Chapitre 30 : Patricia, femme d'affaires

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« - On ne doit pas vendre notre appartement ! », me fait un soir de février Louis.
« - Malgré mon départ, cela se passe relativement bien pour Arthur, car on l'a maintenu dans une structure familiale. Même chez toi, je le couche chaque soir... Donc je te pose la question : si on vend cet appartement, tu vas aller où ? Tu vas louer quelque chose dans le quartier ? »
« - Charentonneau, ce trou où nous habitons, est trop loin du Périphérique ! Pour traverser le Bois chaque matin je mets facilement une demi-heure, ce qui fait que j'arrive toujours en retard le matin... »
Louis pince les lèvres :
« - C'est absolument faux... »

Celui-là, il n'est pas le père d'Andrée, il ne va pas m'obliger à manger les croûtes de son fromage, sous prétexte que je lui coûte trop cher. Mon Goblieu est hors de lui.
Pour mettre Louis en colère, je dis, sardonique et menton levé :
« - J'irais habiter Saint-Mandé ! Na ! Que tu le veuilles ou non... »
« - Donc ça veux dire changer le petit d'école, le changer de nounou, qu'il me verra moins car c'est trop cher là-bas pour moi, que cela sera compliqué pour lui de voir ses grands-parents... Tu vas te retrouver un soir sur deux à devoir le gérer seule. Il a l’habitude de se baigner en jouant, de jouer une heure, de dîner, ensuite d'entendre une histoire avant le lit, puis une histoire dedans. Puis, après, il y a le cérémonial où il me fait revenir... Pendant tout ce temps, toi, tu es aux abonnées absentes.
Oh, je me trompe ! Oui, en effet, je crois bien me souvenir, tu as joué une fois dans ta vie avec lui, et t’as arrêté au bout de dix minutes...
Je ne comprends rien du tout : pourquoi, puisqu'il semble comme un poids mort pour toi, ne pas aller vivre ta vie de ton côté, sans lui ?? Et ne te dis pas cela parce que je te le dispute - même si je me figure bien que, dans ta dinguerie, tu dois le penser. »
Je lui ricane au nez, supérieure :
« - Il y a longtemps que je supporte plus tes simagrées du coucher : mais mon pauvre Louis, toi qui parle de ce que tout le monde dirait de moi, eh ben tout le monde dit que t’en fais trop ! »
Il part en claquant la porte.

Evidemment, je ne lui dis rien de l'angoisse que j'éprouve à être seule avec Arthur.
Je suis sa mère, il n'aura jamais mon fils pour lui seul. Et, celui-là, je supporte de moins en moins la préférence qu'il éprouve pour ce pauvre Louis : il ne faut pas me rendre jalouse car, alors, mes pensées s'organisent - en mode automatique - sur la manière dont je vais pouvoir me venger. Et que tu aies un an ou trente, rien ne change à l'affaire.

Trois jours plus tard, Louis revient à la charge :
« - Étant donné que je paye le loyer de mon studio, je ne peux pas payer en plus le remboursement de l'appart que tu es seule à occuper… »
« - Je ne t'ai pas forcé à partir. »
Après un silence, il fait :
« - Il n'y a que toi pour inventer ce conte. Tiens, dis-mois que c'est la vérité. Dis-moi : '' La réalité, Louis, est que tu es parti de ton plein gré '' ?? »
Je ne dis rien et souris. Il reprend sa rengaine :
« - D'accord... Est-ce que tu sais où est la réalité ? Te rends-tu aussi compte combien c’était grave le coup de la digitaline ?? Est-ce que tu captes, dans ton univers parallèle... ? Mais peut-être ne sait-tu pas encore comment cela marche chez les humains ? Dans cette espèce, une mère est censée aimer ses petits... Oups, autant pour moi : l'amour, tu connais pas ce concept... Mais peut-être peux-tu suivre la recette, juste comme un robot : je peux te la détailler dans ton journal intime... D'ailleurs, où est-il, ce coffre-fort en papier de sado-maso ? Tu l'as caché chez Jennifer, j'en suis certain... »
« - Quant à être une meilleure mère que toi, saches que je ne suis pas plus idiote que toi... »
« - C’est drôle : tu sembles ailleurs. Tu es shootée ? Tu fumes du cannabis ? »
Il a pris un ton doux. Que c’est curieux. C'est alors que mon Goblieu me dit de lui demander, car je n'en avais pas eu l'idée :
« - Y a-t-il des acheteurs pour l'appartement ? »
« - Aucun : les prix du mètre carré sont en train de baisser. Le vendeur dit que nous l'avons mis trop cher. Mais je ne baisserai pas son prix... Puisque nous en sommes copropriétaires, je dois donner mon accord à l'agence. Donc seule tu ne pourras pas le faire. »

Vu son salaire, il finira bien par le baisser et on le vendra : je le lui prendrai, son blé, à ce pauvre p'tiet, et je le transférerai de sa soi-disante réalité à mon monde parallèle. Oui, il finira par entrer dans les mondes des choses vraies selon ma vérité personnelle ! En outre, depuis quelques temps, j'entends de moins en moins de gens qui ne sont pas de mon avis... Que cela est drôle ! On dirait que leurs croyances s'effacent d'elles-mêmes pour laisser mon monde prendre toute la place, mon monde des Goblieux, celui d'Heinrich - soi-disant un ancien SS -, celui d'Andrée et de Paulo.
Un monde tout prêt et qui attend sagement dans les esprits pour remplacer leur monde de cloches, de benêts et de moralisateurs - style professeur Avicennes et toute cette clique d'inférieurs. Avec Louis, oui, cela est comme si l'on se parlait de deux mondes avec, entre, le Rien-du-tout. Mon futur ex-mari ne comprend absolument pas ce qu'il se passe. Mais mon Goblieu me le dit, me le répète, nous sommes prêts de gagner ! Le Millénaire, qui est à quelques mois d'arriver, nous appartiendra, et pas seulement pour mille ans... La revanche a sonné. Pourquoi chercher à comprendre ce beauf ?? Un jour, les gens comme moi domineront tout, régneront, formeront le véritable imperium, et ceci grâce au pouvoir qui leur sera conféré par l'argent - et c'est pourquoi il faut se dépêcher d'en avoir, tout de suite, le plus possible.

Mais Louis ne peut pas comprendre le monde qui se prépare.
Quand ce monde-là sera mis en place, il ne sera plus nécessaire de chercher à se comprendre les uns et les autres, de voir des psychothérapeutes, de se poser des questions sur l’univers - ni sur rien. Nous pourrons tuer les gens, oui, avec de la digitaline, mais aussi avec n'importe quoi d'autre. Il ne sera plus nécessaire de se cacher. Dans ce monde, tu pourras crever l'oeil des pseudos mâles dominants avec un ciseau à ongles - mais de marque. Bref, tu feras ce que tu voudras... Le mal sera de ne pas se faire du bien... Mais tu pourras être condamné pour cela ! Oui, ce qui sera le bien seront les biens matériels de ceux qui ont le pognon, le mal sera d'être sans biens matériels, sans patrimoine, sans autos rutilantes, sans villas et sans piscines. Quant les temps viendront, tout ce qui nuira à autrui sera un bienfait pour toi... Oui, ce sera le meilleur des mondes...
Aussi n'ai-je pas à écouter Louis... Il me suffit de le regarder parler, et de me dire qu'il comme un poisson dans un aquarium : ses mots sont des bulles, et une bulle ça ne dit rien, ça ne fait rien - à part disparaître. Quant à moi, dès aujourd'hui, je peux faire disparaître le poisson avec ses bulles... Il me suffit de me dire qu'il n'existe pas. Mais demain ? Demain, j'aurais le pouvoir de vider son bocal dans les WC - d'un coup. Je n'aurais même pas à tirer ma chasse d'eau en or, car elle sera automatique. Ce jour-là, Louis Il s’en ira avec tout son monde. Il ne restera plus que le mien.

Et Louis n'étant plus là, cela sera la preuve qu'il n'a jamais existé. Cela sera le signe qu’il n’y a jamais eu de problème, notamment de problème avec Arthur - tout cela n'aura été qu'illusion. Non ? Quand il n’y a plus rien à comprendre, quand il suffit de tirer la chasse pour faire disparaître un univers entier, quand les riches vivent à part, quand le monde est à tes ordres, P'tite Gueule, où est ton problème ? Oui, tous ceux qui n'ont pas de quoi se payer un dentier - Les Sans-dents, comme nous les appelons avec Césario -, oui, les gens qui ne sont rien, tous ceux là auront été rangés les uns derrière les autres. Oui, ils marcheront à la baguette, nous foutront la paix, seront à notre usage. L'un d'eux sortira-t-il du rang ? Nous l'éborgnerons, en ferons un manchot - voire un mort ! Quant aux autres, quatre-vingt dix neuf pour cents, s'ils ont cru aux simagrées morales de Louis, si Louis y a cru - Louis, supposémment un mec intellligent -, ils croiront la sauce qu'on leur servira... Plus elle sera dégueulasse, plus ils y croiront - parce qu'on leur dira que, si elle est dégueulasse, c'est de la faute de ceux comme Louis.
Et s'ils tentaient de démontrer le contraire ? Ils ne le pourront pas car, pas plus que moi, ils ne sauront plus ce qu'est faire une démonstration. Pis, même, ils n'auront plus l'idée que l'on aurait pu en faire une ! N'ai-je pas raison ? Mon Goblieu pense ainsi, tout comme moi - preuve ultime que j'ai raison, n'est-ce pas ?

Heinrich ne nous expliquait-il pas, lors de ses cours d'allemand, que si nous avions l'impression d'être les dernières des dernières, cela était faux, bien faux, car nous étions bien au-dessus des autres, mais encore cachées « aux yeux du monde »... nous, les « fières petites Normandes », comme ils nous appelait - oui, les petites Normandes, les Super-péquenaudes qui n'en étaient pas, elles dont les ancêtres étaient descendus de l'Hyper-Borée, que nous apprenions à connaître sur les livres qu'il nous amenait. L'Histoire et la géographie, je ne les ai jamais aimées, mais l'histoire et la géographie selon Heinrich, quel rêve, quel enchantement. Ah, Thulé, les descriptions de Thulé... La beauté et la force des gens qui étaient là-bas ! Oui, l'histoire et la géographie que nous apprenait Heinrich prouvaient que nous, les deux petites gamines méprisées, étions vraiment spéciales, très spéciales, bien spéciales...
Mais qu’ai-je à flotter comme ça, tout d’un coup ? J’ai l’impression de ne plus exister, soudain... Mais c'est une impression agréable : tiens, je vois passer une sorte de fantôme aquatique devant moi... Ah, mais c'est mon Goblieu....

Tiens... Pendant ce temps, Louis a continué à parler :
« - … Merde alors, tu faisais ton regard de par-en-derrière, j'aurais dû comprendre que tu n'écoutais pas... Puisque je ne peux payer à la fois un loyer et les échéances de l’appart, tu dois prendre l'ensemble des échéances à ton compte et nous devons réécrire un accord financier. Tu es d’accord ? »
« - Pas de souci. »
« - Bon, je prends immédiatement rendez-vous chez le notaire ! Quand es-tu disponible ? »
« - Pas de souci... »
« - Quand es-tu disponible, s'il-te-plaît ? »
« - Bon, Louis, tu dois partir maintenant, je suis chez moi... »
« - On en reparle demain-matin à huit haures, quand je passerai chercher le Petit pour l'amener chez sa nounou. »

Le lendemain, je lui réponds que je n'ai pas de temps pour bavasser.
Tandis qu'il emmène mon p'tiet chez Christine, je vais voir l'agent immobilier. Je lui fais descendre le prix. Nous « l'ajustons au marché ». Sans demander son accord à Louis, qui n'en saura jamais rien.
Quelques semaines après, des acheteurs commencent à visiter.
Juin : un couple est d'accord pour acheter.
Louis grommelle qu'il est d'accord.
Début juillet : je profite du fait qu'Arthur est en vacances à Port-Dumac pour déménager à Saint-Mandé : je viens en effet de trouver un super-appart, dont Césario me paie la caution. Tête de Louis découvrant l'appart vide.

Seul problème, les délais de justice : là où tu penses que les choses vont être faites dans le mois, cela prend en réalité six mois, huit, voire davantage.
Bref, le temps passe, passe, et je suis toujours mariée à Louis !!
Césario, ce jaloux méditteranéen, est furieux.

Qu'importe ! Dans trois jours, nous serons lundi : J'ai rendez-vous avec les acheteurs, Louis et le notaire, pour signer la vente.
J'ai niqué Louis, je vais rafler la mise.
Après l'appart, je lui prendrai Arthur.

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