Chapitre 19 : Patricia met les bouchées doubles
Le soir même, à dix-neuf heures, quand Louis se pointe pour emmener Arthur, je dis :
« - Pas question ! il est déjà parti hier avec toi, il reste ici pour la nuit. Tu aurais tendance à oublier que je suis autant sa mère que toi... Euh, non, toi tu es son père, et pas plus ! »
Louis repart seul au studio de Benjamin, queue entre les jambes. Devant Arthur, qui pleure, il n'a pas osé monter le ton. Je le savais : c’est toujours comme ça que je l’ai. Finalement, la journée finit mieux qu'elle n'a commencé. Quant à Arthur, c'est dodo illico sans l'habituelle séance de jeux avec Louis. Moi, je ne joue pas, pas à ces jeux là en tout cas ! Je l'entends pleurer dans sa chambre, d'abord très fort, puis moins... Je n'étais pas angoissée, mais là je le suis, soudain... Cependant, décidée à ne pas céder au chantage, je mets des boules Ear dans mes oreilles et l'oublie en me plongeant dans un polar - non sans avoir allumé ma télé et monté le son à fond. Quand je retire mes boules, il n'y a plus un bruit dans l'appartement : mon P'tiet s'est s'endormi. La boule dans mon plexus se détend alors, je retrouve ma tranquillité d'esprit.
Le lendemain, dimanche, vers onze heures, le père de Louis me propose d’emmener le Petit au Parc Astérix. Ravie de l'aubaine d'avoir le reste du dimanche pour moi toute seule, je lui dis oui. Aussitôt que je leur ai apporté, l’affaire de trois minutes puisqu’ils sont à côté, je m’apprête à appeler Césario quand la porte d'entrée s’ouvre sur Louis.
Il semble serein et tient un livre à la main.
« - Tu t’apprêtais à sortir ? On peut se faire un ciné si tu veux ? »
La glue ce type ! Je suis parcourue d’un frémissement de tout le corps.
« - Arthur est pas là ? »
J’explique pour le parc Astérix.
« - C’est peut-être préférable. Bon : si on se séparait, qu’en penses-tu ? Je ne dis pas qu’il faut le faire, plutôt qu’il faut l’envisager, Car de toute évidence on ne s’entend pas. Par contre, on peut réussir à bien se séparer… »
Je suis debout dans l’entrée, encore en pyjama.
Là, tu parles d'un choc, P'tite Gueule ! je suis hébétée.
Je m’effondre sur le fauteuil devant la table du séjour. Louis continue :
« - J’ai là un bouquin de Françoise Dolto, Les enfants et le divorce. Si tu lis ça, tu verras qu’on peut le faire sans que ça nuise à l’équilibre de Arthur. Car là ça devient l’essentiel. »
« - Mais pourquoi on resterait pas ensemble : ça peut peut-être s’arranger ? »
Je pleure. Je suis à bout. Je découvre que, passées mes colères, je tiens peut-être beaucoup plus à lui que je ne croyais. Où est-ce au fait d'être mariée et casée auquel je tiens, le tout après un mariage somptueux qui a donné à chacun l'occasion d'être stupéfié par ma réussite ? Quoi qu'il en soit de mes sentiments personnels, tout s’effondre soudain. C'est comme si Louis refermait une page sur plus de dix ans, où je l'ai regretté d'abord, où je me suis mise à rêver ensuite.
« - Écoute, Patricia, on a déjà tout essayé : j’ai fait une psychothérapie pour calmer mes angoisses et mes crises de panique. Mais je vais toujours mal et, pire, ça déteint sur toi, tu sembles toi-même aller mal ; tu pars en pétard de plus en plus, tu ne vas pas bien… Tu ne m’as pas dit il y a trois jours que tu ne voulais plus vivre avec moi ? J’ai commencé à prendre mes affaires pour partir… »
« - Mais je t’ai dit de rester, tout de suite après. Souvent, je ne pense pas ce que je dis. Pis je réalise ce que j'ai pensé après l'avoir pensé, tout comme si j'étais spectatrice. Les pensées défilent devant moi et là où je dois les stopper pour les faire dire par mes cordes vocales, je ne peux pas, pis je me mets à parler à un autre moment, complètement à l'insu de mon plein gré... Alors je dis le contraire de quelque chose qui est l’inverse de ce je voulais pas dire, car même moi je n'imaginais que j'aurais pu dire le contraire de tous mes inverses... Je suis comme ça. Alors pour ce que je dis ! Faut jamais me prendre au mot ! »
P'tite Gueule, je te dis pas la tête de Louis !
Quelques secondes, il essaie de se répéter ce que je viens de dire. Il renonce et reprend :
« - Tu vas bien, Patricia ? Si j'ai bien compris... tes propos... euh, décousus... Bon ! Je comprends pas ce que tu dis ! La seule chose que je sais, c'est que tes engueulades monstrueuses et tes revirements incessants je pourrais les gérer si j’avais l’équilibre. Mais je peux pas. Moi je souffre d’un trauma d’abandon. Il faudrait tout le temps me rassurer, mais c’est contre ton caractère. »
« - Alors c’est ce que tu vas faire, me quitter… ? »
« - Écoutes, pourquoi planifier un truc comme ça ? Mettons-nous encore à l’essai trois mois. Sachant cela, notre attitude l’un envers l’autre ne sera plus la même... Certainement. »
« - Tu m’as vu comme je n’étais pas : qu’est-ce que tu dois être déçu ? Je suis à ras-de-terre moi, qu’est-ce que tu dois être déçu par moi !! »
« - Écoutes… euh non. De ce point de vue, on s’entendait bien quand nous nous sommes fréquentés pour la première fois. Là, c’est autre chose… enfin, je n’arrive pas bien à comprendre. C'est comme si nous formions un faux couple, et ça depuis le début... Tous les éléments sont là, tu assures quand nous sommes invités, tu assures avec mes amis, mais la porte refermée c'est crises et colères... Et menaces sur menaces... Puis il y a le fait que tu ne t'intéresses à rien. Qu'on sache rien, quoi de plus naturel... Le problème vient quand l'on est curieux de rien, en commençant par ce que ressent vraiment l'autre - mais là je parle de l'intellect, mais c'est ma façon de voir les choses, donc ce n'est pas une critique selon laquelle tu serais conne, stupide... Depuis peu, ce que je vois, c'est que tu m'ordonnes de ne plus parler de choses, disons, intellectuelles, culturelles... Alors pourquoi être avec moi si cet aspect de ma personnalité te rebutait en fait... Mais je peux me poser la même question : pourquoi sommes-nous ensemble ? Pour donner l'impression d'un couple ? Que nous sommes normaux ? Pour la galerie ? Parce que c'est ce qu'on attendait de nous alors que ça nous est étranger ? Voilà, j'ai l'impression de vivre avec une étrangère, depuis le début... Et quant à moi, je ne me reconnais plus, j'ai l'impression d'être devenu étranger à moi-même. Il n'y a plus que l'angoisse qui est réelle, le mal-être... Jamais de toute ma vie je n'ai eu aussi peu d'énergie. On dirait que tu me l'aspires... Si je ne réagis pas maintenant, j'ai l'impression que je serai un zombie dans les douze mois, que je penserai comme toi pour avoir la paix, et ça n'a pas l'air d'être très marrant... Est-ce que ce que tu me proposes c'est de renoncer à tout ce que je suis - et ce même si ce n'est objectivement pas glorieux ? »
Je ravale mes larmes, puis je pleure franchement. Est-ce là mon vrai portrait ?
Est-ce là ce que voulait me dire le vieux clodo de Serzon quand il a dit que j'allais prendre mon miroir dans la gueule...
« - Il faut que j’aille à Paris. Je vais aller me balader. Il faut que je me change les idées. »
« - Vas y : ce soir, je ferai manger Arthur, si tu veux. »
« - Je vais aller voir Jenny : j’ai besoin de parler à quelqu’un comme moi. »
« - Jennifer ? Tu devrais voir quelqu’un de neutre, vu le contentieux entre Maman et elle… »
« - Et voilà que tu reparles de ta Maman. Je croyais que tu pouvais plus la sentir. »
« - Ma mère a un passé de traumatismes, c’est mon héritage... »
« - Ah non, s’il-te-plaît, tu vas pas me reparler d’Avicennes. Il dirige pas une secte, celui-là ? Je dois sortir d’ici, tout de suite. Tout de suite ! File-moi un de tes cachetons avant ! J'en ai plus ! »
Un poids énorme m’étouffe. Je suis complètement perdue. En outre, jamais de ma vie je n’aurais pensé que Louis m’éjecterait ! Je le tenais par sa peur d’être abandonné ! Jusqu’alors, il marchait au doigt de la baguette ! Je me suis mis les yeux dans les narines !
Je m'habille à la Diable et me voilà dehors. Perdue, complètement perdue. Il n'y a personne dans les rues grises de la banlieue. J’ai l’impression que les façades des immeubles sont trois fois plus grandes qu’à l’ordinaire et qu’elles se penchent sur moi, pour m'opresser, comme dans un vieux film de vampires que Louis m’avait emmené voir - quand nous étions « petits ». Autour de moi, ce ce sont que parkings, avenues, rues, magasins fermés, immeubles rouge ou gris, tandis qu'au-dessus le ciel défile à toute allure, en des cohortes de nuages serrées et pressés où semblent tourbillonner de petites tornades de suie - qui ne semblent être là que pour me foutre les jetons.
Tout, dans le monde, n'est-il plus que banlieues sans fins, où qu'on aille ?
A Serzon déjà, où tout n'est que beau, cela me semblait sans aucun sens. Ici, ce ne sont que lignes droites, arbres décharnés. J'ai l'impression de vivre dans la pensée d'un fou.
Que faire, où aller ? Je n'ai personne, en fait ! Admettons que je déboule chez Césario à l’improviste... Mais si je le trouve en bonne compagnie ? Je suis seule de chez seule. Jamais j’ai été plus abandonnée. Et si j'allais voir Jenny ? Ah, mais non, impossible, ils reçoivent leurs parents aujourd'hui. Je vais au parking devant chez moi prendre ma voiture. Je mets le contact, puis je l'éteins... Pour aller où ? Et c'est là que j’ai mon second choc : pas plus tard qu'hier, Andrée m’a dit que Louis parlerait de divorce dès ce dimanche s’il nous avait entendu l’autre soir au téléphone, Césario et moi ! Elle a eu raison de chez raison. Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce qu’elle est fortiche ! Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça, merde de chez re-merde ! À la place de Louis, je manigancerai exactement de cette manière : je ferais celui qui n'a rien entendu et j'avancerai mes pions. De toute façon Louis est ainsi : s'il peut éviter une confrontation et s'en sortir en négociant, c'est toujours ce qu'il fait... Puis imagines qu'il dise qu'il nous a entendu : il n'aurait qu'une solution, se tirer de l'appart en me laissant le P'tiet. Mais ce n'est pas ce qu'il voudrait.
Je reste ainsi une bonne heure dans la Polo, moteur allumé pour me tenir chaud.
Ah, si, il y a quelqu'un... C'est un gros type, en gabardine grise, il vient direct vers moi et se plante devant ma portière, en faisant toc-toc. La peur de ma vie. Je ferme à clé mais entr'ouvre un peu la vitre. Je ne vois pas son visage. Il y a certes l'ombre de son chapeau - car il porte un chapeau noir à larges bords -, mais surtout - et que c'est bizarre - le gris de la banlieue semble se répandre partout, y compris dans l'auto où il pénètre par la fente de la vitre, les aérateurs - un peu comme une marée, qui sentirait un mélange de caoutchouc brûlé et de viande avariée. Une odeur exactement à l'inverse du parfum que les marées prennent en Bretagne au printemps, quand les poissons reviennent du large où ils ont passé l'hiver, laissant leur parfum de poissons dans l'air quand leurs dos trouent les vagues pour se chauffer au premier soleil...
« - Eh bien, Patricia, tu ne vas pas rester là ! Remontes tout de suite, tu as du travail qui t'attend. Je ne veux plus te voir comme ça ! Je ne te le dirai pas deux fois... »
Et le type repart, décroît dans mon rétroviseur.
De dos, on dirait le bonhomme Michelin qu'on aimait tant enfants, constitué d'un empilement de pneus. Puis, Pshiit, il n'y a plus personne ! Il a été comme aspiré par le brouillard et la nuit, que trouent à peine la lueur orangeâtre des lampadaires.
Mais qui c'est celui-là ? Oui, ça doit être ça, un voisin de l'immeuble : on y est célèbres, Louis et moi, de par nos engueulades. C'est de là qu'il doit connaître mon prénom...
Je regarde tout autour de moi : alors ça, la nuit est tombée ! Moi qui comptait les minutes, voici que je réalise que cinq heures ont passées : il est vingt heures, non moins... Illico, je remonte dans l'appartement qu'Arthur remplit de ses cris de joie. Il saute sur moi pour me donner ses bisous. Louis me dit qu'il s'est inquiété pour moi, avec cet orage... Mais quel orage ? Je n'ose lui dire que je n'ai aperçu aucun orage, de peur qu'il me trouve bizarre. Il finit de faire manger Arthur, puis ils regardent leur truc habituel à la télé. Ils jouent une heure, Louis le couche et lui lit une histoire. Le P'tiet le rappelle trois fois en inventant des choses de plus en plus saugrenues, de plus en plus exaspérantes. Ensuite Louis s'installe dans le salon, allume sa propre télé, se relève une fois pour aller voir Arthur qui l'appelle une dernière fois. Moi, je reste dans ma chambre. De temps en temps, je me mets la tête sous l'oreiller pour pleurer sans qu'ils m'entendent. Je repense à mon Goblieu, un instant. Et voici ce qu'il me dit :
« - Toi, tu ne m'as pas reconnu tout à l'heure, devant ta voiture... »
La panique que je me paye !
Soudain, la porte s'ouvre et la tête de Louis apparaît :
« - Je voudrais vraiment que tu lises le bouquin de Dolto ! Please, please. »
Et la porte se referme.
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