Chapitre 16 : Dette et début d'implosion
Deux ans ont passé à toute allure. En novembre suivant le mariage, j'ai eu eu un « petit zizi », comme j'aime à dire pour mon petit garçon : Arthur. Ce jour, il a dix-huit mois. Je possède donc un appartement, des meubles, une cuisine aménagée offerte par les Lecourtois, une penderie super-pratique payée sur ces deniers par ma belle-mère, un mari, un enfant et une Volkswagen Polo - qui a le don de m'énerver, car elle est comme une écharde dans toute cette présentation.
La réunion avec Louis est prévue à mon retour du Dispensaire.
J'ai dit à mon « mari » que je serais pas là avant quinze heures : en effet, je mange avec Jenny et Césario - qui est un collègue dentiste. Il y a aussi l'assistante de ce dernier car, en plus de faire des vacations au Centre, il possède son propre cabinet dans le Vingtième arrondissement de Paris. Cela faisait des semaines que Louis essayait de me coincer avec sa fameuse réunion. J'ai bien dû finir par l'accepter, mais l'ai fait de manière à lui faire bien comprendre l'ordre de mes priorités.
Il a fait son fameux tic de lèvres pincées et yeux furieux, puis dit :
« - C’est bon à savoir, comme ça je laisserai le Petit à Christine, qu’il n’entende pas - au cas où il y ait des éclats de voix. »
J’ai mis ma tenue de combattante : bandeau noir porno-chic à anneau doré à mon cou, qui a le don d'exciter Louis - comme tout mâle dominant, à cette époque. Et, surtout, ceux qui se veulent dominants - je ne vise personne, Louis ! Mes cheveux blonds sont tirés en arrière et maintenus par un petit chichi noir bouffant. Mon rouge à lèvre est très rouge. Je porte un blouson de cuir à raies verticales partant à mi-corps, uni au-dessus, hyper ajusté, en cuir véritable. Là-dessous, j'ai mis un pantalon de corsaire noir sur collant Dim brillant, et encore dessous mes sept centimètres Channel, qui me mettent presque au niveau de Louis – qui n’est pas très grand. Le tout avec un sac noir à grandes anses Vuitton. Au déjeuner, Césario me matte sans même se cacher, admiratif.
Mon collègue n'a pas du tout le même genre que Louis : c’est un Corse massif et râblé avec, sous sa chevelure drue et noire, d'imperceptibles cicatrices à droite et à gauche de son visage, qui est comme tiré des deux côtés - un peu comme un chignon. C'est, dit-il, à la suite d'un un accident de voiture. Il prétend avoir quarante-cinq ans, ce qui nous plie en deux de rire, car nous savons qu'il a la bonne cinquantaine.
Il a été marié trois fois, a trois enfants qu'il ne voit jamais parce que cela le fait flipper d'être père, paie trois pensions alimentaires, conduit un quatre-quatre de luxe, avec une barre de fer dans le coffre. Il tire sur tout ce qui bouge, notamment la jeunette de vingt-cinq ans. Bref, il est l'anté-Louis. Hors de notre petite bande, ceux qui ne l'aiment pas le surnomment le « Casanova des fauteuils ».
Il a la réputation de toujours sortir avec au moins deux femmes en même temps. La légende dit que ce sont des canons. Mais j’en ai vu une ou deux et j’ai été très étonnée : ce sont des boudins. Sauf une, trop bien. Quant à Jenny, elle est aussi son assistante au Dispensaire. Tandis qu'elle s'emploie à masquer mes fautes professionnelles (mais elles sont de moins en moins nombreuses), elle s'emploie aussi à lui dégotter des femmes dans la clientèle. C'est pourquoi la mère de Thérèse l'appelle « la pourvoyeuse du roi ». Pour ces deux raisons, et pour Césario et moi en tant que dentistes, elle est bien davantage qu'une assistante : elle est une amie indispensable, comme toute vraie amie doit l'être. Donc autant que je sois au mieux avec Césario. Non ? Il y va de ma carrière professionnelle, car celle de Louis chez Galligraseuil bat de l'aile : non seulement c'est mal payé mais, là-bas, les « editors » tombent comme des mouches - à travailler soirs et week-ends. Ceux qui survivent se traînent. Pour avoir un vrai contrat, tu dois au moins connaître quelqu'un qui non seulement connaît le président de la société, mais en plus a été avec lui en jardin d'enfants et a fait l'école alsacienne. Et ce n'est pas le cas de Louis.
Conséquence : Louis se traîne, parle de « burn-out », mot que je découvre à l'occasion. D'autant que, Psycho comme il est, il fait une psychothérapie depuis douze mois pour « sauver notre couple » - avec un genre de docteur Dupuy, le Professeur Avicennes, mi-Français/mi-Iranien. Mais, au lieu de le remonter, cette médecine où l'on ne fait que causer (!) l'épuise. Et qu'il ne me parle pas de ses problèmes avec sa mère ! Soi-disant qu'il a découvert qu'il avait été abandonné nourrisson par celle-ci - d'où ses angoisses que je le quitte. C'est délire après délire.
Ce jour au restaurant, je fais donc exprès de faire traîner la fin du déjeuner, d'autant que cet après-midi personne d'entre nous ne bosse. C'est café, puis re-dessert, puis re-café, puis petit digestif. Tant et si bien que j’arrive au fameux rendez-vous de Louis après seize heures. J'entre dans l'apart en coup de vent et je lui balance mon sac Vuitton sur la table en acajou. Louis y est assis avec des papier, et sur ces papiers il a mis plein de chiffres. Ca doit être vachement important, car il a sa calculette des grands jours. Il me propose de m'asseoir. Mais je reste debout. Merde ! Je viens de découvrir que je suis hyper stressée, alors que lui, tout le temps électrique, est hyper-calme :
« - Reste debout si tu préfère : donc sur ces choses qu'on appelle des comptes, en haut ce sont nos charges fixes, dont le remboursement de l’appartement, les charges de l’appartement. J’ai partagé le cadre en deux et j’ai mis ce qu’il reste à rembourser à Benjamin. Tu vois, c’est là. »
Méprisante, je regarde à peine.
« - En bas, ce sont les charges dites variables, c'est à dire celles qu’on peut réduire : il y a la femme de ménage, trois jours par semaine ; plus ses frais de repassage, tu vois, encore une demi-journée par semaine. Ensuite, tu as ce qu’on paye à la nourrice pour Arthur : tu vois, quatre journées par semaine, matin et après-midi, avec le repas au milieu. Ensuite il y a notre budget alimentation, tu vois là : j’ai séparé les plats qu’on fait venir cinq fois par semaine, et ceux qu’on prépare nous-mêmes. Tu vois, sur neuf repas, les plats qu’on fait venir représentent sixante-quinze pour cents de nos dépenses alimentaires. »
« - Passionnant… »
« - Bon, maintenant tu vas t’asseoir. Parce qu’on va couper là-dedans. Tu n’as même pas le choix. Sauf de choisir l’ampleur de la coupe. »
Pour le coup, je m’assieds. Mais, en fait, je m’effondre.
Car il y a quinze jours, je me suis retrouvée avec un trou de dix-mille Francs. Il a été creusé par mes dépenses d'habillement, à cause de la super honte que Louis m’a faite. Un soir, tu vois, je m’avise de lui demander s’il me trouve bien sapée. Il hésite, me dit que oui, mais que je m’habille comme je veux, que chacun a les goûts qui lui convienne. Bref, il tourne autour du pot… Cela m'inquiète tant et tant que j'insiste :
« - Oui ou non, est-ce que je suis sapée comme une vraie Parisienne se saperait ? »
« - Comme une vraie Parisienne : qu’entends-tu par ‘‘ Une vraie parisienne ’’ ? »
« - Tu sais très bien, ces petites minettes, comme celles à ton boulot ? »
J’y suis allé pour la première fois il y a trois semaines : là, j'ai eu le vertige total, à voir toutes ces petites minettes, une vraie galerie de beautés. Dont quelques-unes, tu vois P'tite Gueule, hyper-modes. Là-dedans, il y a à peine quelques mecs, dont Louis. Le dimanche qui suit, la cheftaine de Louis, une nana hyper bourge de chez hyper bourge, nous invite « à la campagne ». La campagne, je connais, j'y suis née : donc je me fringue comme si j'allais Vinneuf voir mes parents et nous embarquons dans la Polo, avec Arthur, complètement inconscient, qui babille derrière dans son siège-auto en riant de temps en temps dont on ne sauras jamais quoi.
Arrivé, tu ne devineras jamais ce que je découvre ? Ce n'est pas une maison de campagne, comme celle de Louis, c’est un château ! Un château de campagne dont sa cheftaine est la châtelaine ! Comme mecs, il n'y a que des homos - excepté Louis, mais il se plaît tant en leur compagnie que des fois je me demande s'il n'a pas des tendances.... Quant aux copines de la cheftaine, elles arrivent peu à peu : elle ne sont pas fringuées à la mode Vinneuf, mais un peu mieux. Ce n'est pas très différent de moi, mais ça me met mal à l'aise. Vient le soir : on doit aller manger dans une pizzéria. Ouf, je me dis, si c'est comme la pizzéria auprès du Centre... forcément, à la campagne. Les filles et la châtelaine descendent les unes après les autres de leurs chambres, et ça se met à prendre l'allure d'un défilé de mode... C’est un délire de bijoux et de petites robes noires de chez Channel. « Tout ça pour une pizzéria ? », je chuchote à Louis, qui est très géné. Car je n’ai que mon sweat et mon vieux jean à mettre. C'est alors que l'une des amies de la cheftaine avise ma honte de paysanne. Elle va chuchoter à une autre, qui va chuchoter à une autre, et ainsi de suite. Je sens bien que c'est de moi que l'on cause ! L'horreur de l'absolu de l'erreur. Finalement, elles remontent dans leurs chambre et redescendent sapées comme avant. Puis la cheftaine de Louis vient me dire qu'elle s'excuse, qu'elle aurait dû prévenir Louis qu’elle avait réservé chez Angelino, à Beauvais - à la façon dont elle prononce « Angelino », je réalise que c'est une pizzéria archi-hyper-classe, du genre à être connue jusqu'à Bruxelles ! Une pizzéria c'est une pizzéria, merde ! Ben sauf là... Quel manque de bol. La cheftaine de Louis est vraiment désolée, je le vois bien. Elle appelle pour annuler et nous allons manger dans une pizzèria, mais normale, une vraie pizzéria : bref, j'ai foutu la soirée en l'air.
La seule chose qui me rassure, c'est que ces riches disent :
« - Une voiture cela doit être toujours juste quatre roues et un moteur. » Comme Louis.
Le soir, Louis me présente à son tour ses excuses. Il me dit :
« - C’était une partie de campagne, pas un week-end à la campagne. Je te l’ai mal expliqué, c’est entièrement ma faute. De toute façon se sont des minettes de l’édition, elles sont cool. Elles jouent, c’est comme se déguiser. »
Conséquence : j'ai eu une telle honte que j’ai acheté, dans la semaine qui a suivi, pour quinze-mille Balles de sapes. Comme c’est la fin du mois, je sais que mon salaire doit arriver. Mais, hélas, j'ai tant dépensé que ma banquière m’appelle pour me dire que j’ai un méga-trou dans mes comptes !! Et nous sommes le 3 du mois : je dois dix-mille Francs. Ce qui veut dire, et la mégère de banquière insiste, qu'à la fin du mois le trou sera de vingt-cinq mille. Elle ajoute que « à près de trente ans, je devrais quand même savoir compter. Vous êtes l'une des pires de mes clientes. » La salope !
Aussitôt, je vais voir Louis pour lui demander de me renflouer. Avec quinze-mille Francs par mois, les remboursements à la banque et à son frère Benjamin, je ne suis pas sotte au point de croire qu'il pourra le faire. Mais vue l'extrème urgence dans laquelle m'a mise l'extrême nécessité de bien présenter - ne serais-ce que pour lui faire honneur -, dans mon idée il ira voir ses parents pour leur demander de combler. Ils comprendront : forcément, que pouvais-je faire d'autre ?
Mais là alors ! Car voici la réponse :
« - Il n’est pas question que je paye quoi que ce soit. Débrouilles-toi avec la banque et sois plus avisée à l’avenir. » Cet affreux mari, ce pseudo mari, ce psychothérapeutisé ne cherche même pas à savoir comment je vais faire. Ses yeux sont indifférents, il me fait bien comprendre qu'il s'en fout royalement. P'tite Gueule, tu aurais fais quoi à ma place ? Probablement ce que j'ai fais : tu aurais demandé son avis à ton Goblieu.
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