Chapitre 21 : Andrée et le trésor perdu

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Un larbin vient prendre nos commandes, après avoir salué Paulo et Heinrich - surtout.
Je remarque alors qu’Andrée a amené un gros paquet, qu’elle a posé à côté de son siège :
« - Tu es venue aussi à Paris pour faire du shopping ? »
« - Oui, mais de livres : j’ai dévalisé la librairie Galligrasseuil, boulevard Saint-Germain, rayons philo, psycho et éco. Mon truc maintenant c’est l’économie politique marxiste. »
Pourquoi acheter tant de livres ? Ah, ça doit être pour se donner un genre, quand on sait quelle élève elle était, considérée comme une totale abrutie par sa famille + les villageois. Mille contre un qu’elle ne comprendra rien à ces gribouillis de déplumeux se la jouant ! Andrée est communiste. C’est de la faute de mon père, de la littérature qu’il y avait à la maison, des Pifs-gadget et des romans du genre Le petit pionnier et le méchant capitaliste, Le petit pionnier rencontre la petite pionnière, Le petit tambour rouge, etc. Elle les a découverts lorsqu'elle venait pour nos cours particuliers, au temps où nous faisions le collège de Villeneuve. Moi, tu le sais, P'tite Gueule, c’étaient Mickey, Picsou Magazine, Le Club des cinq et Fantômette.
« - T’as pas eu peur que Louis te croise ? Sa boîte est comme qui dirait construite autour de la librairie. »
« - Il ne m’aurait pas reconnue, t’inquiètes ! »
En dépit de toutes les années qui ont passé, je crains en effet que Louis ne la reconnaisse, comme ayant été leur voisine à Vinneuf, elle que leur bande surnommait « Super-Péquenaude ». Ils nous avaient ainsi lancé une fois : « D'vant Super-Péquenaude, même Super-Dupont est raglagla ». Car Andrée est typique : on dirait que son corps est un édifice de rectangles. Si typique... Peut-on l'oublier ? D’autant que, et c’est curieux, mais Andrée a toujours fait vingt ans de plus que son âge. J’ai toujours eu l’impression qu’elle s’était fixée à cinquante ans. À mes dix-sept ans, je m'étais fait une tête hyper classe en me coupant les cheveux très courts, mode garçonnette. Aussitôt, elle avait fait pareil. Mais, à ma différence, elle n'avait plus touché à sa coupe....
Mais Paulo coupe court à mes souvenirs, car il continue sur sa lancée :
« - Ah, ce que ne dit pas Andrée c’est qu’elle est surtout à Paris pour un congrès de communistes ultra-gauchos ! Un parti quasi-clandestin... On en a parlé toute la matinée ! »
« - Mais c'est faux, on présente chaque fois une candidate aux Présidentielles : c'est Arlette Laguiller ! Et avant c'était Huguette Bouchardeau, une tête. L'est agrégée de philo ! »
« - Ce qu'André ne dit pas, c'est qu'ils ont des cellules clandestines, qu'ils veulent infiltrer la terre entière : même le Parti Socialiste y est passé... »
« - Non, ça c'était l'Organisation communiste internationale, l'OCI. Moi j'ai commencé au P.C.R, au Parti Communiste Révolutionnaire... avant sa dissolution... enfin par nous, pas celle du ministère de l'Intérieur. Ensuite je suis passée direct à la LCR... Donc j'ai jamais rien eu à voir avec l'OCI ! Et par rapport à Huguette, le PCR la soutenait juste, car elle est au PSU...Mais moi je suis à la LCR. On soutient Arlette Laguiller... On a même appelé à voter François Mitterrand en 81... »
Puis, réalisant que Paulo la taquine, Andrée éclate de rire :
« - Si ils savaient que j’ai pour meilleur ami un gars qui est gendarme au Quartier général de la Gendarmerie ! Tu garderas tout ce que je t’ai dit ce matin pour toi, hein ? »
« - Juré-scellé. Tu me tiens au jus. »

On s’assied. Tout le monde est hilare. Heinrich nous appelle « mes enfants ». Comme dans le temps. Nous nous donnons des nouvelles. Paulo nous ouvre son portefeuille.
À côté de sa plaque officielle, genre sherif, les photos de sa femme et de ses enfants : on dirait les photos d’une famille de cochons géants, tellement ils ont tous une grosse bouille rose, tous très contents. Tout fier, il me dit en regardant sa femme :
« - Rosalie, un mètre quatre vingt cinq. »
... Mais elle n'est pas toute petite, comme je croyais... On dirait qu’il a gagné les comices agricoles grâce à elle. Un ange passe... Comme Heinrich ne va plus à Vinneuf, Andrée nous donner les nouvelles de là-bas, dont on lui fait part quand elle retourne à la ferme que tient son cadet.
« - C’est bien fini Vinneuf, c’est la banlieue-dortoir du Mans, maintenant. C’est trop près du Mans. »
« - Ah pour sûr que ça nous semblait pas près quand on était gamins. »
« - Sur la commune, il ne reste qu’une vraie exploitation, disons deux avec celle de ton frère... Mais elle est beaucoup trop petite », dit Heinrich. « ll est tellement endetté qu'on le surnomme ‘‘ Créagr ’’, pour ‘‘ Crédit Agricole ’’ - et parce qu’il ne parle pas, il grogne ! »
Il a dit cela pour faire plaisir à Andrée.

Elle déteste son cadet. En effet, ses parents ont repassé tout ce qui était de valeur à celui-ci. On parle de cela un bon moment, de manière à lui faire encore plus plaisir. Ah les difficultés agricoles ! Ah la vie d’enfer du frérot avec les quatre-vingts vaches, de cinq heures à vingt-trois heures, et relevage pour les mammites et accouchements des bestiaux ! Avec ça, le divorce du père d’Andrée - premier divorce historique au village -, procès et procès, sa femme qui veut tout ce qui reste du fonds, et juste renonce... C’est alors que nous apprenons, par Heinrich, que la Maman d’Andrée avait été prévenue par celui-ci qu’elle risquait de se trouver codébitrice des dettes de son mari, s'ajoutant à celles du Pépé avant – étant en communauté de bien. Trois millions ! De Francs... C’est pourquoi Heinrich nous explique qu’il lui avait conseillé, avant le divorce, de se faire toute petite pour passer en séparation de biens devant notaire, afin de ne pas repartir avec sa part du monceau des remboursements - devenu aujourd'hui le problème de CréAgr. Le divorce avait donc été un énorme succès, la mère ayant en outre fait valoir l’alcoolisme de son mari et la « violence psychologique » qu'elle avait subie... ainsi qu'Andrée.
Elle avait ainsi obtenu une bonne pension.
J'en reste interloquée : la violence, je connaissais, mais la violence psychologique ? Cela doit être nouveau, une expression de plus parmi toutes celles qui naissent en ce moment...

Mais nous tombons de haut. Et Andrée, bien plus encore...
En premier lieu, comment Heinrich sait-il tout cela, qu'Andrée elle même ignorait ??
En deuxième lieu, « violence psychologique », cela en jette. Mais côté pire !
Gosses, nous trouvions normal que ses parents la jettent, par exemple, de sa chambre à la naissance de son p’tiet, pour la placer dans la chambre moisie sur la Grande-Rue - dont nous avions fait notre repaire. Ou que son père, quand il daigne la remarquer, la traîne dans la boue... Mais de là à penser qu'il s'agissait de maltraitance ! Elle ne savait d'ailleurs pas non plus que l'on pouvait désigner ce qu'elle avait subi par cette expression impressionnante - ma pauvre Andrée.
Conséquence : voici qu’elle se voit par les yeux des autres et se trouve soudain à plaindre bien plus qu’elle ne l’imaginait. L’horreur. C’est pourquoi, jamais, il ne faut faire remonter les trucs passés. Puisque c’est passé de Chez-passé. Simple, non ? Heinrich nous explique qu’il devait protéger Andrée, puisqu'elle était l'un de ses élèves.
Après le suicide du Pépé, le père n'avait cessé de dégringoler. Il avait peu à peu cessé de s'occuper des terres : quant aux bestiaux, la mère et la Mémé les géraient ; les voisins aidaient pour le foin, les gros trucs... En ce temps-là, l'entraide permettait de sauver les meubles. Peut-être pas le fonds, mais les meubles. Disons qu'elle permettait de tenir. Alors, les gens avaient pitié - non comme aujourd'hui, où tu n'as d'autre choix que de devenir prédateur ! Mais le Crédit Agricole, lui, n'était pas un bon voisin : le remboursement des prêts n'avait pas cessé !
Mais la Mémé d’Andrée avait sauvé l’exploitation de son cher P’tiet, lequel, à dix-huit ans, venait de sortir du lycée agricole du Mans et qui, la fourche au pied, était prêt à reprendre la terre. Il ne réalisait pas que son enthousiasme de fils d'alcoolo était déjà gagé, l'ahuri, le mouflet...

Une mémé pareille, sauver d'un coup - et d'un seul - une exploitation de trente hectares ?
Alors qu'elle est haute comme cinq pommes, et blettes en plus ? Une mémé qui, de loin, ressemble à un bonhomme de bois attaché par des ficelles, mais dont celle du buste est détendue au point qu'il est cassé en deux, le tout étant recouvert d'un châle noir, tandis que de là-dessous sortent des grognements de raton laveur ? Une mémé préhistorique d'avant la préhistoire, celle dont on cherche le nez, tant elle a de boutons sur la face ? Eh bien, P'tite Gueule, tu ne devineras jamais ce qu'elle a fait, l'énorme inattendu de ce qu'elle a accompli ?? En 62, c'est-à-dire l'année où ils avaient pris leur énormissime prêt, elle avait vendu aux enchères - à Paris - un lot importtant de bouteilles de grands crus - qui valaient des milles et des cents ! Et gardé les billets sous son matelas, les sortant aux échéances, de manière à faire survivre l'exploitation, pour que son petit-fils continue ! Tête d’Andrée, ignorant l’existence du trésor de 62, qui lui était passé sous le nez au fil des ans - avec en prime l'affection familiale toute entière reportée sur son cadet !!

Mais c'est moi qui éclate :
« - Mais le vin de Vinneuf c’est celui qui rend fou, il vaut même pas le bouchon de sa bouteille ! C’est quoi cette histoire ? C’est science-fiction et baratin, ou quoi ! »
« - Mais on te dit que c'était des grands crus : du Bordeaux hyper cher, et du Saint-Émilion. Etc. Comme celui de cette bouteille qu’on est en train de boire, mais cent fois plus cher. C’est les grandes années qui font les grands vins ! », dit Paulo.
Lequel semble très bien connaître l’affaire et les vins.
« - Mais comment Mémé a eu ce genre de bouteilles ? », fait Andrée. Interloquée.
La question qu'il fallait poser, sûre...

Alors Heinrich d’expliquer qu’elle tenait ses bouteilles du Pépé, qui avait été un collabo lors de la guerre 39-45. Il avait mis là-dedans tout son argent du marché noir de la guerre, juste avant que soit détruite la monnaie de l'Occupation allemande, devenant au mois de « juin 45 » les « anciens-Anciens Francs », et ne valant alors même plus vingt centimes du « Reichmark » d'Adolphe Hitler - ou un demi-bouillon Kub, ou un ticket de métro de seconde classe, ou un cinquième de tranche de lard, ou encore cent grammes de charbon, etc. Je m'y perds, excuses-moi, P'tite Gueule... Oui, donc : monnaie de l'Occupation que l'on remplaça par une nouvelle monnaie, mais en en divisant par dix la valeur... Par dix ! Monnaie soi-disant donc, Ok-d'ac, qu'on remplaça alors... mais en lui gardant le même foutu nom de crétins patentés : les « Francs » (En Normandie, donc à Vinneuf, nous descendons des Vikings. Pas des Francs, que nous considérons comme une horde de quelques milliers de business-men pilleurs, une bande de voyous qui a préempté tout un pays.) Tout cela pour peau de trou du cul, puisque ces Francs furent ensuite eux-mêmes remplacés par les « Nouveaux Francs », les précédents devenant donc les « Anciens Francs » - et ce, à la naissance, miracle, d'Andrée. Ensuite, en 2002, les Euros remplaceront les « Nouveaux Francs » - lesquels étaient devenus, entre temps, les « Francs » tout court. Mais ne valant, peu à peu, même plus une épluchure de patate ! Et sans Occupation cette fois. En nous en occupant nous-mêmes en particulier. Comme dit alors Heinrich, « l'Occupation, c'est tout de même la seule fois où tous les Français ont été occupés », fine allusion au chômage qui ne cesse de croître - dont Louis a plus la trouille que tout, même que je le quitte... Je m'endors... Déjà, l'histoire, je n'aime pas : alors, l'histoire économique...

En fait, comme vigneron - même de vin fou -, plus poivrot et bistrotier, le pépé s’y connaissait tant en grands crus qu’il avait le goût plus sûr là-dedans que çui de Louis pour les bouquins. Si tu veux une comparaison, il était le Picasso des taste-vins. Si on avait vendu ses papilles aux enchères, il aurait pû s'acheter cash tout le Seizième arrondissement. De là, en bon cul-terreux, le Pépé avait remisé les bouteilles dans leur tunnel sous le plateau au-dessus de chez eux, celui qui partait de leur trou-grangier à eux pour aller on ne savait où - tout mité le plateau qu’il est par les crayères, d’où on sortait la craie dans les temps ancestraux, comme je l'ai dit. Seule la mémé était dans le secret...
Que ça me soûle ces histoires d’anciens combattants !
Mais Heinrich continue :
« - Soudain, ils n'ont plus pû rembourser. La veille de la saisie, en [19]85 ton père allait se pendre au même pommier que le pépé en [19]48 quand la mémé l’a arrêté et dit : ‘‘ Tu peux ranger le tabouret et la corde à l’atelier pour une aut’ fois, voilà quatre cent millions pour sauver la ferme ! ’’ »
« - Quatre cent millions ?? », dit Andrée. Elle est suffoquée de chez suffoquée.

Argent ? Là je suis à nouveau pleine et entière dans la conversation, je peux te le dire. Ne va jamais parler trésor caché à une ancienne villagière, comme disait Andrée. Même à l’aut’ bout du platier, elle entendrait ton chuchotis. Les yeux de mon amie ressemblent à ceux du coyote dans le dessin animé.
« - D’anciens Francs ! Quatre-cent mille Francs ! Ta mémé a tiré sa ferme des mains du Crédit Agricole. Et je pense qu'elle en a gardé encore une bonne quantité qu'elle remet de temps en temps à ton P’tiet quand il lui manque de l’argent pour les échéances », reprend Heinrich.
« - Quand je pense que j’ai juste droit à cinquante Francs à Noël d'elle, et rien de mon père ! Tout pour mon frère, toujours tout pour lui. »
Il faut voir Andrée : l’injustice lui donne un air d’assassine. Je me sens meurtrière à mon tour - même sans penser à Louis. Bon gars, Paulo la rassure :
« - T’inquiètes pas, la ferme ne marchera jamais. La dette, contractée en 62, est trop grosse : trois millions de nouveaux Francs, comme disait Heinrich. Ce qui a tuée à vie votre exploitation, c’est que ton père a vendu ses cinquante hectares de landiers à l’Enfoiré, vers 65, sur une idée de génie de ta mémé [surnom du grand exploitant de coin, déjà à l’époque]. »
Heinrich explique à Andrée :
« - Tes parents auraient eu assez de surface pour faire une exploitation viable... Mais ton père n'a pas vu venir les engrais et les pesticides qui ont fait des landiers de la bonne terre. La mémé voulait aussi qu’il les vende aux Demeurés [véritable nom des Enfoirés, qui ne signifie pas qu'ils avaient des ancêtres stupides, mais que ceux-ci étaient bien " demeurés ", c'est-à-dire avaient une belle demeure]. Ta mémé pensait lui faire un mauvais coup. C'est ainsi que vos cinquante hectares de landier sont passés de l'un à l'autre... Juste après, le prix à l'hectare a explosé. »
Il laisse entendre le côté obtus et rancunier de la mémé d’Andrée.
Désormais, il parle bien le bougre. Trop bien. En français parisien, quasi sans accent chleuh. De notre temps, faisait-il exprès de parler cul-terreux ? Le soupçon me tord la tête depuis qu’il a ouvert la bouche. L’accent alsacien-vinneufois : envolé, pschitt !

Il y a un grand silence : le pire, celui où tu sais que tu as été refait de tous les côtés, juste parce que ta tête ne plaît pas à tes parents. Je me plains que mes parents préfèrent mon frère, mais là, pour Andrée, ils l’ont placée dans une fusée en orbite et envoyée dans l’enfer de la désaimance. La malheureuse. Pour nous sortir du noir, Paulo nous apprend qu’il s’est fait muter à Paris mais qu’il est planton des gendarmes, devant le « QG de la rue Saint-Dominique » : son rêve, intégrer la Garde républicaine. Pour cela, il prend des leçons d’équitation. Son ambition le rend tout heureux. Mais il ne nous déride pas avec ses projets : nous restons sur le choc des bouteilles du pépé collabo d’Andrée. Dans nos têtes tournent aussi, et de plus en plus, qu’Heinrich s’est mêlé d’une affaire qui ne le regardait pas, où se mélangent le patrimoine, sacré par chez nous, et les sentiments. Je regarde soudain Heinrich autrement : sous son vert de travail d’Omnium, aurait-il joué au Monopoly avec les terres de mon village d’enfance ? Même des années après, je garde le patriotisme villageois, moi : j’ignorais que je l’avais gardé, d’ailleurs.

Je sens le scandale me monter à la tête.
« - Mais mon père connaissait pas l’existence des bouteilles ? », fait André.
« - Surtout pas : si ta Mémé lui avait dit, il les aurait bues ! »
« - Il fallait bien qu'Heinrich fasse tout ce qu’il pouvait pour aider la Maman d’Andrée. Mais c'est sûr qu'indirectement il a bénéficié de l'éthylisme du père d'Andrée, puisqu'il est le principal fournisseur de leur concurrent, l'Enfoiré ! », explique Paulo, qui semble connaître l’affaire par cœur.
Je me calme : au fond, si Paulo ne trouve pas à y redire, cela signifie que c’est « moral » - comme dirait Louis. Puis je me souviens que Paulo était de Villeneuve, c’est-à-dire compatriote de ceux d’en bas, ceusses qui vivaient au bord de la Faulx-Sarthe, ceusses qu’on a jamais aimé du haut de nos landiers. Mes pensées, je te le dis, vont toc ! dans un sens, et tac ! repartent de l’aut’côté. Je retrouve mon patois, le langagier à la Vinneuf. Je regarde Andrée, qui regarde Heinrich. Elle paraît mesurée, genre « Je réfléchis à la situation avant de l’ouvrir ». Heinrich précise :
« - La vérité, mes enfants, c’est que les affaires sont d’abord les affaires : à partir du moment où l'Enfoiré a eu plus de terres, il m'a acheté plus d’engrais et de pesticides. Votre landier coupait ses terres. Il n’y avait pas eu le remembrement ! Derrière, ma firme lui revendait des engins agricoles, de la bonne mécanique made-in-RFA [c’est-à-dire l’Allemagne d’aujourd’hui]. Si bien que sa ferme est devenue l’exploitation modèle pour tout le département. Notre développement dépendait de lui. »
Après un lourd silence, Andrée fait cette conclusion :
« - T’es pas à l'origine des idées saugrenues de mon enfoiré de père, tu n'y es pour rien. J’aurais pas su me venger aussi bien si je l’avais voulu. Raison, je savais pas tout ça sur eux ».
Conséquemment, j’approuve de même. Louis aurait dit qu’il lui donnait son « absolution ». Mais si, au fond, l'Heinrich avait mis l'idée de vendre son landier dans la tête de l'Alambic, comme on surnommait le père d'Andrée ? Après tout, ç'aurait été dans son intérêt. D'autant qu'un alcoolo n'est pas vraiment l'idéal pour tenir une ferme modèle... Je suis certaine, tout d'un coup, que c'est cela !
« - En dédommagement, j’ai quelque chose pour toi, Andrée », fait Heinrich.
Il se penche et pose un sac sur la table : bien enveloppées dans du papier de soie, encore dans leur caisse, une quinzaine de bouteilles couvertes de poussière.
« - En 62, bien après la pendaison de ton pépé en 48, comme je suis le seul du village à avoir son potager complètement sur le plateau, j’avais visé que votre Mémé allait soudain nuitamment à son trou-grangier de l’autre côté. J’avais fini par la prendre en filature : elle ressortait avec des bouteilles dans les mains, toujours moitié courant. Qui au village ne serait pas allé voir ? [Si t’es pas d’accord, avec ça, c’est que tu as jamais vécu en village ! ]. Là, je me débrouille pour ouvrir la grille fermant leur trou-grangier et je découvre la double rangée de casiers à bouteilles. J’ai donc pris tout ce que je pouvais avant qu’elle revienne chercher les suivantes. Mais ce n’est pas voler : je te les redonne, elles étaient à toi. J’attendais juste que tu aies assez mûrie. Tu verras, les étiquettes et les bouchons sont en parfait état, et le niveau a peu diminué - donc le vin ne s'est pratiquement pas évaporé. Les caisses avaient été laissées, devant, et comme l'endroit est bien ventilé, avec une hygrométrie parfaite et constante - comme la température -, elles n'ont pas non plus moisies... Avec ça, tu auras un apport personnel suffisant pour t’acheter un appartement au Mans. »

Jamais je n’ai vu Andrée si heureuse.
On voit sa surprise que quelqu’un ait pensé à elle. Une habitude qu’elle n’a jamais eu. Jamais de chez jamais. Elle se met à pleurer. Moi aussi. Même Paulo est ému :
« - La justice, c’est bon pour les cons. Là, je parle en tant que gendarme. Tu dois faire toi-même la justice si tu peux pas faire autrement : en homme, quoi ! Consigne : pas vu, pas pris. Circulez, y-a rien à voir. »
« - Ou, si tu risques d'être pris, tu décides que c'est Secret-défense ! », fait Heinrich.
Lui et Paulo se mettent à rigoler comme des baleines. Je n'y ai rien compris, mais je souris aimablement afin de ne pas passer pour la villagière de Chez Françoise.

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