Chapitre 9 : Charles, champion en cécité

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Deux jours après, je trouve le temps avec les Allemands quand Charles part toute une après-midi faire de la plongée : je file à leur bungalow. Cela dure trois heures.
Devant une femme, c’est la première fois - mis à part les guiliguilis avec ma cousine, du bout des gros orteils, dans la baignoire. Elle reste assise sur un fauteuil, en monokini. Elle souhaite faire des photos, mais je refuse. Mais j'accepte qu'elle nous enregistre au magnétophone. Apparemment, ce sont des collectionneurs. Une fois, elle se lève et je crois que c’est pour me faire son affaire. Pour être franche, je n'en peux tellement plus que je prendrais tout ce qui passe : mais non, il s'agit de me mettre du gel, afin que son mari puisse passer - étant donnée sa circonférence. Je suis étonnée qu’il puisse rentrer tout cela, au final, si facilement - et sur une bonne longueur. A l’arrière, par contre, il n'y arrive pas. Pour moi, c’est la première fois qu’une femme m’entre deux doigts ci et là - même juste pour me préparer. Mais cela suffit à me faire rebondir au ciel - pour la cinquième ou sixième fois. En plus, cela se conjugue à ce qui se passe devant, avec son mari - sur lequel je suis à quatre pattes. Tout cela pour te dire, P'tite Gueule, qu'une nouvelle illusion tombe : je le suis pas si hétérosexuelle que je le croyais, l'ivresse n'est pas nécessairement liée à la forme de la bouteille. Dans cette folie, je réalise - comme toujours - que mon Goblieu est présent en moi, comme ultime voyeur... Il a pour effet de décupler mes sensations, à tel point que je manque m'évanouir !!
Va comprendre, Charles.

Ensuite, il se passe quelquechose que je ne comprendrai jamais. Un retournement, mais absolu... Alors que mes Teutons avaient été les premiers à en profiter, quand je ressors de la douche, la femme me tend la cassette-audio :
« - Tiens, reprends-là Patricia… on a discuté avec mon mari. Nous sommes des libertins, ce qui veut dire aussi que nous sommes très honnêtes l’un par rapport à l’autre… mais aussi avec nos partenaires… Tu es tellement... impossiblement indésirable… que tu nous a pris au dépourvu. Mais ton attitude par rapport à ton mari n’est pas honnête… Ce qui fait que nous avons été malhonnêtes avec lui… Nous aurions dû dire non dès le début : mais ça s'est engagé ainsi, comment résister ? C'est de notre faute, pas de la tienne. »
Changement de ton, alors ça ! Son armoire à glace de mari me ramène à la porte :
« - Je te dis mille merci pour ces moments… Mais tu m’inquiètes, Patricia… Fais attention... On a l’impression que tu peux déraper n’importe quand, que tu pourrais faire n’importe quoi… Peut-être faudrait-il que tu vois un psy… Tu sais, c'est ce que je suis, un psy...»

« - Impossiblement indésirable... » : je me le répète, P'tite Gueule, pour comprendre. Cela signifie que j'ai un pouvoir total sur le désir des autres... Mais si les gens s'emballent, quand c'est fini, ils reviennent dans leur réalité, et la pire d'entre elle est la soi-disante réalité morale, celle où l'on éprouve du remord, celle que l'on traîne certainement quand on trop suivi le catéchisme - avoir du remord, pour un parfait inconnu ! Car Charles et un parfait inconnu pour eux. Voilà bien un sentiment qui m'est étranger... Un tel remord devrait être pour moi, non pour eux ! Non ? Hormis des regrets, je n'ai jamais eu de remord... Ce qui vient de se passer a été comme une montgoflière qui m'aurait emporté vers le haut du ciel, d'où je les ai dominés grâce au désir... Puis, aussitôt, amour fait, hormones retombées, fin du désir, on me raccompagne. Soudain, me voici au-dehors, poussée dans le vide par la paix d'après l'orgasme.

Quand je rentre dans le bungalow, troisième changement de décor : Charles a préparé tout l’attirail de la rando du programme de la semaine n° 2 ! Mon Goblieu est furieux ! Sacs à dos, Pataugas, tente, etc. Je veux mettre mon sac sur mes épaules : j’y arrive à peine. Découragée, je m’assieds au bord du lit. J’ai fait une belle connerie : je n’aurais pas dû négocier, faire moit’-moit’ : moit’ au bord de la mer en palace-luxe, moit’ en rando.

C’est le moment que choisit Charles pour rentrer de sa plongée. Bouffée de tendresse, soupçon de honte... Il me plaît, celui-là, tout d’un coup : ce qu’il fait pour moi ! Qu’on tienne à moi comme cela… Non, c’est vrai, je ne le mérite pas : il faut que je me fasse pardonner, c'est urgent ! Ok-d'ac... Pour sa rando, faisons lui plaisir. Bouffée… d’amour ?
« - Tu t’es bien amusée ? », me fait-il.
Une seconde, je me demande si c’est du lard ou de la couenne. Mais non, même pas un lardon. D’ailleurs, il regarde déjà autre chose que moi : les deux fichus sacs à dos. Là, je sens mon Goblieu remonter. Ce que je ne t'ai pas dit, P'tite Gueule, c'est que des fois il passe et me jette à la volée l'état d'humeur dans lequel il est, qui devient le mien.
Charles me précise le changement de décor des jours à venir :
« - Le premier jour, je porterai 10 kg et toi rien. On retrouvera les sacs à l’étape, c’est le voyagiste qui les amènera d’étape en étape avec son minibus. Le deuxième jour, moi 15 kg et toi 5. Le septième jour je finirai à 35 kg. Je peux pas perdre mon entraînement. »
« - Mais moi ? Je porterai combien le septième jour ? »
« - Mon enfant, le septième jour il est dit que tu ne porteras rien. »
« - Ah, je préfère ! »
« - Ce sera pour te reposer du sixième, Car là tu porteras 15 ! »
« - Quinze ? Quinze kilos ? »
« - Ben ouais : pas 15 g ».
Charles s’affale sur le lit pour rire toute à son aise. Accablée, je lui demande :
« - Et là, il pèse combien : je suis même pas arrivée à la soulever ! »
« - Arrêtes ! Justement, c’est juste 15 kg, c’est pas la mort ! »
« - Mais elles sont bien petites tes collines, pisque c’est des collines ? »
« - Petites mais chaque fois bien dénivelées : ça permet de faire des fractionnés. Montée, descente ; montée, descente, etc. En rentrant tu vas voir la forme que tu auras. Tu sais qu’il y a des triathlons pour femmes. J’ai beaucoup d’ambition pour toi : tu vois un peu, faire les compét’ ensemble, ça nous permettrait de nous retrouver ! »

Je m’affale sur mon sac. Envie de chialer. Colère. Je ne sais pas. Lui donner ce plaisir ? Mon corps dit non, ma tête peut-être. Enfin, je ne sais pas. Je ne sais rien. Je ne sais même pas que je ne sais rien. Je regarde mon avant-bras : un moustique m’a piqué dans le bungalow des Allemands. J’ai une plaque rouge, on dirait une pièce de cinq Francs [la monnaie de l’époque]. J’ai toujours sur-réagie aux piqûres de moustiques. Association d’idée : et si les Boches m’avaient refilé une MST ?? Oh-là-là, Oh-là-là !! Avec Charles, qui est sage comme une image, oh-là-là. Mais que j’ai honte, honte ! Et je ne peux le dire à personne, sauf à toi P’tite Gueule. Mon Dieu, pitié pour Charles et moi.
Nous allons dîner. Les Allemands sont un peu plus loin, nous faisant juste un petit signe de tête. MST, MST. Je leur en veux, qu’est-ce que je leur en veux ! Regard de glace. Ils m’ont tellement courbaturée ces deux-là que, lorsque Charles veut me faire mon affaire, au lit, je dis qu’il faut que je prenne du sommeil d’avance pour « sa » rando. En clair, c’est de sa faute. Surtout, il faut que je me fasse tester - aussitôt de retour. Jusqu'à là, ceinture !!! Mais pourquoi suis ainsi ? Je me dépasse moi-même, mais pas dans le bon sens. Puis, zut : n’y pensons pas, cela ne sert à rien.

Le lendemain, nous nous apprêtons à partir vers les fichues collines de Charles dans un minibus Volkswagen vert, sans clim, marqué Tourists tour’ - comme sur les bateaux de sa famille. Avec dessous : Pedestrians adventures. Nous ne prenons même pas l’avion ! En effet, il n'y a pas de piste là où nous allons. Le personnel est tous sourires avec Charles. Moi, c’est juste s’ils me regardent. La réceptionniste me tend le stylo pour signer un registre. Au moment où je vais le prendre, elle le lâche exprès.
Menton haut, elle me toise.
« - Thaï aimer familles », qu’elle me fait, en allemand (!!) « Famille très-très importante ici. Ici établissement respectable tenue par famille respectable. »
« - Ben elle te parle allemand, elle aussi », me fait Charles. « Qu’est-ce qu’elle dit ? »
« - Elle nous souhaite bon voyage. »
Pourvu qu’elle ne comprenne pas le français, ou en rajoute une couche en anglais : je prépare déjà mon excuse au cas-où - mais je les ai à zéro-pointé. Je relève le menton, sourie à la mégère, type poupée de porcelaine parfaite. Ironique, dominatrice, je la toise : cap’ ou pas cap’ ma p’tite niaquouée ?

Elle la boucle : commerçante avant tout. Je le savais. Charles dit :
« - Elle ne pourrait pas parler en anglais, juste par courtoisie pour que je comprenne ? Ben dite-donc mes aïeux : elle semble en pétard… Vu ce que j’ai lâché ici comme biftons, elle doit être furax de voir partir deux bons clients : gentille dans les mots, rapia dans les gestes. On ne reviendra plus ici ! »

Voilà ce que c'est que d'être soi-même : il me faut cacher les moments où j'existe, car ils sont considérés comme une honte. Je décide alors que pour moi, jamais-jamais, ils ne seront plus ma honte ! Aux autres les remords ! Je cacherai mieux tout cela, puisque je ne le gère pas, ne peux pas le gérer, veux ne pas pouvoir le gérer - car c'est le fait même de ne pas gérer qui est excitant. Or, c'est principalement par cette excitation que j'existe pleinement. Après, ou en même temps que l'argent, mon excitation sensuelle est mon premier moyen d'existence - voire de subsistance ! Et il faut le cacher. La société nous marque au front : Interdiction d'exister pour cause de loi particulière.
Je pourrais m'accrocher à un libertin, mais les libertins connaissent trop bien les gens, ont un code de conduite, ne sont pas durablement fascinés par la beauté... Or, celui que j'ai dans la peau, c'est Louis. J'en resterai donc aux garçons de bonne famille : certes, ce qu'il me faudrait, c'est un garçon de bonne famille qui accepte le No Limit. Or, à bien des égards, cela semble incompatible - du moins, dans l'environnement où se meuvent mes proies. Je suis donc condamnée à animer l'illusion de la respectabilité bourgeoise, une autre marionnette - encore. En fin de compte, je suis une marionnette, animée par ses hormones et son Goblieu, animant à son tour une série de marionnettes... En somme, je suis une poupée française jouant aux poupées russes, selon des règles dont elle ignore tout - et qu'elle veut continuer à ignorer.

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