Chapitre 12 : Les Lathérèses et le trésor magique
Là, P'tite Gueule, je dois te rappeler l'histoire de l'enrichissement de mes parents. Comment ils ont dépassé le stade instit' sans le sou, eu - d'un seul coup - l'épargne qui leur a permis d'acheter et rénover leur maison au-dessus du village, celle que, de loin, l'on prend pour un petit château - avec sa tour ronde. Passque tout ce pognon, c'est moi qui leur ai eu et, encore, à huit ans ! Et cela me reste au travers de la gorge. Pourquoi ? Pour cause de non-redistribution, principalement : ainsi, exemple, ils avaient décrêté qu'ils financeraient ma Prépa dentaire pas plus d'un an. Du coup, quand je l'ai eue, j'ai bien vu, dans leurs regards, que cela les ennuyait de financer les cinq ans d'étude qui ont suivis ! Ils avaient d'autres projets, sûre.
Quelle histoire ! Mon oncle, le frère de ma mère, un paresseux de première, toujours à ne rien faire et à quémander de l’argent à son père, avait tenté de se suicider au fusil de chasse : à part s’emporter la moitié de la figure, il était au final presque frais comme un gardon, moyennant une grosse dépression. Mais, aussitôt, mon pépé avait eu son cancer et Maman avait dit que c’était à force des soucis du suicide raté de mon Onc’.
Mais une fois que Pépé était mort, conséquence : mon Onc’ en avait fait un aussi.
En attendant sa fin, dès que mon Onc’ avait été à l’hôpital, nous les gosses - grâce à Francis qui avait trouvé les clés, sous la boîte aux lettres -, nous venions souvent dans sa maison.
À la fin de l’année scolaire, mes parents y étaient venus eux-mêmes prendre les meubles, sans même le dire à mon oncle, afin de meubler leur maison de Port-Dumac, qu’ils venaient de retaper. Bien forcés, qu'ils étaient : on le savait « condamné ».
Il faut comprendre que dans un village, où tout le monde était pauvre comme peau de zob, les maisons laissées seules se faisaient dépouiller dès le premier coucher suivant la première aube après leur abandon.
Surtout que : soit la clé était sous la boîte aux lettres, soit on ne fermait jamais.
C’était une lutte acharnée pour les biens, là-bas : c’était si ancestral que la peur de manquer vous aurait taraudé même dans le coffre-fort géant de Picsou dans Picsou-magazine. (Que je préfèrais à Pif-Gadget, mais Papa refusait de nous abonner au Journal de Mickey, étant communiste.) Mais, mêmes communistes, Maman et Papa suivaient la règle, en tant que faulx-Sarthois et enfants de paysans miséreux dans les millénaires : autrement, on les aurait pris pour des bons à prendre, des mous à piller, des brindilles, des mauviettes, des misérables « méritant ben leur misère ».
Donc, ça avait été ainsi que je m'étais retrouvée avec le lit d’acajou de mon Onc’, que j’aimais bien - je te le dis, le pillage n’a jamais nuit au sentiment, même le pilleur le comprenait pisqu’il faisait tout pareillement, exactement et au centime près. Comme on répétait à Vinneuf, « coutume de village vaut mieux que loi », pisque « loi n'est jamais pour fermage ». Et il se trouvait qu’Andrée, invitée cet été par mes parents grâce à mes pleurnicheries, dormait dans le lit d’acajou avec moi. Dormir dans un lit volé à un mourant. Nous ne sommes pas des superstitieux, dans la famille : nous sommes athées (« à T », disait Andrée, baptisée et allant au « Caté » désespérer notre bonne sœur de village.)
Un matin, mon amie tapa un grand coup de pied contre l'un des panneaux du lit.
Et badadram !
Il se fendit net en deux.
La gueule qu'allait faire mon père ! Mais il y avait quelque chose là-dedans !! Nous avions regardé : dedans, oui-oui, il y avait des billets, mais des billets tant et tant, des mille et des mille de Francs - je dis pas. Avec André, nous les sortions à pleines poignées. Nous prévîmes Papa et Maman et, alors, re-badadram ! Joie et catastrople : rappelle-toi, P'tite Gueule, que l’Onc’ était toujours vivant à l’hôpital avec son cancer en phase terminale.
Mais il fallait également comprendre qu’Andrée était là en témoin, en innocente qui, à son retour, allait tout dire à sa famille, et que sa famille répéterait à tout au village pour nous nuire, par jalousie !! (En plus, Papa et Maman étaient hyper-jalousés comme instit’ et hauts du panier, logés gratos dans la maison d’école qui jouxte les deux salles de classe, celle des petits tenue par ma mère, celle des grands tenue par mon père - et depuis transformée en musée que tu pourrais visiter si tu avais des jambes).
Je n'en avais pas conscience, moi : à huit ans, penses-tu. J'étais la découvreuse de la fortune, si l'on voulait bien voir : si je n’avais pas invité Andrée, qui balançait des coups de pieds partout au hasard dix fois par heure, nul n’aurait jamais trouvé le magot ! En m’amenant faire les courses - ce qui n'arrivait jamais -, voici que Papa me dit :
« - Mais qu’est-ce qui t’a pris t’inviter cette petite paysanne juste cet été ? On ne comprend même pas quand elle parle ! Elle ne fait que manger, dormir et rire bêtement. En plus, elle casse tout avec ses grands gestes. Il lui faudrait un suivi psychologique, c’est une évidence. Tu vois dans quelle situation tu nous mets ? »
À huit ans, tu penses, je ne voyais pas.
« - On va pas la noyer cette gamine, tout de même ! »
Enfin, pourquoi noyer Andrée ?? Elle n'était pas un chaton. Je ne te dis pas l’ambiance, les conciliabules entre Papa et Maman. Et nous au lit dès dix-neuf heures. Punies pour cause de découverte de trésor !
Quant à Maman, elle dit à Papa, à voix basse... Mais, comme Andrée et moi étions cachées sous la table, pouffant de rire à cette bonne blague, nous entendions tout :
« - Je suis certaine que quand la famille de cette petite oie saura, si on ne leur donne pas une part du magot, ils finiront par tout dire aux Impôts... »
Blème - ça on le voyait pas, mais je l'imaginais à sa voix -, Papa répondit :
« - Et les Impôts nous signaleront aux gendarmes : on lui a volé ses meubles, c'est du vol... C'est certes l'argent de la famille, mais c'est du vol : pas besoin d'être avocat pour le savoir... »
« - Je sais que Papa lui donnait quatre-cent Francs par mois... En fait, comme il bossait au black, il a tout mis sous son lit, cet enculé ! De quoi il vivait, mais de quoi ? Du jardin, toujours mal sapé, dépensant rien... Faisant croire à Papa qu'il était sans le sou... Quatre cent Francs par mois que multiplient vingt ans, tu imagines... »
« - Ce qui fait qu'on se retrouve avec quatre-vingt dix mille Balles... »
« - De quoi retaper la vieille baraque au-dessus du village, qui nous a coûté peau de balle... »
« - Soit on le dit à ton frère, soit on ne dit rien... »
« - Tu veux lui dire quoi en plein coma, toi ? Les toubibs pensent qu'il ne dépassera pas les deux mois... »
« - Seule solution : on en donne une part aux parents de la gamine, pour qu'ils se taisent. A voir comment on va négocier ça... Faudrait peut-être pas leur dire combien il y a... »
« - Non, dis leur ! Tu es respecté là-bas comme directeur de l'école primaire en plus, puis ton visage ne sait pas mentir. Ils sauront que tu dis vrai. Sinon leur imagination s'emballerait. Ils nous tiennent, parbleu : suffit qu'ils décident de refuser et qu'ils nous dénoncent. Sous l'Occupation, leur pépé était connu pour ça. C'était le collabo du village. C'est une tradition chez eux... »
Puis il y a eu un double « BOUM » sur la longue table en bois, qui nous fit sursauter Andrée et moi. Il s'agissait des coudes de mon père, qui devait se tenir la tête dans les mains :
« - Ton frère nous fout dans ses dingueries jusqu'au cou ! Vas élever des enfants dans cet asile, ma pauvre. L'exemple, ah l'exemple que nous donnons, toi et moi ! »
Finalement, en plein milieu des vacances (!), Papa était retourné à Vinneuf voir le père d’Andrée. Puis il était revenu le lendemain, et repartit quelques jours après pour ramener Andrée chez elle en voiture - comme s’il était devenu son chauffeur particulier.
« - Mais je comprends pas », j'avais fait à ma mère, « elle devait pas revenir à Vinneuf par le train de Le Mans ? J’voulais aller à la gare de La Baule avec voir les trains, moi ! »
« - Tais-toi, toi ! Je ne veux plus entendre parler de ça. »
En revenant, Papa m’avait installé sur la grande table, en bas, devant la cheminée géante, le visage rouge de colère :
- « Si tu savais que m’a coûté le père d’Andrée ! Il y avait même la vieille peau [la mémé d’Andrée] qui en redemandait toujours plus. C’est pas pour rien que t’es toujours en CP à huit ans ! En une heure, ton héritage a fondu de moitié, ma pauvre enfant ! Qu’est-ce que tu vas faire sans bien ? Si seulement tu étais intelligente comme ton frère ! »
À l’égarement dans ses yeux, à sa panique, je m'étais dis qu’en fait il s’inquiétait pour moi.
D’où il devait m’aimer, en fait. Cela m'avait beaucoup étonné.
Dommage qu’il ne me l’ait jamais fait savoir, je m'étais mis dans la tête l’inverse. C’était trop tard. Mon Goblieu n'aime guère que je me dise que j’ai été une conne. Même pour beaucoup de billets. Pour lui, m'insulter c'est comme l'insulter. Va comprendre.
Mais j’avais eu droit à une prime, avec Andrée : la prime, c’était que, depuis cet épisode, Andrée se faisait inviter chaque été à l’œil chez nous à Port-Dumac, dans la chaumière, oui, sous le toit de joncs que l’on voit au-dessus des bouts de bois en regardant au plafond, avec toutes les toiles d’araignées - papa n’ayant pas posé toutes les planches.
Autre conséquence, mon père avait fait sa propre grande dépression dès cette rentrée là. Et ce fut lui qui eut droit à un suivi psychologique.
C’était ainsi qu’il devint tout gentillet.
Alors, quand Andrée lui demanda des cours particuliers gratos, il ne put dire non.
(C’était moi qui lui a donné l’idée :
« - Si t’es trop-raz en Primaire, tu iras pas au collège-euh et nous on se retrouvera tous seuls, avec Francis, sans notre meilleure-amie-pour-la-vie [on ne connaissait pas alors Paulo/Jean-Paul, le fils du gendarme de la Brigade criminelle, que nous devions rencontrer seulement en Sixième]. Par rapport à ta causerie, les gens y croivent que t’es de l’étranger. Demandes des cours particuliers de français à Papa, il te les donnera avec moi, on s’ra ensemb’ encore pu’s »).
Papa ne pouvait pas refuser, pour sûr. Après les Francs du lit d’acajou ! Si bien, que de son patois particulier à sa famille (et surtout à elle), elle passa au français de l’école de France, et apprit à écrire et compter. Dix heures par semaine que mon père y passa, du CP2 à la Quatrième ! De fil en aiguille, grâce à Papa, elle fit donc le collège-euh - comme elle disait en Primaire, car elle ajoutait des « euh » aux « e » muets. Puis elle entra d'extrême justesse au lycée - mais plus « euh », car elle parlait enfin français, et non plus son patois spécial, tiers patois, tiers français, tiers flamand pisque sa mémé venait d'Anvers. Elle réussit à avoir son bac et elle fit même des études au Mans, en « DEUG de psychologie » - comme on disait dans le jargon des années 80 !! L'ascension de l'intellect ! Verticale à partir de la gadoue ! Et de là direct secrétaire dans une boîte d’agro-alimentaire où, comme elle disait, faute de licence, ses parents n’ayant pas voulu lui payer plus d’études, elle « psychologisait toute à son aise ».
Mais revenons au présent, qui seul compte.
Quand Andrée me dit qu’elle entrera de nuit dans la propriété des Lecourtois pour voir si Louis y dors, cela me fait bien rire. C’est de l’Andrée toute crachée, cela. Conséquence : les quatre jours qui lui restent, elle se ballade vers la minuit dans le jardin des Lecourtois. Une nuit, elle arrive même à onze heures avec son sac de couchage et y dort à la belle étoile jusqu’à six heures !
Ah cette Andrée : jamais elle ne m’a fait autant rire !
« - Il est trop beau le ciel la nuit », me fait-elle le lendemain matin. « On comprend pas comme les choses peuvent être aussi loin, alors qu’en même temps elles peuvent autant te toucher. »
« - On est pas là pour chialer ! », je fais.
Mais mise à part la philosophie, cet été-là, les parents de Louis ne sont que tous les deux.
Même Benjamin, le cadet de Louis, ne semble pas venir.
Quinzième jour : je fais un détour par La Baule pour mettre dans le train ma meilleure amie pour la vie, avant de prendre la Quatre-Voies pour rentrer chez moi à Serzon.
Charles y est arrivé depuis quarante-huit heure. Le pauvre a découvert qu’il avait le mal de mer dès qu’il posait le pied sur un vrai bateau, pas comme les péniches de touristes de sa famille. Et ils ont été attaqués par des orques au large de l’Espagne : ce est jamais arrivé avant dans toute l’histoire de l’humanité, et il faut que ce soit lui comme par hasard. Ils doivent être de mèche avec les narcotrafiquants de Thaïlande, les fameux « épaulards ». Qu’est-ce que l’on rit, avec Andrée, quand je lui narre cette anecdote !
Mais c’est la fin de l’opération Louis. L’opération Louis. Elle était bien bonne, celle-là. Conséquence :
« - T’as plus qu’un truc à faire », me fait Andrée. « Si à la mi-septembre tu n’as pas de nouvelles de Louis, tu lui écris que tu voudrais bien le voir. Attends la mi-septembre ! Surtout pas avant. Sinon il va te croire à sa botte. »
« - Et toi », je fais, « on parle que de mon Louis. Mais toi ? »
Elle se met à pleurer - tant sa vide sentiementale est vide, comparée à la mienne. Alors, moi aussi. On tombe dans nos bras.
Écrire à Louis ? C’est ce que je fais, dès le début du mois de septembre. Attendre plus longtemps ? Impossible. Il me manque trop celui-là ! Trop-trop-trop. Jamais-jamais je n'aurais dû le virer, à dix-neuf ans ! Mon corps frétille. Même chose, quelque part dans mon cerveau. Un truc là-dedans a envie de se blottir contre lui. Mon Goblieu, enthousiaste, se met de la partie : j’ai l’impression qu’il s’est mis face à une machine à écrire et qu’il rédige une convocation. Sans lui et sans Louis, c’est comme si je ne suis rien.
Ca a été ainsi qu'un lit en acajou de Vinneuf volé à mon pauvre oncle m'a permis d'inviter Andrée, puis de la réinviter à l'heure H et au mois M, laquelle Andrée, une nuit, dans le même lit en acajou que nous partagions, m'a amené à écrire à Louis... Louis, avec lequel j'avais passé les moments les plus merveilleux de ma vie - et ce toujours dans le même lit en acajou !
À Serzon, quand je sors de chez Hugo Boss, tout près de l'antre du detective privé, un sale vieux clodo me dit :
« - Arrêtes de courir derrière toi sinon tu te prendras ton miroir dans la gueule. T’as pas cinq balles ma belle ? »
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