Chapitre 14 : Deux contrats et pourcentage de bonheur
Louis rentre de sa promenade vers vingt heures. Il m'embrasse sur la bouche comme si de rien n'était et nous faisons l'amour le soir, toujours comme si rien ne s'était passé. A croire que j'ai rêvé
Pour tout te dire, P'tite Gueule, j'y croirai seulement demain, lorsque les deux contrats auront été signés. Inutile de te dire que je passe une très mauvaise nuit.
Le lendemain matin, nous arrivons à dix heures chez le notaire.
Incroyable, je n'en reviendrai jamais ! Nous signons illico le contrat de mariage.
Puis le notaire sort un gros dossier : l'achat de l'appartement. Là, le bonhomme fronce les sourcils. Je commence à ne pas le sentir, celui-là. Il me fait :
« - Monsieur Lecourtois apporte 50 % de la valeur de l'appartement en liquidités et vous, Mademoiselle Lathérèse, qui allez devenir son épouse, seulement 10 % : étant en séparation de biens, ayant exclus le partage des acquêts, ainsi que nous venons de le signer, êtes-vous sûrs tous deux que vous partagez la propriété de l’appartement à parts égales ? »
Mais qu’est-ce qu’il a ce bon Dieu de notaire ? Il se met à faire son Dupuy à son tour ? Dupuy : celui-là, je l’ai doublement dans le collimateur, à présent.
Le partage doit être à parts égales : car on avait supposément réglé le problème deux jours avant - donc vingt-quatre heures avant le docteur Dupuy, si tu suis bien, P'tite Gueule. C'était en revenant par l’autoroute de Port-Dumac, dans la grande descente interminable après Nantes.
Bon, je t'explique, P'tite Gueule : tu n'as pas fait Droit et finance, cela est normal.
Moi, Louis m'a fait apprendre sur le tas, parce qu'il est, selon un, lui un « économiste ». Sans vouloir te critiquer, toi, P'tite Gueule, tu n'es un tas de papiers et il est difficile d'apprendre sur son propre tas. Quand tu apportes du cash pour acheter un apart, le plus souvent, cela ne suffit pas. Tu es obligé de t'endetter. Mais; admettons que tu apportes cinquante pour cents de cash : tu vas t'endetter pour les cinquante pour cents qui restent. Mais ce blé, tu aurais pu le placer et il t'aurait rapporté : soit cinq-cent mille Francs à cinq pour cents par an, donc vingt-cinq mille par an, de quoi déjà louer trente mètres carrés en banlieue parisienne. Dans notre cas, Louis apportait cinquante pour cents de cash et moi dix pour cents. Il restaient dont quarante pour cents à financer par le prêt... Logiquement, c'était à moi de les apporter, pas à lui. Ma malignité ça a été de lui faire croire que c'était autant à lui qu'à moi de payer les quarante pour cents qui restaient... Selon ce saligaud de notaire, la logique disait qu'il possédait soixante quinze pour cents de l'appartement et non seulement vingt-cinq ! Tu comprends mieux, j'espère ? Mais si on faisait moit-moit, cela revenait à dire qu'il me donnait cinquante pour cents de l'appart, alors qu'en vérité seulement vingt-cinq auraient dû me revenir... Comme l'appartement valait un million, cela représentait deux-cent mille Balles gratos pour moi sur quinze ans ! Pas mal, non ?
Ainsi, ce que je n'avais pas eu à cause du contrat de mariage, puisque nous étions en séparation de biens + cette histoire dégueu des acquêts, je le rattrapais grâce au partage moitié-moitié de l'appart. Génial, non, pour une conne amouruse, donc inconsciente ?
En outre, je gagnais autant que lui ! Certes, en travaillant seulement un peu plus qu'à mi-temps... Aurais-je pris seulement quelques vacations au Dispensaire, comme cela était possible, je prenais tout à mon compte sans problème - mais cela, bien sûr, je ne l'ai pas dit à Louis. Tu penses bien !
Comme dit mon père, si tu fais sortir un Lathérèse par la porte, ne t'étonnes pas qu'il rentre par la fenêtre, et si tu le fais sortir par la fenêtre, ne t'étonne pas qu'il revienne par la cave - puisque, à Vinneuf, elles communiquent toutes par les puits-grangiers.
Enfin, bref, voilà pourquoi Louis ne voulait pas d’un partage à parts égales.
Mais il n'osait pas vraiment me le dire. Il craignait sans doute de me montrer qu'il n'était pas généreux avec moi, qu'il doutait de moi... Aussi, il avait tenté de me le faire comprendre en faisant de fines allusion - de manière à ce que, moi, je le propose !!
Le candide au Candida albicans !
Mais je ne l'avais pas fait, naturellement. Je lui avais fait même comprendre qu'insister serait un manque de confiance de sa part, en jouant à la nana incomprise et blessée, mais sans vraiment entrer dans le vif du sujet, sans le dire moi-même de but en blanc - selon sa méthode. Sur l'instant, je m'étais dit qu'il ne voulait pas monter au conflit, car j'étais enceinte - tout de même ! D'ailleurs, monter au conflit total, cela ne lui arrivait jamais. Au début, je pensais que c'était parce qu'il vivait, lui aussi, les mêmes béatitudes paradisiaques que moi... D'autant que me remettre avec lui n'avait pas été facile : d'où, je me disais, il avait le Pouvoir - et cela m'excitait bien, je dois te le dire. Mais, après le docteur Dupuy, il m'avait avoué qu'il vivait dans la peur que je le quitte... Ce qui fut une surprise totale pour moi ! Maintenant, je comprenais pourquoi il ne montait jamais au conflit, même pour deux-cent mille ! Je comprenais pourquoi il ne s'opposait jamais de front.... Pourquoi il avait cette habitude, même s'il pensait « Non », de ne dire ni « Oui » ni « Non », ce qui voulait dire « Oui » - puisque ne s'opposant pas.
Comme en vengeance, il faisait alors sa tête de mec coincé, celle où il pince ses lèvres et rétrécit ses yeux. Lui, il dit « pincé », moi je dis « coincé », car je sais qu'il n'aime pas et n'insiste pas dans ces cas. Car « coincé » sous-entend qu'il serait un « psycho », comme on dit en Dentaire.
C'est donc comme ça, qu'en général, je le coince.
Mais aujourdhui, concernant cet appartement et avec la grande et immense confiance qu'il a avoué m'accorder, que va-t-il faire ? Après son engueulade d'hier, avec moi enceinte en plus, s’il dit OK-dac au notaire c’est comme s’il me disait :
« - Je te quitte, je ne ferai jamais confiance ».
C'est comme si j'entendais les rouages tourner dans sa tête.
Finalement, Louis déclare :
« - Non, nous avons convenu avec Patricia d’un partage à parts égales. Donc on fait moitié-moitié ».
Moit’-moit’ : j’ai connu ça, déjà. Mais le notaire en reste pas là.
« - Le frère de Monsieur Lecourtois, Benjamin Lecourtois, vous prête quatre-vingt mille Francs pour compléter votre apport. Je vous conseille d’officialiser ce prêt et de dresser un échéancier de remboursement. »
Oups ! Je ne m'y attendais pas, à celle-là : Louis aurait-il appelé hier le notaire en douce pour lui parler ? A celle-là non plus, je ne m'y serais pas attendu ! A nouveau, c'est comme si j'entendais les rouages tourner à toute allure dans la tête de Louis. Il lâche, après m'avoir toutefois bien regardé :
« - Il est prévu que j’en rembourse au plus vite cinquante pour cents, et dès ma part remboursée, Patricia les cinquante pour cents restant : nous avons décidé de nous faire confiance. Mon frère a confiance en notre parole. »
« - Mademoiselle le confirme-t-elle ? Ne souhaite-t-elle pas non plus que nous préparions une reconnaissance de dette pour Monsieur Benjamin Lecourtois ? »
Mais il insiste ce crapaud ! Ou, plutôt ce hibou. Ouh-là-là que c’est chaud : et là, je te le jure, je sens que Louis guette ce que je vais dire. Ce la est comme si je sentais son esprit. Il faut que je dise oui, mais le vieil instinct de Vinneuf me dit de refuser. Qu’est-ce que mon père aurait fait ?
Je fais, hautaine :
« - Non, ce ne sera pas nécessaire. Mon mari ne veut pas [bonheur de dire ‘‘ mari ’’, après ‘‘ mon ’’]. Donc moi non plus je ne veux pas. Et ce que vous sous-entendez m’indigne ! Louis sait qu’il peut me faire confiance, et surtout que je ne lui cache rien. Je rembourserai dès que Louis aura remboursé. Il peut en être absolument certain !! »
Excuses du notaire. Je pose la main sur la cuisse de Louis. Louis me regarde :
« - Dès qu’on sort d’ici, on vend la BM : à partir de maintenant, on se donne la chance d’être authentiques. D’accord Patricia ? »
« - Euh, oui ? D’accord… »
J’ai rien compris. Pourquoi a-t-il dit ça ? Qu’a-t-il, soudain, contre les belles bagnoles ? Quel est le rapport entre le fait d'être « authentiques » et une auto - une BM en plus ?? Mais, sur le moment, le soulagement qui l'emporte. Je te le répète : j'ai réussi mon doublé. Le contrat de mariage ET le partage à parts égales de l'appartement. Alors la BM peut bien disparaître dans l'affaire, au final je m'en fiche : certes, cela aurait été bien différent si elle n'avait pas été une décapotable. Dans celle-là, on gèle l'hiver, même chauffage à fond. Au retour à Nation, je ne me prive pas de le dire à Louis. Il ne me répond pas, se renfrogne d'abord, puis prend l'air songeur. Peu m'importe : c'est le prêté-rendu pour l'engueulade d'hier.
Quand je rapporte tout cela à Andrée, elle en revient pas.
« - Si t’avais pas été enceinte, sûre qu’il te jetait. »
A ces mots, je tombe encore plus de mon nuage : oui, en deux secondes, je finis de passer du stade ado-dix-sept-ans-été merveilleux qui dure presque un an avec son joli mec, à femme presque mariée et enceinte enfin assise sur un gros tas des billets. J'ai un gros douteux pour futur époux.
Illico, mon Goblieu est de retour. Andrée fait :
« - Il y a quelque chose qui cloche chez ton Louis. Et si Louis avait combiné tout un plan pour te retrouver ? Je sais même pas si la Porsche était à son patron : s'il l'avait loué pour t'épater et t'emballer à nouveau ? »
« - Oh, tu crois ? »
« - Ben c’est facile à savoir ? »
« - Ben comment ? »
« - Suffit de demander à Jean-Paul Laroche ! » (Notre ami d'enfance rencontré au collège, mon deuxième ami-pour-la-vie.)
« - Paulo ? Quel rapport avec la Porsche ? »
« - Tu sais bien qu’il est gendarme comme son père ? »
Je rigole, là, malgré le dramatique de ma situation. Jean-Paul gendarme, la terreur des porteurs de desserts au réfectoire du collège, celui à qui tous les faiblards apportaient leur crème Mont-Blanc. Notre autre meilleur-ami-pour-la-vie après Francis, décédé à quatorze ans après sa chute dans le puits. Genre un mètre quatre-vingt dix huit à quatorze ans. La bête humaine.
Même lui dit qu’il est bargeot.
« - Il est gendarme, je le sais bien, mais ça change quoi pour moi ? »
« - Tout : il a accès au fichier des plaques d’immatriculation ! Je l'appelle tout de suite. »
Ah quelle Diablesse ma-meilleure-amie-pour-la-vie ! Dès le lendemain, Andrée me fait son rapport : ni son patron ni sa société n’ont de Porsche. Donc, soit on a prêté la Porsche à Louis, soit il l’a loué. Jean-Paul conseille de regarder dans son carnet de chèques.
Dès Louis parti au boulot, j'ouvre son secrétaire. Et là, boum-badadra : la Porsche était une voiture de location ! Elle lui a coûté plusieurs milliers de Balles, pour trois jours : il ne faisait donc pas du tout la tournée des librairies. Il m'a donc menti !! Ah : mais je comprends soudain le couplet de Louis, à propos de la BM que vient ce jour même de lui reprendre le garage - pour moitié du prix - :
« - On se donne la chance d’être authentiques » !
En fait, avec ses théories débilesques contre la « consommation ostentatoire », sûre de chez sûre que cette bagnole il ne pouvait pas l'encadrer.
Déduction : c’est Louis qui a fait exploser mon couple avec Charles !! Puis, dans la seconde, je trouve ça trop mignon ! Tout ce cirque pour une fille comme moi. Je vaux le coup !
Je rappelle Andrée, qui en tremble d’excitation.
Car, en plus, ma-meilleure-amie-pour-la-vie a continué son enquête judiciaire :
« - Je te l'apprends aussi, ‘‘ Sa ’’ Nathalie-du-boulot a fait une thèse. Choderlos de Laclos, liaisons morales en absence de morale ».
« - Et alors ? Uno je comprends pas le rapport avec ces intellectuosités, deusio Louis il est toujours à s’en faire même pour une sauterelle écrasée. »
« - C'est une histoire de cul : un mec et une nana qui manipulent des filles pour les baiser. Peut-être bien que sa Nathalie-du-boulot l'a poussé à t'emballer avec la Porsche pour se débarrasser de lui ?? Mais comme il s'était pas défait de toi, il a replongé. C'était ce qu'elle voulait. Puis ensuite Louis s'est rendu compte qu'il s'était trompé, qu'il l'aimait toujours, et peut-être plus que toi... D'où il se sent pas bien avec toi, il angoisse... »
« - Oh l'horreur : en tout cas, c'est sûr, il l'admire vachement. Tandis que moi... Y m'aurait prise faute de mieux alors, faute de sa Nathalie-du-boulot...? Mais non, il m'aime, sinon il ne se tracasserait pas autant à mon sujet... »
« - Avoues, t’as fait exprès de pas prendre la pilule ? »
« - Ah non, ça : on était d’accord, lui et moi ! »
« - C’est quand le mariage déjà ? »
« - Dans trois jours. On repart à Port-Dumac demain matin... »
« - Ouh là-là : il peut encore dire non ! Ça s’est déjà vu. »
Mon Goblieu sonne le tocsin, comme dans le temps à Vinneuf.
Mais comment se fait-il qu’à moi il n’arrive que des trucs tordus ? La phrase du sale clodo devant chez Hugo Boss me revient en tête : oui, celle où, à force de courir derrière moi, je me prends le miroir dans la gueule. Si Louis a loué une Porsche pour me récupérer, c'est qu'il court aussi derrière lui. Puisqu’il a couru derrière moi qui court après moi.
Euh ? Je me fais bien comprendre ?
La nuit, après que Louis se soit endormi, je vais dans la cusine regarder la place de Nation par la fenêtre : la nuit est fraîche, le monument éclairé par la pleine Lune est magnifique ! On se sent dans l'Histoire, tout autant qu'en lien avec la beauté du monde... Mais de noires et grisâtres pensées tournent à toute allure dans ma tête, me gâtant la magie de ce moment. Ne serais-je toujours qu'une fille faute de mieux, malgré ma beauté aux standards mathématiques, donc universels ? Non, je n'y crois pas. Pas là...
Et si le mariage était annulé ? Je n’en dors pas de la nuit.
Le matin, nous prenons ma Polo pour revenir à Port-Dumac - que nous avions quitté triomphants en BM, il y a à peine soixante-douze heures. Je suis épuisée : j'ai l'impression d'aller à l'échaffaud. Quant à Louis, il ne dit rien de tout le trajet. Mais pourquoi ne mets-je pas les pieds dans le plat ? En premier lieu, parce que l'habitude dans la famille est de tout ravaler en soi-même. Puis, en deuxième lieu, par peur que l'on me reprenne le plat. Puis, enfin, parce que j'aime Louis. Enfin, je crois... Et puis, il y a cette question : pourquoi le bonheur ne reprend-t-il pas, en lui comme il a repris en moi ? Un an et demi avec lui, huit ans avec la nostalgie de Louis, puis un an avec lui, un enfant qui attend dans le ventre : tout cela pour rien ? Si je me mets à y penser davantage, supporterais-je l'enclume de tristesse qui plane au-dessus de la ville noire et viendra en vautour sur moi ? Ni lui, ni moi, ne voulons prendre la responsabilité d'assumer que le temps qui a passé nous a tant changé que ce que nous cherchions hier dans l'autre, nous ne pouvons plus le trouver aujourd'hui...
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