Chapitre 20 : Heinrich retrouve ses enfants
Le lundi passe comme dans un cauchemar : le matin, lorsque j'arrive avec Arthur chez Christine, celle-ci m'annonce qu'il y a eu un incendie chez elle hier dimanche dans l'après-midi - et qu'elle ne peut garder les Petits. Je me rabats sur les parents de Louis, dans la même rue, et file au Dispensaire. Je vois déjà mon déjeuner de demain compromis, car Louis travaille ce jour et ses parents ont un tournoi de bridge à Saint-Cloud. Le soir venu, Louis m'en apprend plus sur le fameux incendie : quelqu'un est entré chez notre nounou par derrière, par l'impasse qui mène à la rue Parmentier ou se trouve la Maternelle du même nom - dans laquelle mon P'tiet est inscrit.
La personne a arrosé les peluches de parfum et y a mis le feu - donc, les flics en ont déduit que c'était une femme. Côté impasse, la porte n'était plus fermée depuis quelques jours, car le verrou s'était bloqué. Chez Christine, chaque gamin possède une peluche à son nom, un peu comme dans le film que j'adooore, La Boussole d'Or, et elles sont toutes assises sur un petit banc dans la nursery. Mais ce n'est pas cela qui comptait : ce qui était important, était qu'elles s'adossaient à une provision de bouteilles d'eau minérale - des packs de six, montant sur plusieurs rangs derrière. Mais, comme celles-ci étaient recouvertes par une couverture, nul n'aurait pu imaginer qu'elles se trouvaient là - mais, qu'au contraire, la couverture en polyestère (une sorte de plastique pétrolifère aspect laine) touchant les rideaux de tulle, celle-ci conduirait vite les flammes jusque là, les rideaux les faisant monter en un quart de seconde sous la frisette en bois du plafond... Enfin, bref, je ne te fais pas un dessin, P'tite Gueule... Mais les flammes ont fait fondre le plastique des bouteilles et leur eau les a plus ou moins ralenties.
Et tout s'est passé encore moins comme prévu : la fille de Christine, supposée faire ses études de kynésythérapeuthe dans un bled en Pétaouchnoquie, avait débarqué à cet instant précis pour faire une surprise à ses parents - dont elle ignorait qu'ils étaient absents. Serait-elle arrivée deux minutes avant ? Elle et l'incendiaire se seraient croisées... Mais voilà : coup de chance pour cette dernière, la fille de notre nounou, au lieu de sortir de la gare côté Charentonneau, était sortie de l'autre côté. Une chose qui n'arrive jamais par ici... Quand tu arrives de la Gare de Lyon par le train de banlieue, soit tu sors à gauche pour aller à Alfortville, soit tu sors à droite pour aller à Charentonneau. Il pourrait y avoir un noir d'encre dans le tunnel piétonnier sous les voies, dès l'instant où ton pied quitte l'escalier, il va de lui-même à droite ou à gauche. C'est un réflexe ! Ton pied n'a pas à écrire une thèse là-dessus avant de se demander s'il doit pointer à droite ou à gauche...
Mais, personnellement, et cela je l'avais bien compris - quand j'étais dans ma Polo à attendre -, les choses étaient si étranges ce dimanche que rien ne s'est passé comme d'habitude. S'agissait-il de ce brouillard... ? Il rendait les idées confuses... C'est dur à t'expliquer, P'tite Gueule, mais il était autant un brouillard dans ta tête qu'au-dehors de ta tête. Et y compris dans ton auto, où il pénétrait par les vitres mal jointes, l'aérateur, le chauffage. Ce jour, beaucoup d'autres personnes s'étaient perdues. Certaines avaient mis des heures à rentrer chez elles... D'autres avaient tenté d'ouvrir des maisons qui n'étaient pas les leurs ; d'autres encore, se trompant de jour, étaient même revenues à la gare pour reprendre le train vers Paris - comme si elles allaient au travail. Arrivées, bien sûr, elles avaient trouvé portes closes. Certaines, paniquant, avaient appelé SOS Médecins. Comme l'événement avait fait un peu de remue et ménage départemental, il était en page trois du Parisien Val-de-Marne de ce matin, journal que Louis avait exceptionnellement acheté - mais pour l'incendie, qui avait aussi droit à un petit encart. Lui-même, dans l'appartement, n'avait pu voir le brouillard.
Dans l'article, très moqueur, le fameux docteur Dupuy - encore lui, putain ! - était interviewé, car son cabinet était juste séparé par la RN 7 d'une usine à levure, La Belle Alsacienne. En effet, plus précisément, une rumeur d'empoisonnement par la pollution circulait car, ce jour, les émanations puantes de La Belle Alsacienne avait atteint un sommet. Celle-ci, disait le toubib, créait des rhinites, des rhumes... Quand la journaliste lui avait demandé si la levure, en tant que champignon, pouvait passer dans le sang et mettre le bordel dans les neurones, il avait répondu :
« - La levure de l'Alsacienne n'est pas un champignon, ce n'est pas l'Orphocordyceps de la fourmi, qui vous ramènerait à votre travail en automatique. C'est une levure chimique. Point-barre. Elle ne sort pas des poumons pour percer votre barrière hémato-encépalique, afin de décider quelle chaîne de m... vous allez regarder ce soir. Cette rumeur est risible ! »
Le reste de l'article dénigrait tous ces commérages.
« - C'est quoi l'Orpho-machin de la fourmi ? », avais-je néanmoins demandé à Louis.
« - Un champignon qui la bouffe de l'intérieur et prend le contrôle de son cerveau : un peu comme toi quand tu me harcèles ! », avait-il dit.
Puis il avait ajouté :
« - Connaissant Dupuy, il a dû vouloir éjecter la journaleuse par la fenêtre... »
Ce qui intéressait surtout Louis était de savoir comment quelqu'un avait osé entrer chez Christine pour y mettre le feu - et savoir quand le faire. Mais c'était sutout cette idée d'arroser les peluches de parfum, avant de les faire flamber, qui lui paraissait délirante.
Me regardant, il ricana :
« - C'est pas toi, par hasard, Patricia ? Ou étais-tu cet après-midi là... ? »
Sans attendre ma réponse, il continua la lecture :
« - Ah, comme dirait ma mère, c'est " bath " : les flics ont dit que, comme c'était un familier de la maison, ça ne servirait à rien de prendre les empreintes. Et que, puisque tout le monde savait que le verrou ne marchait pas, ils ne feraient pas l'enquête, cela faisant trop de suspects... Et que, comme, en outre, il n'y avait eu que des dégâts matériels, ceux-ci seraient remboursés par l'assurance... Donc : ne foutons rien, l'assurance paiera et merde au service public de la Police et de la Justice... »
Puis il me regarda :
« - En tout cas, nous sommes certains que ce n'est pas toi : ça doit faire minimum quinze jours que tu n'as pas été chercher Arthur ! »
J'éclatais :
« - Si Monsieur veut savoir, eh ben si, j'y suis allée vendredi ! Mais tu avais déjà repris le Petit. Et quand, de colère, j'ai claqué la porte en ressortant, le verrou s'est cassé la gueule ! Donc je savais qu'il n'y avait pas de verrou. Et prends ça dans la tronche, Louis ! »
« - De toute manière, vu tes relations amicales avec Christine, tu ignorais qu'ils seraient absents le dimanche après-midi... »
« - Et pourquoi ça ? J'aurais très bien pu les entendre en parler, figures-toi ! »
« - De toute façon tu n'aurais jamais foutu le feu : un, tu n'as aucun sens pratique ; deux, tu es trop lâche pour prendre ce type de risque ! »
« - Mais tu ignores qu'à Vinneuf la tradition locale, comme tu dirais, veut que l'on mette le feu aux granges de ceux que l'on aime pas en novembre. On appelle ça les feux de la Sainte-Goblieux ! »
« - Bon, à présent, fous-moi la paix avec les traditions locales de Vinneuf... »
Puis il reprit le Parisien Val-de-Marne.
« - C'est là que tu vois que, dans un incendie, la majorité des dégâts sont les dégâts des eaux provoqués par les pompiers qui viennent étendre le feu : quelle ironie, tout de même ! »
Puis il me regarda :
« - Ah oui : pour que tu puisses voir tes meilleurs-amis-pour-la-vie demain mardi, je prendrai ma journée. On ira avec Arthur au Bon Marché lui racheter une peluche pour remplacer celle crâmée chez Christine, car il est au désespoir... Comme je la lui avais acheté là-bas, je lui ai fait croire qu'elle avait réussi à décamper et pu rejoindre ses copains. Et qu'une vendeuse venait de m'appeler pour lui faire dire qu'il lui manquait beaucoup et qu'elle l'attendait avec impatience pour se jeter dans ses bras. »
Ensuite, Louis s'était interrompu et avait repris :
« - Tu vois, quand tu me reparles de Vinneuf... On a du se croiser, avec ton frère, tes amis... Eh bien je ne me souviens de personne comme enfants dans nos âges... J'ai demandé à Benjamin si lui se rappelait d'une gamine blonde avec des lunettes rondes, ou de gamins là-bas et que nous aurions cotoyé, ou même souvent aperçus : mon frère ne se souvient de personne... Mais bon : les Rousseaux, les grands amis de mon grand-père, connaissaient de vue ton père... Mais au final c'est comme si nous avions évolué dans deux univers parrallèles et qui se sont finalement rencontrés à Port-Dumac... Soit, dans la réalité parallèle des vacances, lesquelles ne sont pas le vrai monde... »
Je ne compris évidemment rien à cet enfumage - sinon qu'il était encore menteries, pour m'humilier. Arrive enfin le lendemain. Mais, comme je le croyais, le rendez-vous n'est pas devant l’Assemblée Nationale. Il se trouve place des Invalides. C’est nul ! En outre, il est dans l’aérogare d’Air-France avec, en dessous, le RER !
C’est quoi ce beans ? Comme dirait Mister Bean, dont Louis regarde les débileries devant la télé chaque dimanche soir, avec Arthur assis en tailleur sur ses jambes, se basculant en arrière à chaque gag pour le faire hurler de rire.
Enfin, dans la foule, je vois de loin Andrée.
De dos, oui, on dirait un mec aves ses cheveux courts. Elle est fringuée comme un mec, jean et sweat. De face, lunettes et deux pectoraux maigres - ses seins quoi ! C'est une cageotte sans un rotin. Que je la plains. À côté un géant, énorme, rougeaud : même de loin, je le reconnais, c’est Paulo : Jean-Claude Laroche. Non habillé en gendarme, mais en civil et en costard avec cravate kaki et deux pins bleu-blanc-rouge. Devant eux, un type aux cheveux blancs grand et sec me fait un appel de la main : que me veut-il celui-là ? Que fait-il avec mes-amis-pour-la-vie ? Je m’approche. On croirait une publicité pour jeune retraité en forme. Mais avec un costume de milliardaire, une cravate et des chaussures comme celle de Louis au mariage.
Mais je le reconnais : Heinrich ! Je me pétrifie. La dernière fois que j’ai vu notre Alsacien, c’était en septembre 85, après mon Bac : j'étais allée lui apporter un gâteau de ma mère, afin de le remercier des cours particuliers qu’il nous avait donné. Cinq ans de cours d’allemand, à Andrée et moi, payés par mon père, jusqu’à nos dix-huit ans. Nous lui devions notre Bac – enfin, moi ma mention « assez bien ». Il s'agissait surtout de mon amie, qui l'avait eu au rattrapage, au point près. Il vivait alors seul dans une grande maison, sa grange (son trou-grangier) étant taillée dans la craie du plateau qui commence vertical derrière. Son verger-potager se trouvait sur le plateau, desservi par un escalier pentu. Gosses, nous adorions monter et descendre, en hurlant de joie. Francis avait tendu une corde de haut en bas, entre deux arbres noueux et millénaires : ainsi, en en prenant une autre que nous mettions dessus et tenions par les mains grâce à deux gros nœuds, nous descendions en tyrolienne - Heinrich avait amélioré le truc avec des câble métallique, pour ne pas que ça casse. C’est dire que nous le voyions comme une sorte d’oncle bienveillant, qu'il faisait partie de la famille. Et je te le redis, Francis, avec ses yeux verts en amande, ourlés de noir, valait bien Louis pour l’invention de milliers de jeux les plus rigolos les uns que ques autres.
Cette maison faisaitt à Heinrich un bien qui ne valait rien. A Vinneuf, l'on disait : « Fonds avec escalier au fond, plateau sans terre, jardinier sans brouette et bourse sans bredin. »
À cette époque, la tenue d'Heinrich, c’était vert de travail de chez Omnium d’Agriculture, chaussures d’Omnium d’Agriculture, et sa tête faisait plus jeune – même s'il nous semblait très vieux, mais les adultes semblent toujours très vieux aux ados. « - Mais il a quel âge Heinrich en fait ? », était la grande question au village. Quand il circulait, c’était en fourgon, avec ses échantillons de sacs d’engrais puants, ses bidons de pesticides dégoûlinants, ses sacs de semences allemandes qu’il présentait de ferme en ferme : là où il vendait sa pacotille, en deux ans tu n'avais plus un papillon, plus une fleur, le gibier désertait, les blés se tenaient droits comme à une parade militaire. Certes, les chasseurs gueulaient mais comme, exceptés les Lecourtois, tous étaient paysans, ils étaient les premiers aux promotions d'Heinrich - et les premiers à regueuler à l'ouverture de la chasse. Oui, je peux te le dire, P'tite Gueule, Heinrich n'était pas de l’élite qui circule en Ferrari, en Porsche - ou même en taxi. Il n’avait même pas de voiture à lui. Pour le social, il se situait entre les bouseux de Catégorie supérieure bizarre et mon père. Si Papa n’avait pas eu besoin de lui pour nous donner des cours d’allemand, il se serait même pas aperçu de sa présence - tant il se fondait dans le décor, semblait un brouillard à lui seul. Mais d'où venait-il, finalement ? Nul n'aurait su le dire. Et pourquoi était-il là, chez nous, dans la France plus que profonde, la France des trous-grangiers ? Mais cette question, nul ne se la posait, comme si la réponse était hors de toutes nos catégories.
Mais aujourd’hui ! On eût dit qu’une relookeuse était passée à Vinneuf, d'abord pour l'en tirer, ensuite pour le ravaler des orteils aux oreilles. L’Heinrich avait même un nouveau regard : content, supérieur - et tout et tout. Regard du grand chef. Ma stupéfaction semble l’amuser. Se moquerait-il, pour un peu ?? Attends un peu mon gaillard... Il est beau pour un vieux de cet âge. Bon, je passe.
Paulo me serre dans ses bras, Andrée me fait la bise. Comme d’habitude, Heinrich salue d’un signe de tête et, toc, nous embarque dans un labyrinthe sous l’aérogare - jusqu’à ressortir mystérieusement dans un restau !! Un antre paradisiaque, parfaitement invisible dans ce tourniquet de voyageurs, au bout de tout un filo-filo de couloirs, où les matons sont les agents de la RATP et de la SNCF, où tu pourrais passer plus que ta vie à ne jamais sortir en payant à chaque détour à des milliards de tourniquets : le restaurant s’appelle Chez Françoise.
Au milieu, à l'air libre, se trouve une terrasse avec des parasols, où le soleil donne à pleins rayons. C’est immense, avec des palmiers dans des pots, sans le vacarme des rames et des autobus. Je réalise alors ! Chez Françoise, cela fait simple par le nom mais, en fait, cela signifie qu’on est chez les snob... J’ai compris. Ici se retrouve la haute société parisienne ! Paulo me dit :
« - C’est l’autre restau du Palais Bourbon. Comme je ne travaille pas loin et qu’on peut dire qu’Heinrich a son bureau ici, on a décidé de vous inviter là, Andrée et toi. »
Heinrich, bureau, Palais Bourbon, restau de pontes : je cache mon émerveillement. C’est une révolution dans votre tête quand un anonyme passe de représentant en bidons et sacs qui puent à roi caché. Ah oui : et le « Palais Bourbon » dont ils parlent, c’est l’Assemblée nationale... Je viens de comprendre.
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