Chapitre 17 : Patricia reprend les rênes
Avant de continuer, P'tite Gueule, je dois te parler de mon Goblieu.
Comment savais-je, par exemple, qu'il arrivait ?
D'abord, au bien-être qui germait en moi. A l'impression d'une présence et, le plus souvent, toujours au même moment : quand la nuit tombe. Ensuite, il y avait les dessins de Mémé... Mais, jamais, je ne l'avais vu... Bon, attends...
Je marchais le long de l'avenue de platanes qui conduit du pont de Charenton à notre immeuble quand mon regard fut attiré par quelque chose au-dessus de la voix ferrée qui allait vers la Gare de Lyon, à dix kilomètres de chez nous. C'était une sorte de petit nuage noir d'une vingtaine de mètres, mais avec une tête effilée, deux grands yeux ronds cernés de gris et, en pointe, comme une sorte de très long bec, pas très droit mais très pointu. En somme, c'était une sorte d'oiseau semi-visible - mais style total fantôme. Trop zarbi, je te dis pas. Pour autant, ça ne m'étonna pas complètement.
Je vais t'expliquer : attends un peu...
Tranquille, il devait avancer à une vingtaine de kilomètres par heure vers Paris. Pas plus.
Le plus drôle, c'est quand je le remarqua, on eût dit qu'il m'aperçut, car il tourna sa tête aussitôt vers moi, me regarda à son tour, puis, pfouitt !, disparut. Ensuite, dès la tombée de la nuit, je réalisai que le même genre de nuage gris-fumée pénétrait dans ma chambre. Mais ce n'était pas celui aperçu au-dessus de la voie ferrée, car celui-ci était plus petit, un mètre cinquante grand maximum - mais plus rond... Il ressemblait à un globule allongée, de la forme d'un oeuf mou, sans tête, gris-noir comme l'autre : il me rappelait les oeufs de tortue que j'avais vu en Thaïlande. Mais eux étaient blanchâtres et, bien sûr, visibles. Quelque chose me dit alors que celui au-dessus de la voie ferrée était, en quelque sorte, le patron de celui qui venait me visiter dans ma chambre...
Pour apercevoir un Goblieu, je compris peu à peu qu'il ne fallait pas chercher à le voir directement, mais plutôt à la repérer en périphérie de son regard. Ensuite... je découvris que mon verre de lait, que je pose chaque soir sur ma table de nuit, diminuait chaque matin, y compris après les nuits où je n'avais pas bu !! Strange... ? Pas vraiment... Je fis donc l'expérience de ne pas mettre de verre de lait. Je remarquai aussitôt que mon bien-être, au réveil, était soit absent, soit carrément remplacé par de l'angoisse - et une fatigue profonde, comme si je n'avais pas dormi. Mais, verre de lait ou pas, quand Louis dormait à mes côtés, je m'éveillais à la fois heureuse et merveilleusement en forme...
D'ailleurs, à ce propos, mon mari fit un autre test que celui du verre de lait : une nuit, il dormit hors du lit conjugal. Résultat de l'expérience : il se réveilla en pleine forme.
Après une semaine d'essais, il me dit :
« - Tu m'épuises le jour, mais tu m'épuisais aussi la nuit. De toute évidence. Suis-je le premier à te dire que tu es épuisante, même quand tu dors ? »
Je n'allais certes pas lui dire que Charles me le disait aussi et, pour cette raison, allait régulièrement dormir sur le canapé du salon... Bref, à partir de cet instant, nous ne dormîmes plus ensemble. A l'heure où je t'écris, P'tite Gueule, cela dure depuis plusieurs mois. Contre ma méforme au réveil, je remis simplement le verre de lait.
Et voilà pourquoi tout ceci ne m'a pas étonné : du temps où j'étais petite, à Vinneuf, Mémé parlait beaucoup d'eux : ils venaient dans certaines maisons le soir, certaines personnes pouvaient leur causer... en pensées. Celles-là même qui, souvent, pratiquaient la magie noire... Elle en avait fait de petits dessins, et cela ressemblait à mon Goblieu. Dans l'un d'eux, on en voyait entrer un dans leur chambre, du temps de Pépé : il y avait leur lit double, tandis que leur Goblieu était en train de pénétrer par le mur - comme si, pour lui, c'était à peine un voile d'air ! Je te le dis, P'tite Gueule, petite fille cela m'avait beaucoup impressionnée, j'en faisais des cauchemars. Mémé me rassura vite en m'indiquant que, nous autres qui les entendions, leur parlions, n'en avions rien à craindre. Comme j'ai perdu ses dessins, je t'en ai redessiné un, vite fait... voilà... Ce n'est pas dur, il faut juste une pointe Bic noire et hachurer les contours du petit nuage noir qui me visite dès la tombée de la nuit. Désolé pour ma chambre, je me suis emmêlée dans les lignes du dessin - et elle est un peu bancale. J'ai mis Louis à côté de moi dans notre lit.
Au sujet de ces histoires de Goblieux, comme je l'ai mentionné au début de mon journal intime, Papa, athée, hurlait que c'était les folies qu'on répandait en campagne - des histoire à dormir debout de fantômes et compagnie, de jeteurs de sorts, de rebouteux, de gens malsains, etc. Maman, quoique athée elle aussi, mais qui, comme fille de Mémé, savait à quoi s'en tenir, piquait du nez - comme accablée par une enclume de fonte plus lourde qu'un immeuble de banlieue parisienne. Papa disait que Mémé était à demi-folle, mais celle-ci ne lui répondait jamais - faisant mine de ne rien entendre. Ensuite, elle m'expliquait, en cachette, qu'il était mal vu des Goblieux - mais qu'ils appréciaient Maman, goûtaient beaucoup sa compagnie.
Mais comme mon père ne dit que que des conneries, j'ai toujours causé à mon Goblieu - dès que j'ai appris à parler, d'abord sans y penser, puis ensuite consciemment. Mémé disait aussi que les Goblieux causaient des maladies à ceux qu'ils avaient dans le nez. Une fois, P'tite Gueule, Mémé me montra, dans sa cave, toute une installation : elle avait constitué, sur une nappe en dentelle protégeant un guéridon d'angle, avec des bougies, photos, bocaux, un réchaud à gaz, une sorte d'autel d'église, mais enterré, comme font les cathos pour se faire bien voir de leur Dieu - bien qu'il n'existe pas. Mémé disait :
« - Patou, c'est secret entre nous : cherches pas à comprendre, t'as des choses dans la nature dont tu peux te servir à ton avantage... Pas besoin de croire en Dieu, aux anges, aux diableries. Ca peut te parler, te donner des conseils. Suffit de leur demander dans ta tête... Quand tu s'ras perdue, quand tu sauras pas quoi faire, appelle, il viendront parce qu'à l'instant, j'te présente à eux.... »
Et elle sortit de son tablier une photo de moi bébé, la poinçonna dans sa collection et alluma en-dessous une autre bougie, sans avoir oublié de verser dans un petit pot en porcelaine du lait et m'avoir donné un carré de chocolat, qu'elle trempa dans le lait cru - car il faut que ce soit du lait juste sorti du pie de la vache. Voilà pourquoi j'ai toujours un verre de lait non pasteurisé sur ma table de nuit, où que j'aille : pour leur donner à boire (ma surprise fut que mon Goblieu tenait tant à moi qu'il m'avait suivi à Paris).
Puis Mémé ajouta :
« - Mais le dis jamais à personne, ni mari, ni enfants... Mais si t'as un p'tiet qui te dit entendre des voix, ce s'ra le bon, tu pourras lui dire... »
Aussi, quand j'ai eu mon trou dans mon compte en banque, j'ai carrément demandé à mon Goblieu ce qu'il fallait faire. Il a aussitôt répondu :
« - Demandes à Césario ! »
Sans ce conseil, jamais je n'aurais osé : ce qui suit va te donner la preuve que mon Goblieu existe, car bien sûr que je ne suis pas folle ! Je le sais bien que je ne suis pas folle... Ce n'est pas parce que Maman se bourre de tranquillisants que sa fille tient d'elle. D'ailleurs, son toubib dit qu'elle n'est pas schyzo : même en Dentaire, on sait que cette affection est héréditaire...
Donc je ne suis pas schyzophrène. C'est S.C.I.E.N.T.I.F.I.Q.U.E. Ouf ! Ouf !
Dès le lendemain matin, j'en ai donc parlé à Cérario à la machine à café où, heureusement, nous n'étions que tous les deux... Les yeux tristes pour moi, il soupira. Il secoua encore plus la tête quand il apprit la réaction mesquine de Louis.
Mettant un Franc dans la machine à café, il me dit :
« - Pour commencer, je t'offre le café ! »
Puis il s'asseya sur l'un des deux petites tables rondes et sortit son chéquier. J'étais gênée, honteuse, ne savais plus où me foutre. Il détacha le chèque et me le tendit :
« - Tu me rembourseras quand tu pourras, pas de souci. Même en restaus si tu veux ! »
Je regarda la somme : il avait inscrit quinze mille Francs, et non dix mille !
« - J'ai mis cinq mille de plus, car j'ai ajouté la première échéance à Benjamin ! »
Car, en effet, je lui avais expliqué, pour Benjamin.
Illico, nous avions prévu un bon restau, en rigolant bien : il s'agissait du fameux restau de la place de la Madeleine, là où j'étais quand Arthur a eu sa rhinite chez Christine et que Louis l'a emmené illico à son cher docteur Dupuy.
En échange, mon meilleur ami de région parisienne me demanda juste une reconnaissance de dette. Ce que je fis, en m'appliquant bien avec ma grosse écriture en lettres bien formées, sur un simple bout de papier tâché de café qui traînait sur la table.
Jenny arriva sur ces entrefaites et nous lui expliquâmes tout : pour elle, « simple » assistante, c'était une somme ! Je vis qu'elle était un peu jalouse puis, finalement, ravalant ces mauvaises pensées, elle se plia de rire à son tour. Puis Césario lui dit qu'il allait parler à la Dentiste-chef pour qu'il l'augmente, et ce le jour même. Et si elle refusait, il en parlerait à son ami le Maire dès le mois prochain : comme ils étaient tous deux Corses et du même patelin, ils ne se refusaient jamais rien. Je ne te dis pas comme Jenny fut touchée par cette bonté.
Voilà, P'tite Gueule. Comme tu es informé de tout le contexte de mon problème d'apparence et du vide qui en a résulté dans mes comptes, et comment je l'ai bouché grâce à l'entregent de mon Goblieu, je peux revenir à la réunion avec Louis, à sa calculette maudite, son super-calculateur qui enregistre les moindres fautes de ta vie - et débite tous les comptes, même les invisibles.
Donc, je suis toujours effondrée sous le poids des questions enclumesques de Louis :
« - Pourquoi, alors que tu travailles trois jours et demi jours par semaine, tu fais garder le Petit quatre jours et demi par semaine par Christine ? Cela signifie qu’on peut reprendre deux repas à Christine et une journée. Économie mensuelle : cinq cent Francs. Question subsidiaire : tu as bien fait un fils pour le plaisir de t’en occuper, peux-tu me le confirmer en passant ? »
Comment dire le contraire, je ne suis pas mauvaise mère.
Mais je ne pense pas forcément à tout.
« - La femme de ménage : on passe à une demi-journée par semaine, on garde les repassages. Économies : mille autres Francs. On y arrive, tu fois : on est déjà à mille cinq cent francs ».
« - Mais comment on va faire ? »
« - Une semaine, tu feras le ménage, l’autre moi. Bon, la bouffe, les cinq restaus-semaine et les plats préparés le reste du temps... »
En final, on gratte comme ça presque trois mille Francs.
« - À présent, j’ai renégocié notre prêt. On paiera plus longtemps, mais ça baisse les mensualités de mille Francs. »
Louis baisse ainsi nos dépenses mensuelles « de près des deux tiers d’un Smic ».
Mais il m'a gardé le meilleur pour la fin.
« - À présent, le prêt de mon frère : j’ai fini de le rembourser le mois passé. Soit en quinze mois - un peu moins de trois mille Francs chaque mois. »
« - Mais tu crois que c’est vraiment nécessaire : après tout, personne ne sait qu’on lui doit quelque chose, il y a aucun papier, aucune reconnaissance de dette, et encore moins d'échéancier de remboursement.... »
Ouh-la-la : la connerie que je viens de sortir ! La double conne !!
« - Tu veux répéter s’il-te-plaît : tu envisages ne pas rembourser Benjamin ? C’est bien ça ?? »
« - Non, non, je disais ça juste comme ça… »
« - Pourquoi tu ne lui as pas versé tes dix-mille Francs de tes fringues, plutôt ? Là aucun problème pour dépenser, et combler le déficit. Je suppose que tu as dû convaincre notre banquière… »
« - Oui, oui : pour la banquière, c'est réglé et bien réglé. Mais trois mille Francs par mois quand j’en gagne quinze mille, tu vois. C’est un salaire de minable, de minable ! Il ne me restera rien. »
« - Mauvaise pioche : quinze mille Francs par mois, c’est mon salaire pour cinq jours de travail par semaine et non deux comme toi, tu vois. Mais qu’as-tu à l’esprit quand tu présentes cette contre-argumentation ? Arrives-tu des fois à te mettre à la place de ce que l’autre ressent ? Tu es comme Maman, sauf qu’elle est bonne mère, au final, car elle comprend ce qu'éprouvent ses gamins, certes ponctuellement, par fulgurances. Regardons à l'horizon si tu émets des fulgurances... »
Il met sa paume au-dessus des yeux, comme s'il regardait au loin :
« - Je voie des éclairs et un petit garçon nommé Arthur de plus en plus terrorisé : tu connais quelqu'un de ce nom ? Mais aucune fulgurance ! Bizarrement, ce n'est pas éducationnel : ton père se préoccupe de vous... Bon, il a une manière à lui de régler les gros problème de ta mère, c'est-à-dire qu'il lui colmate les fuites avec du mastic-colle qu'il appelle une piqûre mensuelle d'Aripiprazole - soit dit en passant la même molécule que l'on injecte à mon pote Thierry, qui serait schyzo. Mais quoi qu'il en soit ton père est inquiet pour ta mère... Toi on dirait tu as zappé, la conséquence c'est que tout le monde va mal autour de toi. C'est les vases communicants, mais à sens unique... Ah, je vois que tu n'écoutes plus, que fais ton regard de par-en-arrière ! »
Je n'arrive en fait plus à me concentrer sur ses propos, car je flippe grave. J'attaque :
« - Mais il faudra que je prenne une demi-journée par semaine en plus au Dispensaire pour rembourser ton frère. Du coup, il faudra laisser le Petit plus à Christine par rapport à ce que les calculs de Monsieur prévoient ! Quant à ne m'être jamais préoccupée d'Arthur ! C'est une accusation débarquée de la Lune. »
Je triomphe. J’ai failli dire « mon p’tiet » , mais Louis devient hystérique avec cette expression .
Louis sourit largement :
« - Je pourrais m'occuper largement d'Arthur. Je ne partirai plus à l’étranger, je travaillerai à l’intérieur de Galligrasseuil tout le temps désormais. Je prendrai deux demi-journées par semaine pour Arthur : je ferais mon job sur mon ordi d’ici. Je n’aurai plus cent personnes à gérer dans des délais de malade !! »
Tout joyeux. Mais il vient de me mettre au comble de l'inquiétude :
« - Tu vas gagner plus ? »
« - Non, moins. Mais comme je viens de finir de rembourser la part que je devais à Benjamin le mois passé, et comme on on aura moins de charges, ça fera plus au total ! »
Louis ajoute :
« - Tu y gagneras aussi, je ne serais plus sous pression comme je l’ai été. C’est plutôt ton intérêt, non, de me voir aller mieux ? J’étais l’un des seuls quatre editors à avoir pu faire mes bouquins jusqu’au bout : les autres ont craqué ou fichus le camp. Un autre, j’étais foutu. »
Je m’apprête à me lever, mais Louis fait :
« - Attends. Il y a plus important que le fric ! »
« - Quoi, encore ? »
« - Arthur : ça te dit quelque chose ce prénom ? »
« - Forcément ! Et alors ? »
« - À dix-huit mois, Arthur a vécu cinq cent quarante jours. En cinq cent quarante joursn il t’a entendu hurler après moi en moyenne un jour sur trois, donc au bas mot près de deux cent fois… »
« - Si tu ne m’énervais pas comme ça, avec ton docteur Dupuy pour ton corps, ta psychothérapie pour ta tête, tes problèmes avec tes parents, avec ta Maman, tes… »
« - La ferme, maintenant ! Est-ce que tu lis mes lettres au sujet de tes colères devant Arthur, puisque j’ai renoncé à te parler. Car tu n’écoutes rien et tu hurles : oui, ces bouts de papier avec des choses dessus à l’encre où je te demande de régler ces problèmes entre nous, quand, par exemple, Arthur est encore chez Christine – ou chez mes parents… Jamais de colère devant un enfant, un bébé ! Jamais de disputes devant Arthur ! Tu comprends pas le français oral, alors peut-être que le français écrit te parlera mieux ? »
« - Alors décides de pas m’énerver… »
« - Si je t’énerve, décide de pas me le dire quand Arthur est là !! »
« - Tu m’énerves, je réagis, c’est tout. Me fais pas réagir, tu seras content comme ça ! C’est encore de ma faute alors que c’est de la tienne, voilà ! »
« - Ou tu étais hier à midi ? Car j’ai finis plus tôt et je suis allé chercher le Petit. Christine avait essayé de t’appeler au Dispensaire où tu étais censée être pour te dire que Arthur toussait. Par hasard, je suis venu la prendre pour déjeuner. Donc aussitôt direction ton cher docteur Dupuy. Je ne te souligne pas comment tu sembles être bien vue par Christine. Donc, où étais-tu hier ? »
Ouh-la-la : j’étais avec Césario pour mon premier remboursement. Comme dit, on commençait la tournée des bons restaus parisiens : j'avais lâché six cent Francs, quand même, mais quel régal.
Nous étions Place de la Madeleine. Après j'avais fait du shopping. Un type m’avait abordé aux Galeries Lafayette. J'avais dis non, même si j'avais failli lui dire oui, à l’insu de mon plein gré - et même contre mon Goblieu, qui insistait. Ça avait été moins une. Enfin, ça faisait deux ans que je me tenais sage, moi ! Mais je n'allais pas me vanter de tout ça auprès de Louis, voire lui dire qu'après la catastrophe de mes dépenses vestimentaires je continuais à fréquenter les magasins de luxe, à faire des essayages. Surtout aujourd’hui ! Du coup, il m'a mis vraiment la triple honte. Je lui ai donc dis que je faisais des courses. Pour de vrai, donc ! Sauf que c'était invérifiable. Mais comme il ne peut pas prouver que je lui mens, il me regarde fixement, pour lire mes expressions. Je détourne le regard. Erreur ! En ce cas, il faut regarder franchement, sans ciller.
Avec ses grandes idées morales, le Louis doit penser que c’est pour Arthur que j’ai la honte. Les gens croient toujours que leur manière de penser est la manière dont les autres pensent.
Mais non, pas du tout, je n'ai aucune honte par rapport à Arthur, puisqu’en final les choses se sont bien passées pour la célèbre toux. C’est surtout de penser ce que Christine, qui connait la mère Lecourtois, peut penser de moi - et surtout le dire à celle-ci. Ces deux-là se croisent sans cesse quand la nourrice va chercher, avec les petits que relie un gros fil de laine, les plus grands à l’école primaire, pour le déjeuner, puis à seize heures trente. Déjà, j’ai eu droit à une remarque selon laquelle mon fils est plus souvent chez sa nourrice qu’avec sa Maman.
Par contre, les grands-parents ne se plaignent pas qu’Arthur soit souvent chez eux. Vu comme ils l’adorent. De là que la mère Lecourtois le dise à Maman, au hasard d'une convers'… Le pire serait d’imaginer que quelqu’un m’ait vu avec Césario place de La Madeleine. Mais non ! Je suis en train de m’emballer l’imagination, tout comme Louis. Il déteint sur moi, celui-là. À cette allure, je vais me soupçonner moi-même ! Cependant, la mère Lecourtois connaît encore des gens au Dispensaire : on peut tout à fait lui dire que je navigue certains midis avec Césario, contre lequel elle m’a mis en garde, selon quoi c’est un « Don Juan », un « séducteur de fauteuil ». Bien vite, forcément, je me suis aperçu qu’il est inoffensif. Mais que je me contredise un chouillat et tout s’écroulera comme un château de cartes, voilà ce que je viens de réaliser. Je me dis que je peux facilement me retrouver à moins une, puis à zéro, avec la réput’ encore en lambeaux. Je sais aussi que ma belle-mère n'ignore pas que je suis amie avec Jenny - or, elles se détestent. Néanmoins, objective, la mère de Louis dit qu'elle est une bonne assistante. Mais comme Jenny est l'amie de Césario, elle craint que, de prothèses en caries mal bouchées, je finisse par coucher avec celui-ci !
Ce qui me fiche encore plus la trouille, c’est que mon déficit amène Louis à chercher comment je l'ai comblé. Car ma banquière est sa banquière. Toi, P'tite Gueule, tu ne le verrais pas lui dire :
« - Au fait, pour le prêt conso à ma femme, le remboursement se passe bien ? »
Alors cette mégère répondrait :
« - Quel prêt conso ? »
Sachant qu'il n'y en a aucun, lui me dirait après :
« - Finalement, la banque t’a prêté facilement tes dix-mille Francs. Je suis fier de toi, ils te font confiance, tu as bonne réputation ! »
Et moi, forcément flattée, puique je suis si soucieuse de l'opinion des gens en dehors de notre couple, je répondrais :
« - Oui, c’est sûr ! »
Et lui éclaterait, forcément. Et il dirait :
« - Sauf que la banques ne t’a jamais rien prêté. Ou as-tu trouvé cette somme ? »
Affreux ! Non ! Ah oui ! Je répondrais :
« - C’est mon frère qui me l’a prêtée. »
Tiens : pendant que je pensais, je ne m'étais pas aperçue que Louis me regardait attentivement. S’il lisait dans mon esprit, celui-là, ce serait la fin des haricots !!
Je n’en mène pas large. Où veut-il encore en venir ? Parce que c’est un vicieux...
« - Il y a une autre chose que je ne comprends pas : ma collègue de Galligrasseuil nous a donné plein de vêtements pour bébé, tu te souviens ? »
« - Oui, et alors ? » Agressive.
« - Je n’en suis plus sûr, mais il semble très bien que tu aurais dit à ma mère que tu les aurais achetés… »
« - Comme tu dis ‘‘ il te semble ’’, c’est donc que t’es sûr de pas savoir. Donc si t’es pas sûr de savoir demande pas à savoir ce qui est sûr de pas être du tout su. »
Me suis-je, euh, emmêlée à un moment dans ce que je dis au hasard ? Louis se souvient de tout, c’est pas possible. Charles n'était pas comme ça, lui !
« - Oui-oui, tu as parfaitement raison. Et d’ailleurs pourquoi mentir sur une chose dont tu aurais forcément su que je le savais, puisque c’est moi qui t’ai amené les fameuses affaires de mon travail et les ai données alors que nous étions chez les parents. Ce serait, disons… complètement incohérent. »
Je vais pas lui dire :
« - C’est mon Goblieu ! » Louis ne me regarde pas, il me scrute. Il reprend :
« - Je vois Benjamin demain, on doit déjeuner ensemble : je lui remettrai moi-même ton premier chèque de ton propre remboursement. Pour la date, tu peux mettre le début du mois prochain, ce n’est pas grave. L’essentiel est de montrer à mon frère que tu tiens parole. C’est un beau symbole de parole tenue ! Non ? »
Je n'ai pas le choix. Et me voici à faire ce fichu chèque. Le premier d’une série de quinze. Je suis terrassée. Là, je peux plus demander à Césario. Non ! Non ? Non !
Louis met le chèque avec soin dans son portefeuille, les gestes lents (comme pour me pousser à bout).
« - Bon, je te propose qu’on aille maintenant chercher tous les deux Arthur. On ne s’engueulera pas ce soir et ce sera de même tous les soirs à partir de maintenant. On se fera un bon repas, on se commandera un restau. Et si on prenait la résolution que tout se passe bien désormais. Promis-juré ? »
Je suis si soulagée qu'une bouffée d'émotion me saisit : oui, il faut que tout cela cesse, que les choses redeviennent normales, aussi paisibles et naturelles que jadis.
Si Louis n'est plus en « burn-out », peut-être pourra-t-il changer de travail, résoudre ses problèmes de Psycho. Et moi, je n'hurlerai plus... Je lui dis donc oui et il me fait un petit bisou tendre. Et je peux te le dire, P'tite Gueule, ce n'est pas du chiqué.
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