue, allemand en seconde - pour la difficulté... mais il n'avait nul besoin des leçons particulières d'Heinrich, à nos différences. Cependant, comme Heinrich disposait, avant même mon père et la Commune, de la plus grande bibliothèque du village, il y avait porte ouverte pour choisir ce qui bon lui semblait. La Troisième et dernière année du collège s'annonçait donc sous les mêmes auspices de gloire scolaire que la Quatrième... Mais, au début du mois de novembre, un matin triste, sa place à côté de moi fut soudain vide. Sur l'instant, nous nous demandâmes s'il n'avait pas attrapé d'angine ?
Un mois après, nous mettions quelques Francs dans la boîte que nous tendait la Prof principale, pour la couronne mortuaire.
Quelques jours auparavant, Francis m'avait dit :
« - Pat', j'me suis trompé sur le Maître du Haut-Château : s'il nous suivait, c'était pour nous protéger de quelqu'un d'autre. Je t'en reparlerai dès que je saurais qui c'est. »
Si tu enlèves le papy des Lecourtois d’un côté de la Grand'Rue, le Francis de notre côté, l’enfance a disparu comme les ballons qu’on s’amusait à gonfler, puis à péter avec une aiguille. Hop. Boum ! En une journée, puis une soirée : celle où Francis n'est plus venue ; celle quand, revenant chez nous après être descendus du bus scolaire, les parents nous avaient dit qu'il avait disparu, probablement au moment où il avait coupé par le Plateau en bicyclette pour filer ensuite vers Villeneuve, en direction de notre putain de collège à l'allure de caserne - exactement semblable à la gendarmerie, en face, y compris pour les grilles et la grosse porte en fer.
Au début de l'année suivante, tandis que nous allions seules sur le Plateau, Andrée et moi, nous attendant encore que Francis surgissent de derrière nous, pour nous surprendre dans un éclat de rire, Andrée avait conclu, soudain :
« - Si tu veux pas d’la tristesse, suffit d’aimer personne ».
Comme je m’inquiètais qu’elle ne m’aime plus un jour, elle avait précisé :
« - Valab’ pour les aut’, pas pour nous deux ! »
« - Mais tu mourreras aussi », avais-je fais, « et j’resterai toute seule ».
« - Ta gueule : on mourrira toutes deux ensemb’, et voilà un d’réglé. »
Louis, j'étais sortie avec lui trois ans plus tard, au bord de la mer.
Pas à Vinneuf, mais à Port-Dumac en Bretagne-Sud, où toutes les « bonnes » familles du patelin passaient l’été. Papa avait retapé une chaumière de pêcheur et les Lecourtois et cousins « fait construire » deux maisons ultra-modernes. Il était logique que tout le monde se retrouve là, car de Vinneuf en Faulx-Sarthe à Port-Dumac, en Loire-Inférieure, les Nationales sont toutes droites - il n’y avait pas, alors, toutes ces autoroutes. Après, les bouseux de Vinneuf avaient rappliqué. Mais eux, ils allaient en camping. On les reconnaissait sur la plage : sous leurs parasols, ils évitaient de se faire bronzer, étaient gros et gras. Parfois, ils avaient des chaises (!) en formica, venues de leurs cuisines, et pas de serviettes de plage. Leurs gosses ne connaissaient pas le slip de bain, mais portaient des shorts - du moins au début ! Mais nous ne ne pensions pas à nous moquer d'eux, car nous avions nos jeux, à part. L’idée ne serait pas venue de jouer avec eux, c’est tout.
Quant à Louis, en dix secondes, à peine deux heures après l’avoir rencontré dans le groupe des copains de la plage, il me roulait un patin dans une boîte de nuit. Il avait quelque chose de vif dans le regard, une précision dans la diction, une capacité à enchanter la moindre soirée ensemble, à imaginer des activités qui m'emballaient, de lancer des plaisanteries, une joie permanente, qui me rappelaient Francis. Ce fut l’apothéose : Louis n’avait même pas reconnu la gamine qui passait son temps à l’observer, lui et ses cousins, et s’habillait en reine dans leur maison de campagne. Il faut dire que qu'alors Princesse Naphtaline avait alors les cheveux longs et mal peignés, dix ans, un mètre vingt, quarante kilos et des lunettes rondes comme des télescopes.
Et c’était ainsi que nous étions sortis ensemble, pendant dix-huit mois.
Retour au présent : le temps passe. Fin décembre, fin janvier, fin février.
J’ai un peu oublié la lettre de Louis (le reverrais-je à Port-Dumac ? Il semble ne plus y venir), quand tout d’un coup une lettre m’arrive, chez moi, enfin « chez nous » si je compte Charles - j'avais donné à Louis mon adresse en Bretagne.
Bonjour Patricia,
Mon patron m’envoie sillonner la Bretagne de librairie en librairie pour vendre ses bouquins. Je dois donc passer à Serzon au début du mois de mars. Pourquoi ne pas déjeuner ensemble ? Je te laisse mon adresse pour que tu me laisses éventuellement tes disponibilités. Amicalement, Louis
Si je m’y attends à celle-là !! Tu penses que je lui laisse mes « disponibilités ». La très haute société, je vous dis. Je lui réponds par lettre, pisque Môssieur ne donnait pas son téléphone.
Et c'est encore par lettre qu'il me répond.
Le jour dit, un mercredi, vers onze heures, une Porsche s’arrête à côté du grand café donnant sur port de Serzon, où nous avons rendez-vous. Louis en descend.
Une Porsche !
Tu comprends mieux maintenant pourquoi Charles, après avoir pensé acheté une Jaguar, a finalement opté pour une Porsche de nouveau riche, comme il dit.
Le triathlète !
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