Chapitre 10 : Patricia et le détective privé

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Là, P'tite Gueule, je te résume la semaine numéro 2 en te disant : plus jamais ça.
Chaleur. Humidité. A dix-huit heures c’est la nuit. A dix-sept heures trente, arrivée des moustiques.
Collines : tu montes, c’est affreux. Tu te dis : la descente ça ira. Mais non, tu dois faire autant d’efforts pour pas dégringoler. Quand tu arrive en bas, tu patauges dans l’eau des marécages et lèves des nuées de moustiques. Tu n’as alors qu’une envie, remonter une colline. Alors que c’est en fait la dernière chose que tu voudrais !!
Nuits : re-moustiques, y compris sous la moustiquaire. Cloques rouges partout. Parfum : anti-moustiques. Lever à cinq heures, la nuit tombant à six heures sous les « Tropiques ». Les Tropiques sont trop piquants. Bouffe : dégueulasse, assis par terre, avec des baguettes. Tiques, sangsues, puces, punaises, bombe insecticide en pulvérisation tout le temps : sur toi, directement. Tu ne comprends rien de ce que les gens te disent. Il n'y a jamais de douche. Résultat. J’ai porté zéro kilogrammme le premier jour, cinq le deuxième, dix le troisième. Le quatrième Charles porte les trente-cinq kilos de son sac derrière, plus les quinze kilos de mon sac devant - dégoulinant de sueur et de crasse entre. Quatrième nuit : j'ai une chiasse pas possible.

Cinquième et sixième jour : étapes en minibus.
C’est mieux à tous les points de vue car, des fois, sur les chemins, il y a des écriteaux marqués en galimatias : Attention, zone minée.
Il y a eu une guerre. Mais je savais pas ça ! En tout cas, dix heures à attendre à chaque fois le Charles, dans des villages avec des maisons en paille, entre de la poussière, des volaille et les cochons partout, les mômes qui hurlent, les vieux et les vieilles sans dents, tous à te sourire sans cesse. À seize heures - tous les jours - pluie d’une heure, comme si un salopard douchait tout le pays en ouvrant le robinet à fond, après avoir monté le thermostat à fond. Je passe mon temps à dormir dans le minibus le jour - puisque, la nuit, les moustiques m’empêchent de dormir.

Septième jour : petit avion prévu pour Bangkok.
Car à la dernière étape il y a un aéroport (une sorte de chemin fait de trois sentiers mis côte-à-côte avec une clairière à chaque bout, enfin je crois car dans le noir on voit rien). J’y arrive en minibus tandis que Charles (il est très têtu) fait la dernière étape seul avec ses 35 kg, le guide ayant eu la chiasse la nuit.
L’avion doit partir à dix-sept heures. A vingt-deux heures, Charles n'est toujours pas là. À minuit, les villageois partent à sa recherche. Ils le ramènent vers trois heures du matin, trempé comme une soupe, couvert de boue de la tête aux pieds. Il a pris la mauvaise piste, celle qui mène vers les narcotrafiquants. Cela a été moins une que des militaires l’arrêtent et, ici, les militaires sont de vrais fous. L’avion, qui nous a attendu, nous ramène pour un tarif triple à Bangkok - comment le pilote fait pour s’envoler sans rien voir, je ne comprendrai jamais. De Bangkok, aussitôt nous filons à l’aéroport international. Départ à neuh heures trente, dix heures d’avion. Paris Charles-de-Gaulle, RER, métro, Paris-Montparnasse, TGV, taxi, maison.

Il nous faut quinze jours pour nous remettre : dix heures de sommeil par jour, docteur en médecine tropicale à Rennes, vermifuge pour trois semaines, contrôle des MST, etc.

Mais si ce n'était que cela : je sens des regards hostiles dans la famille, désormais. Surtout de la mère. Quelques jours plus tard, j'apprend que le « conseil de famille » s'est réuni pour parler de l'avenir de Charles - et donc du mien.
Le feu a été mis à la poudre noire quand Charles leur a dit qu'il allait acheter une Porsche, et s'endetter pour une barraque en bord de mer - dans la banlieue chic de Serzon.
Le conseil de famille a alors dit non.
Plus exactement, Papa, Maman, Frérot, Tonton et Tata ont dit :
« - Charles tu attends encore trois ans pour voir si c’est la bonne, car on a des doutes. »
Le conseil de famille a été jusqu'à dire que si « elle » [moi] était encore là dans trois ans, il aidera. Mais il était hors de question que Charles ait un jour une Porche ou une Jaguar. Son père s'est fâché : ils avaient une image à faire respecter ici, avec un oncle pour maire - et député maintenant.
Le Breton est modeste : il n’aime pas se donner à voir, surtout super riche.
Et, bien sûr, Frérot, Tonton et Tata étaient d'accord.

Mais il y a eu pire : il est arrivé un truc, façon roman policier. Pire qu'un cauchemar !
A un moment, tandis que je revenais de voir l'un de mes amants, j'ai été certaine d’être suivie. Une voiture s'est collée à ma Polo, presque parechoc contre parechoc - une grosse quatre-quatre noire, aves des jantes de frimeur. Le lendemain, je l'ai revue près de mon cabinet ! La même, avec un type dedans, genre armoire à glace - avec lunettes noires. P'tite Gueule, il faut que tu saches qu'il y a deux détectives à Serzon : or, peu de jours après, il se trouve que j'ai remarqué la bagnole auprès d’Hugo Boss ! Et garée sur la place réservée de l'agence !! Déduction : on m'a mis un détective privé au cul !! Oh la cata de la cata !! J'ai failli en tomber à la renverse.

Conséquence : je dois mettre les pieds dans le plat.
Il faut que je sache si c'est Charles ou sa famille. Qui pourrait vivre avec une angoisse pareille ?
Il est évident que c'est lui ou eux !! Sinon, que cela pourrait-il être d'autre ?
Mais comment faire ? Demander à Charles s'il pense que je suis fidèle pourrait l'étonner s'il ne se pose pas la question... Mais si sa famille se pose la question et le lui as dit, cela pourrait le confirmer dans l'idée qu'ils ont peut-être raison...
Dans ce cas là, P'tite Gueule, un conseil : accuses ! J'attends donc son retour le soir.
« - Je suis certaine que tu me trompes ! », je dis à Charles en guise d'accueil.
Il ouvre une bouche de merlu sur l'étal d'un poissonnier.
« - Mais, mais, quand ça... ? »
« - Tout le temps ! En Thaîlande, quand tu étais soi-disant fourré au sport ! Quand tu pars en triathlon ! Avec tes patientes ! Tout le temps, tout le temps ! J'ai failli prendre un détective pour te faire suivre ! J'ai vu qu'il y avait une agence, à côté d'Hugo Boss : j'ai failli pousser la porte ! »
« - Juste j'hallucine, j'hallucines tant c'est dingue... J'avais jamais remarqué qu'il y avait une agence près d'Hugo Boss... Mais le problème est pas là... »
Soudain un grand sourire illumine le visage de mon Charles.
« - Mais pour flipper comme ça c'est que tu m'aimes. Tu m'aimes pour m'accuser de ça ! Quand je pense qu'il y a en pour dire que tu m'aimes pas, que tu es là que pour l'argent... »
Je manque tomber :
« - Mais qui ça ? Qui dit ça, mais c'est affreux d'entendre ça... »
Il finit par dire que « c'est un peu tout le monde ». J'apprends que l'on a commencé à causer autour de moi après cette histoire de Porsche. En effet, un voisin m'a vu avec Louis, qui a répété à quelqu'un de la mairie et, de là, c'est arrivé aux oreilles de mon oncle, qui en a parlé à sa soeur - la mère de Charles. Et, quand celui-ci s'est mis à parler d'acheter une Porsche, les idées « se sont emballées à mon propos ». Je baisse ma tête pour cacher ma joie : ce n'est que ça...
Très séche, indignée, je fais:
« - Très bien : je me donne une semaine de réflexion, pour savoir si je reste avec toi. Je dormirai dans le canapé du salon. J'ai en effet besoin de savoir si tu penses par toi-même ou par ta famille. Quant à la Porsche et à une maison au bord de la mer, je voulais te le dire : j'ai fais mes comptes entre midi et deux, et pour le moment de tels investissements seraient grotesques. Je n'ai pas eu besoin de réunir ma famille pour le comprendre. Grandi un peu, Charles ! »

Il n'empêche que j'ai été bel et bien été suivie. Mais qui a fait le coup, alors ?
L'angoisse s'installe en moi, comme un boulet en plomb.
Elle tourne dans ma tête, du lever au coucher.
En même temps, je suis indignée. D'abord, c'est une sorte de viol, non ? Ensuite, force de constater que tout le monde passe son temps à cacher ses trucs, à lustrer son image, comme leur député-maire - qui est si riche qu'il ne faut pas le dire, sinon les braves gens flaireraient l'arnaque. Partout, chacun cache ses choses, exactement comme moi, puis appelle ses mensonges la « réalité » ! La différence entre moi et eux, c'est qu'ils peuvent se l'avouer entre eux - d'où une conséquenne positive : ils sont sûrs de ce qu'est la vraie réalité. Tandis que ce n'est pas toujours mon cas... Je ne sais pas si tu me comprends, P'tite Gueule ? Moi, pauvre malheureuse, je dois rester seule avec mes secrets - que certains cherchent à rendre publics, pas gênés. Mais qui ? Qui ?
Même au travail, cette angoisse finit tant par me déranger, qu'un jour (Oh !), mes mains commencent à trembler, au fauteuil - au beau milieu d'un soin. Hélas, il est impossible de me réfugier dans un coin tranquille, mon confrère est à côté, porte de séparation ouverte. Et, comble de stress, les gens se pressent dans la salle d'attente, nous devons enchaîner.
Ce jour d'horreur pure, je finis comme je peux mes trois patients, en tâchant de leur montrer l'image de la praticienne sûre et calme, rassurante - l'inverse total-absolu de toute ma vie. Je cherche à cacher mon émotion, mais je dois avoir l'air bizarre : il ne faut pas surtout pas que je regarde mon reflet sur le bord de la lampe, sinon cela s'emballera en panique. Pourtant, je le vois du coin de l'oeil, mon fichu reflet. Oh-la-la : j'ai de plus en plus l'impression qu'il est l'image d'une étrangère, qu'il me guette, voire que cette inconnue attend que je panique, cherche à me convaincre que je dois craquer. Saloperie ! Mais, fort heureusement, je porte le masque et il dissimule ma mâchoire, qui se crispe, se crispe, tandis que je me couvre de sueur.

Après le travail, j’appelle aussitôt de mon cabinet Andrée.
Mes doigts s'agitent comme une voile en folie, on dirait les bonhommes de Guignol. S'ils se mettaient à parler, je pourrais vendre des billets aux p'tiets du coin.
Ouf ! Ca décroche. Andrée est là, ça a été moins une.
Je lui explique. Elle me lâche :
« - Oh c’t’affaire, Oh c’t’affaire. C'est quelqu'un de sa famille qui l'auras dit à personne, surtout pas à Charles. Tu dois te ranger ! Mais si le gars t'a suivi quand tu revenais de voir un de tes mecs, sûre qu'ils le sauront ! T’as pu qu’à retrouver Louis. Et vite fait, encore ! Il est pas au courant de tes frasques : il a gardé de toi l’image de quand il t’avait connu. Forcément. »
Eh oui : après son bac obtenu d’extrême justesse au rattrapage grâce à l’allemand et aux cours d’Heinrich, Andrée a fait psycho au Mans : quoique jamais diplômée, elle est presque une professionnelle du genre. Elle ajoute :
« - Il faut que tu tires la leçon de tout ça. Si tu peux pas résister à tes démons intérieurs, il faut que tu apprennes à mieux les cacher. Maîtrise avant tout. »
« - T’as raison. Il faut que j’apprennes à mieux mentir, tu crois ? Mais pour mes tentations bizzares, qu’est-ce que je peux faire ? Les propositions, j’y résiste pas ! »
« - J’te connais assez pour savoir que tu peux être foldingue, mais aussi que tu as du sentiment même dans tes frasques. Ça peut te jouer des tours. »
« - Mais comment je fais pour Louis ? Il m’a jamais rappelé. Jamais il ne m’a réécrit. Comment je fais pour le retrouver ? »

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