Chapitre 24 : La cheftaine monte son club
Quelques jours passent, calmes.
Sur le front Césario, je vais bien sûr pas dire non aux remplacements chez lui : mais je commence à regarder côté Dentiste-chef s’il n’y a pas des vacations disponibles au Dispensaire. Hélas, depuis qu’elle nous a vu au parking, Césario et moi, alors que nous faisons l'amour sur le capot de sa Volvo Breack, elle n'est plus cool. Bref, elle m’envoie bouler. Mais, soudain, un jour, elle me fait :
« - Patricia, est-ce que ça vous direz de déjeuner Chez Léon ? »
Oh que oui : comme il faut prendre la voiture, suivre l’autoroute du Nord jusqu’à la prochaine bretelle, il n'y a aucune chance que nous soyions entendues là-bas par les gens du Dispensaire - mais ils ne se privent pas de nous regarder quand nous embarquons dans son auto. Je remarque qu'elle a des pognes énormes, des « serres de vigneron » - l'on aurait dit au pays. Il est peu étonnant qu’elle n’arrive à mener ses soins jusqu’au bout. Je comprends pourquoi elle s’est rabattue sur Dentiste-chef, la paperasse et nos notes individuelles. Celles-ci, justement, lui prennent bien un mois, chaque décembre, à décider si elle nous met 18,9/20 au lieu de 18,75 - sachant que, là-dessus, on joue nos augmentations annuelles et nos points de retraites. C’est ainsi, par exemple, à la suite d’une bourde de Jenny, ma belle-mère avait obtenu qu’elle n’ait qu’un 18,70. Du coup, scandale, la Dentiste-chef s’était trouvée convoquée par le Maire : et avait été obligée de lui remettre 18,9. Quand la Chef passe, fiches à la main, je mets toujours dans la case de Jenny : 20/20. Ainsi que pour toutes les assistantes. Si le fallait, je leur mettrais 30, J'écrirais qu'un édenté a toutes ses dents, que l'on a jamais vu un chewing-gum coller au macadam ou aux molaires du fond...
Au restaurant, ma Chef n’y va pas par quatre chemins. Ah, le grand cheval maléfique !
« - Je ne suis pas dupe de vos tentatives amicales, Patricia. Je suis prête à passer là-dessus. Il faut que je sache ce que la bande à Césario dit dans mon dos, et il n’y que vous qui puissiez me le dire. Donc, moi, je tairai ce que je sais sur vous - notamment vis-à-vis de la mère de votre mari -, mais vous vous me direz tout ce que vous savez. »
Mais pourquoi est-ce si important ? Mais OK-d’ac. Et moi de lui déballer tout ce que je sais. Suffoquée qu’elle est, la chef, autant qu’Andrée au déjeuner Chez Françoise. Surtout quand arrive le moment où lui énonce les surnoms que nous lui avons collé - Il ne faut pas que je rie, vue la personne humiliée qu’elle est. Je connais bien ça, pour ma part.
Mais c'est vraiment Césario qu’elle a dans le blair.
« - Vous assurez ses remplacements le mercredi après-midi à son cabinet, plus le jeudi après-midi, n’est-ce pas ? »
Mais comment le sait-elle ?
« - Bon, puisque votre silence me le confirme... Vous allez relever les noms de tous ses patients et me les transmettre. Ne me mettez pas le papier dans mon casier-courrier, vous me les mettrez dans une enveloppe blanche et vous me la glisserez par la vitre de ma voiture, côté conducteur - ça vous rappellera de bons souvenirs. Je la laisserai un peu ouverte pour ça. Disons dans quinze jours ? »
Aussitôt, je tope là. Pas besoin qu’elle m’en dise plus : ma belle-mère m’a appris que Césario prenait des patients au Dispensaire pour les mettre dans sa clientèle privée. Pour ma part, je ne l’avais pas remarqué, je pensais que c'était plutôt de la médisance. Mais bon, c’est forcément vrai, j'en ai la confirmation. Et je soupçonne Césario d'avoir augmenté la cadence en me donnant, soi-disant pour m'arranger, deux après-midis... L'enfoiré ! C'est du Césario tout craché, ça.
Dès mon retour au Dispensaire, Jenny ferme toutes les portes :
« - Qu’est-ce qu’elle t’a dit Gros-cul ? »
« - Bordel de merde : Broute-Cachous veut me coller un 18,70. Elle m’a prévenu que je devais faire plus de soins. »
« - Oh l'haleine de poney ! Combien ? »
« - Vingt ! »
« - Mais ce percheron asmathique n'a jamais dépassé les sept : je sais, je l’assistais. Des fois, c’est moi qui passais la roulette. »
« - Mais comment elle a fait pour devenir Dentiste-chef ? »
« - Tu savais pas ? Mussolinette est mariée à Notes de Frais, l’ancien Maire. »
Bordel : je débarque, moi !
Une semaine après, je glisse ma lettre dans la voiture de la Dentiste-Chef. Tous les patients de Césario y sont, rangés en défilé militaire, par ordre alphabétique, hommes à gauche, femmes et enfants à droite. Chez Léon, où nous nous rendons séparément pour ne plus faire jaser, elle me dit :
« - Et si, par malheur, ce pauvre Césario ne pouvait plus exercer au Centre, parce que le Conseil de L'Odre le condamnait, je vous avantagerai bien entendu dans la redistribution de ses vacations... »
Nous sommes sur ces entrefaites professionnels, et déjà à près de trois mois de notre période d’essai de rattrapage, Louis et moi, quand j’apprends le jeudi soir que mon frère et Lamaï (sa femme, la Thaïlandaise) passent à Paris : de joie, je les invite chez nous, avec leur bébé adorable, pour tout le week-end !
Je n’en peux plus, tellement je suis contente.
J’attends Louis avec impatience, car je sais qu’il s’entend bien avec mon frère, qu’il a connu par moi à mes dix-huit ans. Mais voici qu’au lieu de cela, il pâlit et fait la gueule :
« - Ah, j’ai pas voulu te le dire, mais quand Patrick est venu passer une semaine ici, en fait je faisais tout : il n’a jamais lavé une assiette. Je m’attendais à pouvoir discuter avec lui, comme lorsque nous étions jeunes. On parlait philo, éco, tout quoi. Là en fait je découvre qu’il ne s’intéresse plus à rien. Nous avons passé toutes nos soirées devant la télé, puis il est reparti sans un ‘‘ merci ’’. »
Voilà que la honte me submerge. Ils arrivent le lendemain, un samedi, de l'aéroport Charles-de-Gaulle. Alors qu’ils font entrer leurs bagages dans le hall, je sens Louis venir par derrière. Il est habillé et tient un sac à la main.
« - Bonjour tout le monde, je ne fais que passer. Je passe le week-end à Vinneuf, chez ma grand-mère. Il y a près de deux ans que je ne l’ai pas vue. »
Et hop il est parti, presque gambadant dans l’escalier.
Lamaï, qui est tellement gentille, est scandalisée :
« - Oh, alors ça », fait-elle dans son français parfait.
Elle me regarde comme pour me dire : « Maintenant je sais ce que tu vis avec celui-là ! »
Et cela me fait le coup d’Andrée, quand on lui a appris pour sa « maltraitance psychologique ». Je me vois soudain à travers les yeux des autres, surtout d'une autre, et cette autre n’est pas n’importe qui. Il s'agit de quelqu'un qui, justement, ne jugerait personne : Lamaï. C’est d'ailleurs pour cette raison que je me sens si bien avec elle.
Je ne résiste pas au choc, les larmes me montent aux yeux.
« - C’est un affront ! Si tu le quittes, on ne te le reprochera pas », prononce mon frère.
Lamaï ne dit rien, trop polie. Mais je constate qu’elle le pense aussi.
Le dimanche soir, après qu’ils soient repartis, Louis rentre de Vinneuf exactement au moment du dîner d'Arthur : mais c’est moi qui lui fait à manger. Je lui en veux aussi de ne pas m'avoir prévenu de l'heure de son retour : car, alors qu'il n'était pas encore revenu et, à l'instant même où mon frère, sa femme et leur bébé quittaient l'appartement, l'angoisse que j'éprouve à rester seule avec mon fils était revenue - avec une puissance que je ne lui avais jamais connue. Mais, néanmoins, il n'est pas question que je laisse Louis faire dîner Arthur - ce serait avouer que j'ai besoin de lui, que l'angoisse est la plus forte, que je dois, même pour un court instant, laisser ce qui m'appartient... Mon fils !
Je ne dis donc rien. Lui non plus.
A la fin de son propre repas, il ouvre la poubelle pour y jeter ses restes. Soudain, il pose son assiette, se penche et en sort un livre, d'où tombent des épluchures :
« - Mais tu as mis à la poubelle Quand les parents divorcent ! Tu te fiches vraiment comme d’une guigne du bien-être de Arthur. »
Cela allait avoir des conséquences à proprement parler inouïes.
Annotations
Versions