Chapitre 6 : Une Porsche trop belle pour être fausse
Plutôt pas mal le mec Louis dans son costard, ses chaussures Weston, sa cravate bleue, son manteau bleu marine. OK-d’ac... toujours dans les soixante kilos et les muscles, ce n'est pas ça - mais c’est pourquoi il me plaît. Question goût, tu vois P'tite Gueule, je suis très tolérante. Il me fait penser à une sorte de ministre, mais il ne la ramène pas. Vraiment une sorte de ministre. Il ne fait plus fille, comme lorsque je l’ai rencontré. Il m'explique effectuer la tournée des librairies de Bretagne avec des bouquins à la couverture bleue, conditionnés en piles plastifiées jetées en vrac sur la banquette arrière. Il m'en présente un : il s'agit d'un livre sur le bouddhisme avec, en son centre, la « roue de l'existence kharmique » ...
Il m'explique un vague truc sur son mécanisme, mû par les désirs et la conquête de l'apparence... La mécanique ne m'a jamais intéressée, je ne m'y connais pas en roues, acceptant de ne connaître que les jantes des voitures de sport.
L'air dégoûté, il me montre son automobile, sa Porsche :
« - C’est la honte, cette bagnole, je ne comprends pas comment j'ai fini par me retrouver là-dedans... Un malentendu existentiel... Je suppose que mon patron me l’a prêté pour me faire avaler la tournée des libraires, car ce n’est pas ce que je fais habituellement. Enfin, cette boîte, c’est du grand n’importe quoi. Et la tournée, c’est un bide absolu, personne n’est intéressé. C’est surréaliste. De surcroît, tout le monde me regarde, comme si, soudain, j'étais devenu l'homme du moment. »
Un grand n’importe-quoi en Porsche n'est jamais n’importe quoi pour une femme - du moins pour le genre de femmes que je suis, et pour beaucoup de genres de femmes. Je marche devant lui avec mon short en popeline, celui qui bouffe, sur mes petites chaussures noires à talons courts. Une veste en cuir noir très-très serrée me pousse les seins en avant, un serre-tête noir plaque mes cheveux en arrière, coupe mi-longue. Je ne suis certes pas une Porsche, mais tous les hommes me regardent et, après, ils examinent celui qui m'accompagne - parfois critiques, toujours jaloux.
« - Tu m’as reconnue ? », je demande à Louis.
« - Oui, les cheveux ont un peu poussé mais, à part ça, tu n’as pas changé ».
On ne peut me faire plus plaisir. Huit ans ont passé depuis sa fameuse lettre de rupture et j’ai toujours l’air d’avoir dix-neuf ans. Ouah ! Nous marchons dans les rues de la vieille ville et mangeons au Cachot, un restaurant installé dans une vieille tour des fortifications. L’escalier est étroit. Je passe devant lui. Mon Goblieu m’avertit alors que le regard de Louis s'est posé sur mes fesses. Ces choses-là, Goblieu ou pas, je les sens toujours. J’ai alors l’impression, par la magie de ces regards, que mes fesses sont comme gainées par une seconde paire de collant - celle-là toute en soie et sous la première. C'est une sorte de miracle, à chaque fois, par lequel mon corps semble exister doublement... C'est un peu comme passer de la deuxième à la troisième dimension.
Puis nous voici assis tous deux à nous raconter ce que nous sommes devenus. Louis ne touche ni à ses côtelettes d’agneau, ni à son fondant au chocolat - que je lui dévore.
Sous la table, je ne me gène pas pour lui faire du pied ! Vas-y comme je fonce. Car c'est lui que je veux, à présent. Je sais parfaitement que, dans deux heures, il sera reparti : il faut donc, absolument, que j'obtienne mon premier baiser. Mais il retire ses pieds.
A-t-il une copine ?? Ok-d'ac : abordons le sujet. Je lui explique mon cabinet, Charles. Ça ne l’étonne pas. Je m’attends à ce qu’il me dise s’il est à quelqu’un. Non, je veux dire : avec. Enfin, il finit par me le dire, mais très vite. Elle s’appelle « Nathalie ». Mais que fait-elle dans la vie ? Elle est « consultante ». Je ne sais pas ce que c’est. Mais je ne demande pas, afin de ne pas passer pour une cruche... Mais lui, il fait quoi ? Il est « consultant ».
Pour moi, qui suis une sorte de toubib, un consultant est celui que tu as en consultation. Louis, saisissant ma méconnaissance, m’explique aimablement, mais j'avoue que je ne comprends pas davantage, sauf que cela est lié à la banque, la finance, le conseil, la « communication ». A ce dernier mot, j'éclate de rire. Il me demande pourquoi mais, j'ai beau chercher, je ne trouve que répondre. Il finit par convenir, qu'en effet, il faudrait mieux dire « propagande ». Ce qui est le comble de la classe, c'est qu'il semble trouver tout ceci comme étant le comble du ridicule...
Mais, socialement, c’est du lourd - vue la Porsche. Forcément. Quand nous ressortons, nous repartons vers le port où sont garés nos véhicules. La mienne, une Volkswagen Polo, a piètre allure à côté de la sienne. Lui est toujours réservé, sympathique, mais pas plus, sur la réserve. Je fais alors exprès de me cogner mon épaule contre la sienne, en revenant du resto. Dernière chance : qu'il me passe, enfin, la main en bas du dos... sur les épaules... A ce moment, peu m'importe que je risque de croiser une connaissance. S'il le faut, je prendrai l'initiative de l'embrasser...
Mais non, rien...
Arrive le temps des adieux.
« - Tu veux qu’on aille faire un tour à Quiberon ? », fait-il soudain.
Je réfléchis.
« - Oui, mais il faut que je passe chez moi. »
« - Ah ? Pourquoi ? »
« - Il faut que je change de chaussure. »
Puis je réfléchis, parce que cela fait la fille qui ne pense qu’à la fringue.
« - Ah ! Et puis il faut que je le dise à Charles. »
« - Forcément. Passes devant, je te suis. »
Nous nous mettons en route et nous arrêtond devant notre pavillon. Je file à l’intérieur.
Charles sort du séjour à ma rencontre.
« - Alors, ce déjeuner ? »
« - Oh, marrant. Il a une copine, Nathalie. Ils vont se marier ! »
« - Tu pourrais me passer mes tennis noirs ? On va à Quiberon… »
Sans m'obéir, Charles passe dans la salle-à-manger regarder dans la rue.
« - C’est lui, dans la Porsche ? »
« - Ah, oui, euh ! », je fais en finissant de retirer mes petits escarpins brillants.
« - Pourquoi tu changes de chaussures ? »
« - Ben je te l’ai dit. On va se balader à Quiberon. »
Charles me regarde tout en paraissant chercher s’il a vraiment entendu mes propos, puis il fait :
« - Dis-lui de venir boire un café ! »
Bonne idée. Je finis de me rechausser et file dehors demander à Louis. Je reviens :
« -Non, il te remercie, mais il n’a pas le temps. Il doit être à Lorient avant 18 h. »
Charles est surpris, mais je suis déjà repartie vers ma Porsche. Nous partons. Trop luxe... nous n'allons pas vite - par rapport à Bébert, qui n'arrêtait pas de faire rugir le moteur, de doubler, de monter à cent-cinquante même sur deux-cent mètres. Mais peu importe : j’ai une classe folle, moi, la petite blonde canonissime dans la Porsche noire. Je mets mes lunettes de soleil et sourie de tous les côtés. La totale. Côte sauvage. A cette époque, début mars, le « climat » n'était pas comme aujourd’hui, il était plutôt froid. Nous marchons un peu puis, frigorifiés, nous reprenons la Porsche. Puis, comme nous passons devant une plage, la couleur dorée du sable, la transparence de l'eau, le calme des vagues nous attirent irrésistiblement - tant elle nous rappelle la plage divine de notre adolescence enchantée, à Port-Dumac, quand nous allions de mon lit en acajou à la baignade, et inversement, avec tout ce soleil, ce soleil sous lequel les poissons venaient inlassablement faire luire leurs dos d'argent. Aussitôt dit, aussitôt garés, aussitôt assis l’un à côté de l’autre sur le sable. Ça va être là qu'il va m'embrasser, ça doit être là !! Mais rien ne se passe, à part un bavardage, qui ne cesse de retomber en longs silences - et dans un froid qui mord, sous un soleil qui ne chauffe plus.
C’est la fin du rêve. Je me sens d'un triste...
Je nous revoie l’été à Port-Dumac, à dix-sept ans... Le temps passe ensuite, plus vite que les pensées, voilà déjà huit annnées de plus, je suis en en cabinet, je suis cramponnée par Charles autant que je le cramponne, et cela juste parce que nous avions peur d'être seuls, l'un comme l'autre. Mais nous sommes seuls, sauf que nous sommes seuls ensemble, à côté l'un de l'autre, dans le même lit - nous restons seuls, en compagnie... N'est-ce pas pire que d'être seul ? Mais si, me souffle mon Goblieu, il fallait accepter cela, pour en jouir... ? Je comprends mal ce qu'il entend par là... Pour moi, devant moi, le reste de ma vie ressemble à la Grand'-Rue de Vinneuf l’hiver : c’est triste, ça monte. Je voudrais tant que Louis me prenne sous son bras. Je me rapproche de lui presque à le coller. Mais, aussitôt, il se dresse, c’est re-Porsche, un bistrot vite fait sur un port où il n’y a que nous, retour au pavillon de banlieue, départ de Louis - après une bise rapide et sèche, comme s'il était content d'en avoir fini. Je regarde ma montre, je regarde la voiture qui part, je sens que Charles regarde derrière la vitre. Il fait froid. Je rentre chez nous.
« - C’est quand ton prochain championnat, Charles, au fait ? », me fait dire mon Goblieu. Puis il me souffle : « Je ne te félicite pas d'avoir raté Louis ! »
J’attends le lendemain d’être au cabinet. En fin de journée, j'appelle Andrée, ma-meilleure-amie-pour-la-vie. Je lui explique. Je passe sur sa stupéfaction. Nous passons deux heures au téléphone. Enfin, Andrée me dit :
« - Cest un coup pour rien. Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? »
Là, ma voix se fait toute triste. Je lui explique que j’ai Charles. Je vais tout de même pas rappeler Louis qui, en plus, est avec une Nathalie.
« - T’as plus le choix », me fait Andrée. « Fais-toi offrir une Porsche, des tas de voyages, profites-un. Quand Charles sera bien mûr, mariage. Mais comme je t’ai dit pas en séparation de bien. Tu as vu le bien de la famille : quand les parents seront morts, vu qu’il n’a qu’un frère, la moitié sera pour toi ! »
« - Oui, mais quand ? Quand j’aurais soixante ans, ça me fera une belle jambe. Je pourrais pas profiter. Puis je suis pas avec Charles juste pour son fonds ! J'ai aussi du sentiment pour lui, quoi qu'on en dise. »
« - Pt’êt ben, mais si tu as l’amour et le fonds, le jour où tu auras plus l’amour il te restera le fonds. »
C’est si vraiment plein de bon sens. Mais c'est si matérialiste, si intéressé... Encore cette petite voix, là, qui me souffle ses critiques... critiques ridicules, car je suis l'héritière de générations et de générations qui ont souffert de la peur de manquer - et cela n'était pas un phantasme, puisqu'elles mourraient de ce manque. Elle est atavique, cette peur, elle te domine sans cesse, tu ne peux pas plus y échapper qu'à la pesanteur. Si j'étais Louis, je dirais que c'est la condition inhumaine...
« - Je lis un livre sur l’amour », dit-elle.
« - T’en as du temps à perdre, toi ! Prends plutôt un polars américain ben sanglant ! »
« - Tu l’aimes Charles ? »
« - Si je l’aime ! Je serais pas avec lui autrement ! »
« - OK-d’ac : dis-moi : ‘‘ J’aime Charles ’’ ».
« - ‘‘ J’aime Charles ’’ ».
Elle hurle de rire.
« - Ok-d’ac : imagines que je suis Charles, et dis-moi : ‘‘ Je t’aime ’’. De toute tes forces. »
« - ‘‘ Je t’aime ’’ ».
Re-hurlement de rire. Puis, tout d’un coup, inquiète, elle demande :
« - Tu lui as pas dit comme ça, j’espère ? »
« - Non, non. C’est toujours lui qui me demande : ‘‘ Tu m’aimes ’’ ? »
« - Et tu dis quoi alors ? »
« - ‘‘ Oui ’’ »
« - Et toi, tu lui demandes s’il t’aime ? »
« - Moi, jamais. Forcément, puisqu’il me demande si je l’aime. C’est qu’il m’aime ! »
Ma bonne amie est de plus en plus inquiète :
« - Tu joues gros ma fille. En plus, si Charles t’a vu partir avec Louis en Porsche, il va se poser des questions. Ouh-la-la ! Fais pas d’autres conneries. Monte en danseuse sans partir dans un ch’min de côté, comme sur la côte de Villeneuve - quand on en pouvait plus ! Il faut que t’assures avec Charles, sinon c’est cabinet toute seule dans un bled de province. Et travail-travail. Continues comme ça, t'vas te retrouver à Vinneuf, avec ses trous-grangiers ! »
Quand on raccroche, je suis toute secouée.
Mais quelle heure est-il ? Bou diou de bou diou !
Il est près de neuf heures !
Et Charles qui m'attend !
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