Chapitre 25 : Les merveilles de Montmartre
Le mardi après-midi, au travail, Jenny me dit que mon avocat vient d’appeler.
Louis a lancé la guerre ! L'instant ne pouvait être mieux choisi : lorsque je suis au travail. Il sait bien que ce foutu job me met sur les nerfs, avec ces saloperies de petites opérations à répéter tout au long de la journée, le nez dans des haleines les plus purinées les unes que les autres.
Imagine, P'tite Gueule, la grosse dose d’angoisse qui vient de m’être injectée.
À la pause, je rappelle mon avocat. Si je n'étais sûre qu'il soit aussi bon - car il m'a été conseillé par Césario -, je serais encore plus dans des brodequins en ferraille épointée.
« - Ah, Madame Lecourtois... Vous avez un gros problème. J’ai entre les mains une reconnaissance de dette et son débiteur réclame son paiement immédiat ! »
« - Quoi, hein quoi ! Mais j’ai jamais reconnu de dettes, moi. Mais c’est qui ? Les Impôts, voilà, j’ai oublié les Impôts. Ça m’arrive des fois. »
« - Non, il s’agit de Césario Escarpito. »
« - Césario… ? Ça doit être une erreur… »
« - Pas du tout : je me targue tout de même de connaître un peu mon métier. Vous lui devez plus de quinze-mille Francs. Avec une année d'intérêts, cela vous fait en tout dix-sept mille cent soixante dix sept Francs. Vous avez dépassé l'échéance de remboursement de plus de deux mois aujourd'hui... »
Là, je commence à me rappeler…
Oui, c’est moi qui avait tenu à faire un papier à Césario, eh oui peut-être de quinze-mille Francs et non de dix-mille. « Pour arrondir et afin que tu puisses rembourser Benjamin », avait-il dit lui-même : mais attends, P'tite Gueule, c’est lui qui avait insisté pour me donner cinq-mille de plus ! Je m’en souviens bien. Ah le traître. Penses-tu, je n'ai pas dit non. J'avais écrit ma reconnaissance de dette sur une bout de nappe en papier tâché, en rigolant, sous sa dictée.
Je réfléchis à toute allure... Mais si, j'ai remboursé ! Et c'est du béton !
Je lance à son avocat, qui est aussi mon avocat - je le lui rappelle, au passage - :
« - J’ai tout remboursé en déjeuners, au moins vingt fois, et à chaque fois dans les quatre cent Francs… Il doit bien y en avoir pour huit mille Balles… Plus tous les Sofitels : chaque fois c’est quatre cent Francs la chambre... Ca doit bien monter à... dix mille Balles. Oh, tant que ça ? oh la vache de chez la vache, je ne m'en étais pas aperçue, moi... la conne... Ils doivent avoir gardé ça au Sofitel, je peux leur demander un papier… »
« - Pouvez-vous prouver que c’est la forme de remboursement que vous avez choisie ensemble, de concert et sans ambiguités ? Pour ma part, tant dans ma pratique que celle de mes collègues, je n'ai jamais vu rien de tel : une dette, c'est du numéraire, on ne rembourse jamais en restaurants ou en chambres d'hôtels. Pourquoi pas en tranches de lard, en timbres et en tickets de métro ? Ou en bouillons Kub ? »
Mais pourquoi donne-t-il ces exemples, ce costumé à cravate ? Il n'était pas avec nous Chez Françoise ? Ou serait-il alors, aussi, un ancien villagier, mais de Corse ?
« - C’était parole dite-parole tenue, comme on disait chez moi à Vinneuf. J’allais pas demander un reçu à chaque fois, ç’aurait fait pute, imaginez… »
« - Hélas, ça ne vaut pas grand-chose, pour ne ne pas dire rien : je vous conseille de trouver un règlement amiable avec Monsieur Escarpito, sinon un huissier va sonner à votre porte… »
L'avocat raccroche : j'en tremble tellement que je dois arrêter ma journée de travail et rentrer. Je suis incapable de tenir même un miroir dentaire.
Quand Louis revient avec Arthur, le soir, il ne vient même pas dans ma chambre demander pourquoi je ne sors pas. Je pourrais être en train de crever, il s’en fout ! Je les entends : jeux, dîner, re-jeux, histoire avant le lit, re-histoire devant le lit, appel du P'tiet plusieurs fois, re-appels, ça n’en finit pas. Enfin, la télé s’allume : dans deux heures Louis éteindra la lumière du salon. Il n’est même pas venu une fois me voir !
Tout pour Arthur, rien pour moi. Un jour, il me le paiera !
Je ne cesse de penser au lendemain : je dois aller faire mon remplacement au cabinet de Césario, à treize heures trente. Nous avions confirmé cela hier matin - justement. Il était plutôt froid, mais bon, pas plus que depuis un mois. Qu’est-ce-que je peux faire ? Je n’ai pas un rond : on est le vingt, je suis déjà à découvert. Je te le dis, P'tite Gueule : jamais je n’ai été plus basse dans le moral. C’est comme si toute ma vie me revenait en fronde, direct dans le front. Et je peux pas appeler Andrée : si Louis décrochait pour écouter ? Un moment l'idée me vient de demander de l'argent à Heinrich... mon Goblieu dit même : « Pourquoi pas ? »... Puis je rejette l'idée... Je suis seule de chez seule, je te le dis, P'tite Gueule. Naïve comme une grivette. Conne, conne, conne.
Je ne dors pas de la nuit. Le matin, comme je suis pas en état de m’occuper d'Arthur, je l’amène à Christine - sitôt Louis parti - : elle est étonnée, mais je me fous bien de ce qu’elle peut penser. Deux heures passent dans les tremblements. J'ai beau prendre un Lexomil entier, le médoc ne change rien à l'affaire. Et je ne peux téléphoner à Andrée, qui doit être en train de faire visiter ses monuments historiques du Mans. Dix heure, onze heures, onze heures trente, onze heures trente-deux : je n'y tiens plus.
Je fonce à mille à l'heure chez Césario.
Son cabinet, qui est aussi son appart, est dans un vieil immeuble minable du Vingtième arrondissement, dans une rue minable. Derrière, la butte Montmartre monte, presque verticale, avec des immeubles qui ressemblent à des falaises de plus en plus hautes - sauf que ça ne sent pas les embruns. Devant l'entrée, il y a toujours les mêmes types, des dealers d'héro, d'amphét et de cocaïne - plus un ou deux macs, qui se la jouent beaux mecs. Césario se fournit de temps en temps en amphét ou en coke, lorsqu'il est fatigué, et Ils me connaissent de vue pour être sa bonne amie. Pourtant, quand je passe, ce ne sont que propositions, que je rejette en souriant - mais aujourd'hui, c'est visage fermé, malgré leurs clameurs d'admiration. Je croise dans l’escalier sa dernière patiente. À croire qu’il ne soigne que des femmes, çui-là ! Le Don Juan de la roulette, le pauvre con. Le niaiseux. Il va voir de quoi je suis cap’. Je sonne. Il ouvre.
Je pousse la porte à toute volée, j’entre et j’hurle :
« - J’ai eu mon avocat hier après-midi, au Dispensaire en plus ! Il m’a dit que tu vas me poursuivre pour remboursement du fric que je te devrais encore - soi-disant. C’était entendu : je remboursais en restaus + Sofitels !! Cherches-moi, tu vas me trouver ! »
« - Ah, il t’a appelé… »
« - J’attends des explications !! »
Là il se met à hurler :
« - Ouais, c’est exactement ça ! Sale petite conne, tes fringues quinze-mille Balles qu’elles m’ont coûté. Je vais pas t’entretenir à la place de ton mari. J'vais pas rembourser ta dette à son frangin à sa place !! Qu’est-ce que tu croyais, que tu pouvais me berner comme ça ?? Entretenue ! Les restaus et les Sofitels, t’en profitais autant qu'moi, d’ailleurs c’est toi qui en redemandait sans cesse. Sale petite pute, ouais, tu m'dois quinze-mille Balles et tu vas me rembourser ! Ah non, tu vas pas continuer à te la jouer pimbêche ! Genre je suis fidèle maintenant, avec ton air d’innocente. Ah l’ingénue ! Attends, attends, tu veux que j’aille le trouver, ton soi-disant mari, cette rognure l'ongle ! Qu’est-ce tu veux que ça me foute qu’il te colle un divorce au cul pour faute ?? Je peux même lui donner une attestation avec détails. »
Sûre de Chez-sûre que Césario est capable d'aller trouver Louis !
Et je sais parfaitement qu’il est capable de le tabasser si le ton monte. Et ce que je sais, c'est que le ton montera !! Alors là, toi, qu’est-ce que tu ferais ! Louis n’est même pas une plume. il est un duvet, côté muscles. De sa vie, il n'a jamais donné un coup, même de règle, à quiconque. Alors, que ferais-tu, toi, P'tite Gueule ? Tu te retrouverais à devoir te défendre, à devoir même protéger ton Psycho de mari ! Et, pour cela, tu mettrais direct ton Goblieu aux commandes !
J’attrape Césario par le haut de sa blouse blanche crasseuse de célibataire et, des deux mains, je le tire vers moi pour lui coller ma bouche sur la sienne. Ben, tu penseras ce que tu veux, mais je m’éclate comme jamais contre cette porte, où il me balance à grands coups - et d’ailleurs lui aussi, criant presque aussi fort que moi. Je ne te dis pas comment nous résonnons dans la cage d’escalier, derrière ! À la fin on finit par terre, à moitié déshabillés. Mon ensemble Channel est complètement défait, ma veste déchirée à l’épaule. Tu imagines bien que je ne m'étais pas présentée à lui en sweat noir à capuche et baskets. Tu penses bien ! J’avais soigneusement mis autour de mon cou le ruban noir avec le rond en laiton doré qui pend devant, celui qu’il m’avait offert, où il adore mettre deux doigts pour m’attirer à lui - car, quand on le fait, c’est limite SM.
Pour être franche, quand il m’avait ouvert la porte, à ses yeux, j’avais tout de suite compris qu’il avait fait tout ça pour un seul truc : tu devines bien lequel.
Je lui dis :
« - Maintenant tu rends la reconnaissance de dette ! »
Et là ce putois hésite ! Mon Goblieu me tourne alors le visage vers mon sac à main, qui s’est répandu par terre : mes ciseaux à ongles brillent de tous leurs feux sur le parquet tâché ! Je vois la pointe rentrer dans l'un de ses yeux...
« - Non, quand même pas ! », je fais à mon Goblieu.
« - Ah, tu vois, j’en étais sûr ! », se réjouit Césario.
« - Ta gueule toi, c’est pas à toi que je causais ! »
Yeux ronds de mon bonhomme.
Je suis assise au-dessus de lui, mon chemisier ouvert, d’où s’échappent mes seins : et tu sais que je les ai jolis, ni trop lourds, ni trop plat, exactement la bonne taille. Et ce jour mes têtons sont retroussés par le froid du vestibule. Ou est-ce parce que que je les aide un peu en les tripotant, comme par tic nerveux ? Je ne me souviens plus trop bien.
« - Si tu le fais pas, OK j’irais voir Louis pour tout lui dire moi-même. Et jamais plus tu pourras me baiser. Jamais plus je m’éclaterai comme ça, non plus ! OK, j’en trouverai un autre. »
Histoire de le rassurer que, la reconnaissance de dette passée de ses mains aux miennes, on reprendrait illico les vieilles habitudes.
« - Tu m’épates, toi ! OK, je vais te la chercher. »
Je le laisse se dégager et il revient avec le papier : j’hallucine d’avoir écrit ça !
La gamine de chez la gamine. Même le papier dans les mains, pour te le dire franchement, je suis encore pas bien sûre que ça ne sent pas l’entourloupage - connaissant mon dentiste. Mais bien sûr : il en fait une photocopie pour notre avocat !! Je la vois dans ma tête. Tout comme Louis voyait le chalet d'Avicennes devant la montagne !
« - OK. Mais tu me fais un autre papier selon lequel tu déclares que je ne te dois plus rien. Et en cadeau de retrouvailles je te fais la meilleure pipe de ta vie, ici même et tout de suite ! »
Le trois-pièces-cuisine de Césario monte illico au garde à vous !
Il fait le papier et je fais ce que j’ai dit.
Il y a des promesses que j'aime bien tenir.
Quant à Louis - et même Arthur -, ils ne perdent rien pour attendre !
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