Chapitre 7 : Patricia prépare ses vacances d'amour

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Quand je ressors, il fait nuit. Le parking donne au-dessus du port. Les bateaux s'alignent le long de leurs pontons, qu'éclairent des lampadaires oranges. Le vent souffle de la mer, il fait un froid à se peler, les gréements grincent. Des bateaux, la mer, du vent, des lampadaires : l'angoisse me saisit... Je n'avais jamais encore ressentie une telle angoisse et, surtout, pour cette raison : il s'agit de l'angoisse que tout ceci soit faux, d'une certaine manière... Mais je ne saurais dire laquelle... C'est comme si cela était un décor, un simple décor, dressé pour l'occasion, qui se replierait dès que je ne le regarderai plus... Louis me parlait de trouble existentiel, l'autre fois, et j'ai bien l'impression que j'ai attrapé cette sale maladie... Pourquoi tout cela est-il là ? Pourquoi suis-je moi-même devant cela ? Il y eut un temps où il n'y avait rien, pas même moi. Il y aura un temps où tout disparaîtra. Tout cette réalité n'est donc rien si elle doit disparaître... La fichue roue kharmique de Louis, est-ce cela ? Par exemple, ces bateaux : Il suffirait que leurs propriétaires ne les acquis que pour la frime, l'apparence, et non parce qu'ils aiment la mer, les sensations qu'elle procure... Ainsi, ils composeraient un décor à la gloire de quelques-uns... Suffit-il que je tourne les yeux pour que ce décor se replie ? Les sensations, qui nous relient au monde, ne serait-elle elles-mêmes là que pour nous convaincre de son existence ? Illusions, aussi... Je me pince alors pour me prouver que j'existe. Que c'est bizarre !
Et si, même cette petite douleur - pourtant indiscutable - ne suffisait-elle pas à établir ma réalité - ici et maintenant ??
Cette pensée est si verigineuse qu'elle accroît mon angoisse !
« - Replie ce genre de pensées, elles te t'apportent rien ! »
Mon Goblieu vient encore de me souffler l'un de ses conseils. En outre, il fait je ne sais quoi en moi et, soudain, mon angoisse s'envole... Avant moi, il n’y avait rien, après moi, il n’y aura plus rien : j'en suis certaine, soudain. Tout cela existe pour moi !
JE SUIS HYPER-HYPER IMPORTANTE.
Ne reste que la colère...

Avec Louis, je ne pensais jamais à ces choses : il pensait à ma place, que cela était bien. Avant lui, je ne savais pas que j'étais une madone. Il m’inventait sans cesse tout un tas de choses, me faisait rêver de moi-même. Il me magnifiait tant qu'il me persuaduait que j'étais divine. Dans les premiers mois, il m’avait intimidé puis, quand il avait rencontré mon frère, ils avaient sympathisé et, en quelque sorte, mon frère l'avait banalisé. Alors, ça avait été génial. Il m’aimait, je m’aimais, je pense que je l'aimais, j'étais heureuse de le voir - aussi parce que, par lui, je me voyais, m’aimais, enfin. Après, je l'avais viré - chose la plus idiote de ma vie. Il m'avait fait sa lettre. Il n’avait plus été là, cela avait laissé un vide en moi où les garçons me cherchaient - mais sans jamais me trouver. C’était ainsi que j'avais été certaine que j’avais dû l’aimer... Enfin, peut-être.

Quand j’arrive à la maison vers vingt-et-une heure trente, Charles me fait un bel accueil :
« - Deux heures que j’attends, et pas un coup de fil pour prévenir. Peut-être que tu étais occupée dans une Porsche ! »
« - Mônsieur ne comprend pas que j’ai moi aussi des patients. Mônsieur ne comprend pas que j’ai failli rater une extraction. Peut-être que Mônsieur préférerai que je me fasse rayer de l’ordre des chirdents pour être à l’heure pour lui préparer son dîner, à Mônsieur le chef de l’entreprise conjugale... N'est-ce pas que tu m'as dit : " Le couple c’est comme une entreprise de bateaux, ça doit flotter, avancer, et les gens qui montent à bord doivent payer leurs tickets. " Peut-être qu’on peut penser cela, mais il faut pas le dire, jamais, et surtout pas à sa femme ! Ben non, j’étais pas dans une Porsche mais au fauteuil, peut-être que tu veux aussi vérifier le carnet de rendez-vous… »
« - … Euh… »
« - Tais-toi ! Il fallait pas me lancer, mais tu vas l’avoir celle-là ! »

Je suis ainsi : sous les contraintes, je me lance en permanence dans le vide sans regarder si j’ai un parachute. C’est la lutte pour la survie. Je donne tout. C’est exactement comme au poker. Si tu sembles certaine, si l’autre le croit, dans son esprit tu peut devenir une référence. En outre, il faut d’autant plus faire comme si tu dominais la situation qu’elle risque de te dominer, et il faut encore plus le faire si elle te domine « vraiment » - dans ce cas, jamais, jamais, il ne faut le reconnaître... même en soi... Il faut en être convaincue. Ne t’inquiètes, P'tite Gueule, j’aurais d’autres conseils. Mais saches que l'essentiel est de vivre le moment, de réagir à l’instinct, au jugé, sans planifier. En moi, c'est comme l'expression d'un génôme, je n'ai pas besoin de l'apprendre : par l'expression génétique, les abeilles construisent sans apprentissage leur ruche - du moins, semble-t-il. Moi, et sans le vouloir, je bâtis une longue série de contre-arguments, complètement faux, mais qui sont comme les fils d'une toile d'araignée. L'autre s'y perd, oublie ce qu'il a dit au départ... Tu lui envoies des accusations qui n'ont rien à voir, tu ouvres des tiroirs dont il ne soupçonnait même pas l'existence... Il arrive un moment, inéluctable, où il ne parvient plus à édifier même le début d'une contre-argumentation. Mais il doit être honnête à la base : sinon, s'il connaît cette tactique, voire la pratique lui-même couramment, ses yeux s'illumineront, et il jouera à te coincer.
Charles ouvre la bouche en « Oh »...
Un long silence succéde à sa stupeur... Je reprends :
« - Oui des mecs j’en ai eu mais je suis sage maintenant. Tu parles, de toute façon, dans ce bled paumé, tu me vois aller à l’hôtel, où, tiens, pourquoi pas, le faire avec un inconnu dans le parking de la mairie, à côté de la place réservé de Mônsieur le Maire-euh ton parrain !! »
« - Excuses-moi, chérie… »
« - Tu veux que je te quitte ? tu veux que je te quitte ? Tu m’as bien trompé sur la marchandise. Mais regardes notre baraque, regardes-là, on se croirait en région parisienne ! La famille de Mônsieur par-ci, la famille de Mônsieur par-là, la Mairie, le Département, la Capitainerie, le restaurant du golf, les bateaux, le voilier, le chiffre d’affaires du Cabinet de Mônsieur + 100%, les économies de Mônsieur surtout. Surtout rien dépenser ! Radinerie à tous les étages. Tu veux qu’on parle bagnole : regarde-là, ta bagnole. C’est la même que celle que t’avais quand tu m’as connu, en me prenant pour un de tes nouveaux coups. Tu te rappelles, j’espère ? Parti sans même laisser ton téléphone. Tu m’as bien prise pour une de tes putes... »
« - Mais non, ce n’est pas ça… »
« - C’est quoi alors ?? »
« - Je pensais changer de voiture, justement. »
Ricanement.
« - Une Jaguar... je voulais te montrer le catalogue. J’ai trouvé une occasion intéressante. »
« - Une occasion ? Je comprends mieux, soudain. Et pourquoi pas une Porsche pas d’occasion elle ! »
« - Papa dit que les Porsche c’est surfait… »
« - Et Maman qu’est-ce qu’elle dit ? Parce qu’il faut aussi que tu demandes à Maman si tu es autorisé à m’acheter une Porsche, car sinon elle va abandonner son pauvre petit Charles, parce qu’il est pas son préféré, parce que c’est pas à lui qu’on a confié l’entreprise, etc., etc. Je les connais tes pleurnicheries ! T’es qu’un môme. » Bon Dieu que ça fait du bien. Que ça détend. Je suis bourrée d’énergie. Ouah, confiante, optimiste. Le shoot. Je monte dans la chambre en claquant la porte.
Une heure après il vient gratter à la porte, s’excuser.

La décision est prise : nous fermerons nos cabinets dans un mois et partirons quinze jours en Thaïlande. Nous passerons une semaine à Plunket-je-sais-pas-quoi. Sept jours au bord de la mer, sous les palmiers, cocktails aux fruits et lunettes de soleil, poissons multicolores et gentils. J’accepte que, la deuxième semaine, nous allions randonner au nord du pays. En échange de la semaine de randonnée, dès septembre, nous rechercherons une maison dans la bonne banlieue de Serzon, celle qui donne sur la mer. Et promis, après la maison, ce sera la Porsche. Nous faisons l’amour. Charles s’endort, épuisé. Comme il dit, mes hauts et mes bas le vident pire qu’un triathlon.
Après je descends toute nue dans la cuisine pour manger.
Je grelotte devant le micro-ondes.
Comme dirait Andrée, j’ai eu du bon avec cette engueulade, j’ai « défoutré » - comme on dit aussi à Vinneuf. Puis, après, j’ai eu tout ce que je voulais. Tout. Je souris. Je me sens pleine.

Puis Louis vient se présenter. Il arrive accompagné de mon Goblieu. Toc-toc, merci pour l’accueil, je m’installe. Et, là, je me sens triste. C’est l’amour. Certainement... Je suis une fille d’occasion : voilà ce qu’il me dit, Charles. Merde-euh. Je voudrais être aimé pour la fille qui fait ce qu’elle peut sans rien comprendre, pour la fille que je suis sans savoir que je le suis, pour la personne que je suis en étant autrement, mais surtout sans le dire à personne - et surtout à elle-même. Le bordel. Je plains Charles, Louis, mes parents, et même ses parents : il ne faut pas m’aimer.
Peut-être pourrais-je savoir ce que c’est l’amour si je m’aimais.
Il a suffit que Louis passe trois heures avec moi - après huit ans d'absence - pour faire tout écrouler dans ma vie. Après ce choc, qui pourrait prétendre qu'il n'est rien pour moi ?

Et voilà : je re-chiale.

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