Chapitre 22 : Le retour du Club des Quatre
Heinrich adresse soudain un petit bonjour à un homme qui rentre dans le restaurant.
« - Vous retournez pas, c’est Fabius », fait Paulo.
« - FA… » Je t’explique, P’tite Gueule : c’est un ancien Premier ministre.
Même moi, je le connais. Et, de fait, en y regardant attentivement, je crois bien reconnaître quelques visages vus à la télévision - au moment des élections. Si Louis savait que je fréquente de tels endroits, il serait vert-dégueulis de jalousie !
« - Arrêtes, Pat' ! Le regardes pas comme ça ! Sinon tu vas passer pour une barcaleuse. »
C’est là que je découvre que Chez Françoise est la cantine des hommes politiques les plus connus. Dans le genre de celle qui ne s’en laisse pas conter grâce à ses bouquins de Galligrasseuil sous le bras, André continue, tout doucement :
« - Vous nous avez entraîné dans le repaire de l’ennemi de classe... »
On manque s’étouffer de rire. C’est l’expression !
Quand elle dit « classe », perso, ça me fait penser à la classe où nous étions, en Primaire. A Maman, qui s'occupait des P'tiets, et à Papa, des Grands.
« - Tu as aussi l’extrême-gauche du Parlement qui vient là, et d’ailleurs même celle qui n’est pas parlementaire… mais tout ça n’est pas très important », dit Heinrich, « ce qui compte c’est de connaître ceux qui font leur travail, les petites mains. Les prétentieux de ce genre, tu les paies ou tu les tiens, d'une manière ou d'une autre... Bon, Patricia, Andrée m’a expliqué que tu avais bien des malheurs. Alors, j’ai aussi organisé ce déjeuner avec vous, mes enfants de cœur, pour savoir comment on pourrait t’aider - au moins de nos conseils. J’ai constaté que tu n’avais plus tes cheveux courts, qui te faisaient ressembler à un petit ado. Mais tu fais dix ans de moins que ton âge. »
Oh la satisfaction !
« - Avec Louis qui serait passé pour une fille s’il s’était habillé comme toi, et mis juste un peu de maquillage sur le visage. Vous faisiez une paire complètement androgyne. »
Heinrich a une expression si bizarre en disant cela... Je demande :
« - Mais comment tu savais à quoi ressemblait Louis quand nous sommes sortis ensemble ? »
« - De loin, quand il venait au village voir sa grand-mère, après la mort de son grand-père, quand toute la famille avait abandonné la maison de Vinneuf… »
Mais les deux autres se fichent bien de ces détails.
Ce qui les intéresse, c’est ce qui est en train de se passer avec l’ex-androgyne qu’a été Louis. Ce que j’apprends, car je n’avais pas réalisé sur l’instant. Cela me laisse pensive. Car, au passage, je viens d'apprendre que j’ai été aussi androgyne. Quant à Francis, lui, on le prenait une fois sur deux pour une fille, même ado... Il avait en effet un reflet tout autour de la paupière qui donnait l'impression qu'elle avait été dessinée au crayon à maquillage... Je regarde alors Andrée plus en détail : tiens, je ne m'en étais pas aperçue, mais mon amie aussi est androgyne. Et elle l'est restée... enfin, dans l'intention, pas dans l'apparence générale. Et si elle était a-sexuelle ? Je connaissais les hétéros, les les gays... mais pas ceux-là... Cela s'apprêterait-il à sortir au même moment que l'Euro, pour 2002... Serais-ce pour fêter le troisième millénaire ! Où va-t-on ? Vers quel monde chiant, sans sexe - et tout-et tout ? Je m'aperçois, soudain, que mes amis me regardent attentivement...
Je leur explique mes tourments : Louis, Arthur, appartement, menaces, divorce, banquière, prêt in extrémis de Césario... Heinrich me fait longuement expliquer ce dernier point. Décidément, celui-là, l'économie l'obsède - avec les androgynes.
« - Je sais plus quoi faire. Césario m’a donné le nom de son avocat, l'un de ses amis. »
Illico, ils comprennent - sans juger - que Césario tient plus de l’amant que de l’ami. C’est cela, les vrais amis-pour-la-vie.
« - Donc, à présent, j’ai un avocat, qui a été celui de Césario. Il m’a dit qu’il s’est amélioré de divorce en divorce, qu’il est un ponte. Il est Corse, aussi, du même village. D’où je l’ai pris. Césario m’a eu une réduc’. »
« - Mais de son côté Louis a-t-il pris un avocat ? »
« - Louis ? Alors ça m’étonnerait. Il a dit qu’on tente encore trois mois de période d’essai, puis là on voit à se séparer ou non ! » Yeux ronds de Paulo et Andrée. Heinrich semble très surpris. Je suis en train de passer pour une conne : cela commence à me déplaire.
« - C’est une ruse ! », nous jette Paulo.
« - Oui-da », dit Andrée.
« - Je ne pense pas », fait Heinrich. « Il y croit vraiment ! Dans sa famille, c’est morale & morale de génération en génération. Les Dix commandements du père Moïse. Son grand-père était à la limite de la Résistance. Il accueillait régulièrement des Juifs chez lui, il a sauvé toute une famille lors de la rafle du Vel-d'hiv. Il était en contact avec un maquis dans le Quercy... Le grand-père, qui était maire, en Normandie, est mort en secourant les gens au Débarquement. Il a failli avoir la croix de la Libération, vous parlez... Dans cette famille, ils ne mentent pas. Ils ne parviennent même pas à comprendre qu’on puisse leur mentir. Surtout si cela vient de leurs femmes, et encore plus à propos de leurs chers enfants. »
Mais comment sait-il tout cela sur la famille de Louis ? Même Louis ne m'en a jamais parlé ! D'ailleurs, je suis certaine qu'il m'en aurait parlé : s'il avait su que son Pépé... euh, son Papy avait sauvé des Juifs, il s'en serait vanté auprès de moi, sûre de chez sûre. Pour le Maire, là, oui, ils en ont causé une fois, à table. Comme si cela pouvait m'impressionner, pour ce que j'en ai à foutre !
Andrée se met alors à rire :
« - Je m’étais pas rendue compte ! Ce sont des niaiseux riches, en fait ! Comment ils ont fait ? »
Paulo fait un très grand sourire, genre j’ai tout compris :
« - Ils sont sémites ? »
« - Non, chrétiens : Louis est à la messe chaque dimanche. Il se confesse, même. Il prie pour moi !! Tellement il se sent coupable. »
« - Qu’est-ce que t’as dit l’avocat ? »
« - Que je n’aurais pas dû prendre plus de vacations au dispensaire, et faire tous ces remplacements en plus pour Césario. J’ai multiplié par deux mes revenus tandis que Louis baissait les siens, comme exprès. Il pourrait demander une prestation compensatoire… Tu penses la déveine ! »
« - Si vous divorcez de manière conflictuelle et qu’il prenne un bon avocat, certes. Mais là il pense que les choses s’arrangeront encore. Cela t’offre une opportunité, mon petit... »
« - Comment ça ? »
« - Attends un peu… Faisons un peu de maïeutique… Vois-tu ce que je veux dire, Andrée ? »
« - Attends… Tu veux nous demander de trouver nous-mêmes… Attends : d’un côté Pat’ doit dire à Louis qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour éviter la guerre… »
« - Et faire le contraire », dit Paulo. « Tu dis ce qu’il veut entendre mais tu le pousses à bout pour qu’il craque ! Tu te démerdes pour qu’il quitte le domicile, ce qui le mettra en faute s’il y a divorce conflictuel ! »
« - Comment ça se manifestent les crises de panique de Louis ? », demande Heinrich.
« - Crise d’angoisse, crises de panique, crise de tachycardie : c’est un Psycho ! Mais quelle veine, quelle veine !! »
« - C’est quoi ‘‘ tachycardie ’’ », demande Andrée.
« - Le stress est si fort que le cœur dépasse les cent… »
« - Ca dure des heures ; ça le prend au boulot. C’est qu’en revenant à la maison qu’il se calme… »
« - Mais comment il explique ça ? »
« - Il dit que ça vient de son abandon bébé. J’hallucine. »
« - C’est hallucinant, tu as raison, mais si c’est vraiment le contrecoup d’un abandon tout bébé c’est excellent pour toi : il ne s’en sortira jamais, il peut même devenir psychotique ! »
« - Psychotique ? », fais-je.
« - C’est Psycho multiplié par dix-mille », m’explique Andrée (DEUG de psycho).
« - Oh putain, oh la vache. La veine revient dans ma misère… »
« - Et ça veut dire que psychotique il n’aura jamais la garde du Petit… », dit Paulo. « J’ai vu ça quand j’étais en brigade territoriale. »
Heinrich reprend la parole :
« - À une autre époque, tu aurais pu donner un coup de pouce à l’accélération de son cœur. J’aurais alors préconisé la digitaline dans son thé-vert et ses oligo-éléments, ou deux gros mecs patibulaires qui se le renvoient de l’un à l’autre en faisant attention de pas l’abîmer. »
Mais Paulo fait la moue :
« - Attention : comme gendarme j’ai eu affaire à deux affaires d’empoisonnements dans des divorces. Ce qu’il faut qu’elle fasse, c’est faire l’insupportable comment jamais… »
« - … et tout spécialement quand il fait ses fameuses crises de tachycardie », dit Andrée. « Si tu as de la chance il fera une crise cardiaque ! »
« - Voilà ce qu’il faut faire. Un divorce non conflictuel avec un avocat commun. Mais d’abord, dans les trois mois, tu le pousses à partir. Tu seras plus qu’insupportable. À son départ, tu le pousses encore plus à craquer : tu te sers de Arthur, tu lui interdis de plus en plus souvent de le voir. Il va s’obnubiler sur lui, il en oubliera qu’il pourrait demander une prestation compensatoire. Dès le divorce prononcé, il va y avoir la vente de l’appartement : tu récupères ta moitié. Il n’aura plus un Franc. Comme il est précaire chez Galligrasseuil, au bord du psychotisme, il s’effondrera. Dès lors, tu auras Arthur pour toi toute seule… »
Coup d'angoisse ! Presque au point d'en trembler...
« - Mais toute seule c’est dur d’élever un aussi petit enfant… »
Ma vision de moi toute seule avec le Petit m’inquiète plus que je ne le croyais. J’ai soudain une peur extrème de pas assurer, de ne pas être à la hauteur - mais alors pas du tout...
« - Tu as Césario ! » Apaisement.
« - Césario, oui il l’aime bien. Mais Césario, comme père… il a abandonné ses mômes, ça le panique de s’occuper d’eux. »
A nouveau, j'ai une suée...
« - Lui aussi », semble penser Heinrich de mon amant.
Mais Andrée vole à mon secours.
« - Il faut tout de même que le Petit voit son père et ses grands-parents : si on les coupe d’eux, il crisera, et ça se retournera contre Pat’. Surtout que si elle n’a plus aucun temps pour elle, elle sera trop énervée, je la connais on est pareilles. »
Heinrich dit :
« - Oui, il faut compter avec le facteur humain : concède à Louis une certaine garde, ménage les grands-parents… »
Paulo, soudain, s’énerve :
« - Pour passer mauvaise mère !! Pas ça, surtout ! Ce qu’il faut que fasse Pat’, c’est premièrement le coup du divorce non conflictuel. Dès qu’il est prononcé elle revient en force avec son avocat pour prendre Arthur entièrement pour elle, et ils enfoncent Louis au max pour le casser complètement. Elle lui tombe dessus avec un mémoire où témoigneront tous ses amis : même moi, je peux y aller de mon attestation, comme gendarme tu penses que je serai crédible. Quand le Louis verra ça ce sera la finale pour lui, l’explosion ! Chez les Lecourtois, ce sera une première depuis Adam et Eve. Quand le jugement sera prononcé, rien n’empêchera Pat’ de faire la généreuse, de redonner du temps aux grands-parents, voire même à Louis (enfin, s’il peut assumer). Mais ce sera écrit noir sur blanc qu’elle a quatre-vingt pour cents de la garde !! Elle aura la confiture et le beurre sous la confiture, plus la tartine de Nutella. »
Puis Paulo se tait et reprend :
« - Ca sent un peu un mélange de Channel Numéro 5, comme celui que j'ai offert à ma femme, et de plastique brûlé : vous ne trouvez pas ? »
Heinrich me regarde alors et éclate de rire.
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