Chapitre 23 : Le rêve d'Aphrodyte

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Ouh-la-la je sais plus ce qui se passe dans ma tête après ce déjeuner Chez Françoise.
Le mardi soir, je continue à regarder Louis avec soupçon, mais il semble paisible : j’ai de plus en plus de peine à croire qu’il m’ait entendu avec Césario, l’autre fois. Je me serais totalement trompée, en fait ! Aujourd'hui, c’est moi qui suis allée chercher le Petit chez la nounou : Christine m'a à peine regardé et, quand elle a souri, ça a été à Arthur. J’ai eu l'impression qu'elle me soupçonnait, pour l'incendie de dimanche. J'ai eu honte, honte de passer pour une mauvaise mère. Quand je suis rentrée à l'appartement, j'avais encore la tête basse, tirée vers le sol par mon menton - soudain d’un lourd ! A ne plus rien y comprendre ! La honte : j'avais oublié ce sentiment. Sans doute s'était-il passé trop de choses dans les derniers jours... Sans doute n'avais-je pas encore pleinement effectué ma transition de genre, voilà tout ! C'était le poids de ma foutue éducation, qui revenait me hanter à trente ans à peine passés. Soudain, je suis comme incapable de la dépasser - comme aurait dit Louis. Mon Goblieu lui-même semble déconfit, voire dégonflé. On dirait qu'il opère une retraite, se rapetisse, se rencogne, criant famine, dans un trou-grangier - qui ressemble à la cave de notre immeuble.

Tiens, mon style s'améliore : ça doit être de fréquenter Louis, à la longue. En effet, depuis qu'il a changé de fonction dans son travail, on lui demande de réécrire des textes. Quand il travaille ici et que j'y suis également (ce qui n'arrive pourtant pas souvent), il arrive un moment où il doit lire à voix haute son travail.... C'est d'un chiant. Puis après avoir amélioré, il refait une deuxième lecture à voix haute, ce qui est encore plus chiant. Si je n'écoute pas, mon cerveau doit entendre, lui.

La nuit, moi qui ne fais jamais de rêve, voici que j’en fais un : je rêve d'une fille super-mignonne, petite, traits fins, fragile, cheveux hyper-courts, follement amoureuse de Louis. C’est un genre de bijoux, une androgyne comme dirait Heinrich, hyper-choue, plus choue encore qu’une Madone mais, à ma différence, très gentille. Dans mon rêve, elle est une collègue de Louis, qui l'aime aussi : je comprend que cela se passe chez son éditeur parce que, derrière elle, je reconnais la rue avec le petit parc qui la borde - quoi, même pas deux-cent mètres carrés, mais qui m'ont frappé car, la seule fois où j’ai été voir Louis, des jardiniers travaillaient avec des machines à moteurs hyper-puissantes. A Vinneuf, le village entier se serait écrasé de rire, à voir des quatre pantins en vert d'Omnium d'Agriculture dans ce minuscule fond, où l'on ne peut pas déplacer sa fesse sans cogner la tête de l'autre. En me réveillant, très inquiète soudain que l'on cherche à me prendre ce qui m'appartient de droit - bref, soudain angoissée pour mon mariage -, je décide d'effectuer une visite-surprise à mon mari...
Cela tombe bien, je ne travaille pas aujourd'hui. Je prends ma Polo, attache Arthur dans son siège derrière et m'enfonce dans Paris. Là, ce n'est pas le Vingtième arrondissement, mais le Cinquième ! C'est chic de chez chic, ce ne sont partout qu'hôtels particuliers, universités, cafés de luxe, grands couturiers.... Je me perds place du Panthéon, me retrouve boulevard Saint-Germain qui, pour mon malheur, est à sens unique. Je ne sais comment, au pire de mon égarement, je réalise que je suis arrivée exactement devant la librairie au-dessus de laquelle est la succession d'étages où travaille Louis. Comme la cour est ouverte, je m'y gare, entre une Jaguar et une BMW. Je monte, avec Arthur dans les bras : les locaux, les gens dedans, tout m’intimide... Nous parvenons enfin dans l’enfilade de bureaux où se trouve le service de Louis. Et là ! Je tombe nez-à-nez avec la fille de mon rêve : la fameuse androgyne timide et ultra-jolie ! Je ne te dis pas le « O » que fait ma bouche. Je découvre ainsi que j'ai rêvé de quelqu'un que je ne connaissais ni du volailler-ni de ses poulets. Me voici devant la personne en vrai !!

Au fond, cela ressemble aux rêves que m'envoie mon Goblieu, mais au lieu de parler magouilles et Sainte-Goblieux, de m'envoyer vers Césario pour qu'il me prête du pèze, ce qui fait que j'ai fini par baiser avec lui, ce sont des rêves plus gentils, très doux - presque niais, en fait. Dans ces rêves, au lieu de te perdre dans une banlieue de cauchemar et de ne jamais revenir chez toi, tu te perds dans un Paris de luxe - et tu te retrouves exactement là où il fallait que tu sois !

C'est Aphrodyte (nom de l'androgyne) qui me dit où trouver Louis : je m'apprête à y aller quand, soudain, c’est la ruée sur Arthur – deux ans et demi tous ronds. Toutes les filles veulent lui faire la bise, mon bébé émerveille chacun, ici - tant il est beau, joyeux, rigolant à tout va, qu'il sent bon. Ici, il n'y a que des filles, d'ailleurs - mis à part deux mecs, mais plutôt moches. Et elles m’embrassent mon Petit, et elles se le repassent de bras en bras. Au final, Arthur se dégage et comme le couloir, immense, l'enthousiasme, il se met en courir tout au long en riant. C’est ainsi qu’il arrive devant le bureau de Louis, qui fait un « O » de la bouche quand il l’aperçoit. Puis il me voit arriver. « L’androgyne », quant à elle, revient à son tour et s’assied en face de mon mari. Je vois que l'Aphrodyte me regarde par en-dessous et qu’elle n’a pas l’air contente. Louis lui dit alors qu’il prend son après-midi. Nous allons nous acheter des pâtisseries, que nous mangeons au jardin du Luxembourg, assis sur l’herbe, au soleil. Bien sûr, Arthur veut louer un bateau à voile orange sur un bassin tout rond devant un palais magnifique, avec des canards.

Au retour, je demande à Louis comment il fait pour ne pas être tenté par Aphrodyte. Ils ont fait la même école, ont suivi les cours de La Sorbonne de littérature en catimini parce que les matières de leur école de super-bourges les emmerdaient. Ils sont du même monde, font la même chose et elle est aussi une fan de peintures - sur le mur derrière elle, elle en a punaisé tant et tant qu'on croirait une de ces galeries d'art qu'il y a partout dans le quartier, et qui m'endorment rien qu'à les regarder tant elles n'ont rien à me dire. Il y a aussi des portraits d'écrivains, qui me voient sans me regarder.
Et voici ce qu’il répond :
« - Oui, je sais, elle voulait, mais je suis marié. Je lui ai dit que ce n’était pas possible et elle s’est trouvée un copain. »
« - C’est sûr que tu es trop mignon, alors… »
« - C'est peut-être pour ça, mais pas que : elle me trouve hyper-timide avec les femmes, et elle a assez peur des mecs. Du coup je la rassure et c’est comme ça qu’elle est tombée amoureuse. Elle ne me l’a pas dit, mais je l’ai entendu en parler avec une collègue. »
« - Voilà : tu as peur des femmes et elle des mecs, du coup vous allez bien ensemble. »
« - Tu n’aurais pas été là, et Arthur, c’est certain, je serais allé avec d’elle. Mais être à l'origine d'une telle catastrophe, c'est certain que je n'aurais pas pu me regarder en face. »
Comme mes capteurs sont à mille à l’heure, je sens du regret chez Louis. Oui, il est un peu amoureux, celui-là. C’est certain. Mais là, comprends bien, P'tite Gueule, il augmente ma honte sans le vouloir : tandis que je m'envoyais en l'air avec Césario, lui était recto. La soirée se passe bien. Je suis calme. Je me dis que, finalement, l'idée de nos trois mois d’essai n'était pas stupide.

Quelques jours après, je fais part de mon rêve à Louis.
En voici ce qu'il me répond !
« - Quand tu m'as quitté, je ne cessais de faire des rêves de toi avec d'autres mecs... J'ai vécu un cauchemar. Ensuite, ce que tu m'as dit de ta vie olé-olé m'a convaincu qu'ils exprimaient une certaine part de réalité... Mon problème c'est que je n'arrivais pas à les faire cesser : le lien restait, je n'y comprenais rien… Il m'a donc semblé que je devais mettre ça au clair et te revoir. »
« - Mais tu ne t'es pas dit que tu devenais dingo… ? »
« - Eh bien, curieusement, non… Ce que tu m'as dis de ta vie à Rennes m'a conforté dans ce sens...»
Puis il se taît un peu et reprend :
« - J'en ai parlé à Avicennes... Il possède une énorme expérience de tout cela, il s'est formé en Inde, a connu tout le milieu ésotérique mondial, a été l'un de ceux qui ont introduit la sophrologie en France, il a expérimenté des pratiques qui créent des états modifiés de conscience... Et franchement, à la seconde où il m'a vu, il savait tout de moi ! »
« - Mais de moi aussi ? »
« - C’est à dire que tu n'es pas sa patiente... Ce serait indiscret de sa part… »
« - J'aurais l'impression d'être comme violée, moi… »
« - Ca marche dans les deux sens : au cours d'une séance de sophrologie, en détente profonde, j'ai vu se dessiner en moi un paysages de montagnes... Il me semblait que c'était les Alpes… »
« - Mais alors ? »
« - C’était là où il devait partir de lendemain : ils ont un chalet près de Chamonix, figures-toi. »
« - C’est fort… »
« - Fort je sais pas... Il dit que j'ai un don, qu'il devrait grandir : en attendant, je vois que dalle et surtout j'en vois pas l'intérêt : si c'est pour voir tes ex s'envoyer en l'air, merci bien ! »
Je brûle d'envie de lui parler de mon Goblieu mais, soudain, l'angoisse qui me prend est si forte que je comprends que je ne dois rien dire. Je cherche une autre question...
« - Mais que dit-il de moi, Avicennes ? »
« - Il ne se permettrait pas de te critiquer. Pour tes colères, il dit que tu as choisi un métier trop dur sur le plan nerveux. Il faut que tu te défoules et c'est sur moi que ça tombe, hélas. Il est embêté pour moi, mais aussi pour toi... Il dit que je devrais devenir plus matérialiste et toi un peu moins... »

Ce n'est donc pas du tout ce que je croyais. Que l'on me voit à distance, sachant que cela est possible puisque cela vient de m'arriver, cela pourrait me gêner, puisque j'ai toujours plusieurs vérités selon les interlocuteurs et les circonstances... Mais, sur le moment, P'tite Gueule, comme je viens de vivre ce genre d'épisode, cela me paraît aussi naturel qu'à Louis. D'autant que, et lui-même le dit, ce n'est guère fréquent ! Les Lathérèse ne sont pas une famille à croire à Dieu, à l'étrange et à la transmission de pensées ! Certes, il y Mémé et ses Goblieux.... Certes, je parle tout le temps dans sa tête à mon propre Goblieu... Que veux-tu, P'tite Gueule, malgré cela, je suis et je reste matérialiste !

Mais je fais un deuxième rêve. J'y suis un bébé que l’on abandonne : pourquoi Maman me quitte-elle ? Je suis persuadé que cela est pour toujours, puisque je n’ai pas la notion du temps. Il y a là bien une femme qui rappelle un peu ma mère mais, quand je pleure, au lieu de me prendre dans ses bras, elle me met dans une pièce isolée, à l'écart. Je me réveille en larmes, cherche désespéremment le corps de Louis. Mais il n'est pas là...

Je sors de ma chambre. Tout doucement, je vais vers là où il dort, sur le plancher du salon - une grosse couverture dessous, une dessus, la tête sur un gros oreiller. Celle-ci est tournée à droite, vers la rue. Je me déplace pour mieux le regarder : le lampadaire orange, qui filtre par les persiennes, lui fait des raies sur le visage. Qu’il est mignon !
Je vais ensuite voir Arthur dans sa chambre bleue, où Louis a peint une végétation tropicale « naïve ». Il est éclairé par sa petite loupiote et dort de tout son cœur. Je ne me sens pas comme d’habitude, tu vois, P'tite Gueule. Je ne comprends pas comment tu peux être si paisible quand tu dors et pourquoi, éveillé, tu parts en engueulades. Je me sens « responsable », soudain : dans ma tête, au lieu d’avoir toutes ces idées qui sortent en mots catastrophiques, j’ai à présent les idées bien enchaînées, et ce dans une même direction - je suis si calme que mon esprit me rappelle la mer des soirs d'été à Port Dumac, avec la petite musique des vagues sur le sable mouillé.

Le lendemain, j'ai Dispensaire. Arrivée, je vais direct à mon fauteuil. Ce jour-là, j’ai Jennifer comme assistante - les assistantes tournant entre les dentistes. Mais j’ai rendez-vous avec Césario au Sofitel à midi quinze : je n’en ai pas envie. Comment faire ? Je demande à Jenny de l’appeler pour lui proposer une pizzéria tous les trois, de manière à annuler notre récréation corporelle. Jenny revient :
« - Pat’, Césario veut savoir si tu le remplaces toujours demain après-midi à son propre cabinet ? »
« - Dis-lui que oui, il n’y a rien de changé. »

Au déjeuner, le hasard veut qu’il soit en face de nous deux et devant moi.
L’air de rien, il me fait du pied. Quant à Jenny, elle perd sa serviette volontairement, afin de regarder sous la table : je suis certaine qu’elle cherche à vérifier s’il n’y a pas eu de changement. Comme elle est tout autant l’amie de Césario que son assistante, cela risquerait de la mettre dans les complications si nous devions nous heurter, lui et moi. En ressortant, Césario me propose de venir demain midi à son cabinet, qui est à dix minutes de voiture - mais de l’autre côté du Périphérique. Je vois bien que Jennifer est très attentive à ce que je vais répondre. En effet, je suis parfaitement libre entre midi et deux pour faire des galipettes - même sur un lit dont les draps ne sont changés que lorsque la femme de ménage, une grosse black du quartier, n'oublie pas de venir. Et ce d'autant, qu'après, je continue le travail, à son cabinet qui est dans une partie de l'appartement, où je bouche des trous dentaires tandis que lui va les boucher au Dispensaire - je te le rappelle au cas où, P'tite Gueule, je fais des remplacements chez Césario depuis le fameux prêt remboursable en restaus et Sofitels. Je réponds qu'hélas je ne pourrais venir à midi, devant aller chercher Arthur... Et c'est ainsi, jour après jour, semaine après semaine : Louis étant remonté en grâce dans ma tête, mon corps ne veut plus de Césario.

Césario mis sur la touche, sachant qu'il n'y revient pas, semble se satisfaire de ne plus pouvoir me toucher que du regard et non des mains, tout devient simple et limpide. Quant aux suggestions d’Heinrich, de Paulo et d’Andrée, je les écarte. Ce qui me gêne, en fait, ce n'est pas tant ce qu’ils me proposaient, mais c’était plutôt la manière de faire d’Heinrich : tu vois, P'tite Gueule, c’est un peu comme s'il voulait diriger ma vie, selon ses intérêts - lesquels je ne perçois pas vraiment, et surtout ce qu'ils m'apporteraient.... Quant à Paulo, avec sa façon de faire autoritaire, en gendarme habitué à être obéi, il me traite trop en petite soeur. Mon Goblieu fait une courte apparition pour me dire :
« - Es-tu sûre de ne pas te tromper sur Heinrich Schmidt ? »
Tiens, je croyais qu'il s'appelait Graff.

Sur la table du salon, Quand les parents divorcent n'a pas bougé depuis que Louis l'a apporté. Je le pose sur ma table de nuit, pour tenter de le lire - mais je sens que je ne le ferais jamais, tant ce genre de bouquin m'emmerde. Qu'aurait fait Louis à ma place ? Ah, je sais : il aurait dit que le garder, à partir du moment où l'on se donnait une chance de rester ensemble, porterait malheur.
« - Il a raison, fous-le à la poubelle », me dit mon Goblieu.
Je le jette donc à la poubelle.

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