Chapitre 31 : Andrée à la ferme

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Je passe le week-end à installer mes meubles à Saint-Mandé, avec Césario. Le dimanche soir, nous découvrons le restau chic de Saint-Mandé, celui avec sa treille dans le Bois de Vincennes, dont les spots vert et bleu sont dirigés vers le ciel : de loin, on croirait un aquarium, tant c'est beau, sous la voûte des grands arbres noirs ainsi éclairés. L'on voit même des étoiles. Nous revenons chez moi, faisons l'amour sur le canapé en cuir blanc que Césario m'a offert. Je suis blottie contre lui à discuter du piège que j'ai préparé pour Louis le lendemain quand, soudain, le téléphone sonne.
C’est Andrée ! Panique !!
« - Non, non, calme-toi Pat’. Je vais bien maintenant. J’appelle de ma ferme ! »
« - De ta ferme : tu es à Vinneuf ? Pas possible ! »
En effet, Andrée avait rompu avec sa famille... aux dernières nouvelles.
« - Oui, chaque semaine du dimanche soir au lundi midi : j’y arrive pour le dîner du dimanche et j’en repars le lendemain après déjeuner, quand ils ont ramené Mémé de sa dialyse et l'ont couché… »
« - Ah, elle se fait dialyser... Ben pourquoi faut-il que tu sois là ? Ils peuvent pas se débrouiller seuls ? »
« - Écoutes bien : un jour, mon père m’appelle. Là, Il me demande pardon, y me dit qu’on a besoin de moi à la ferme quand ils sont au Mans pour la dialyse. En échange de quoi ils me donneront un panier de viande, de légumes et de fruits, pour toute la semaine - si bien que je ne fais plus aucune course. »
« - Mais ton père peut pas l’accompagner ? »
« - Non : tu sais bien qu’on lui a retiré son permis, après un accident. »
« - Alors, pourquoi ton père les accompagne-t-il au Mans ? Puis tu dors où ? »
« - Dans l'ancienne chambre de mes parents, vu qu'ils ont donné ma chambre sur rue à mon père... »
« - Alors ils t'aiment à nouveau ? »
« - ... Au début j’ai pas compris pourquoi ils fermaient à clé la chambre de Mémé quand ils partaient au Mans, à huit heures. Et attention à clé et à verrous - au pluriel. »
« - Je crois pas ça : à Vinneuf, personne ne ferme jamais à clé, hormis les trous-grangiers, rapport aux machines agricoles - et hormis la maison des Lecourtois, quand ils n'étaient pas en week-end ! »
« - Oui, mais la tradition a bien changé : tout le monde ferme à présent. »
« - Ah bon : qu’est-ce qu’il y a dans la chambre de ta Mémé ? Et juste, comment ils se disent que tu peux croire à leur demande de pardon les connaissant, que tu fouineras pas ? »
« - Parce qu’ils sont cons comme cochons, pardi ! Quand ils reviennent de l’hostau, ils rouvrent sa chambre et rangent les clés dans l’pendoir, près de la porte d’entrée. Comme ils ne touchent les clés que le lundi matin en partant à la dialyse, pour fermer la chambre à mémé, puis le lundi midi en les remettant, le lundi après avoir déjeuner j'ai pris les clés de Mémé.
Je suis allé en faire un double chez le serrurier de Villeneuve, et je les ai remises le dimanche en revenant. Je te dis pas le suspense ! En outre, elles étaient dures à trouver, ses clés, dans cette sorte de trousseau. Il ressemble plutôt à une mini-armoire à clés, qui tiendrait dans deux mains. On ne jette aucune clé, à la ferme, en se disant qu’elle appartient peut-être à une porte qu’on a oublié. Il y a même des clés d’avant ma naissance ! Et sans doute des clés de maisons qui n'existent plus... J'ai même trouvé celle de notre trou-grangier : c'était la plus grosse, la plus noire, et il y avait marqué dessus MDCCCXLV… Cela veut dire 1845 en chiffres romains...
Donc, la semaine dernière, aussitôt seule, j’ouvre la chambre de Mémé.
Et que vois-je ? Une trappe sous l’tapis… »
« - Une trappe sous l'tapis ?? Neuve ? »
« - Y-a rien de neuf ici : y a que du vieux moins vieux que l’reste. On sait même pas quand ça a été neuf, dans cette ferme : j'ai l'impression qu'ils ont toujours construit deux siècles plus anciens que leurs époques, en faisant rouler des pierres chippées à droite, et à gauche, notamment au mur du cimetière qui avait fini par s'effonder - tu te souviens ? Les cercueils ressortaient... Pour en revenir à la trappe, je l'ai ouverte et suis descendue... Et voilà que je vois tout un casier de bouteilles diverses et variées, une soixantaine… des Bourgognes, des Romanées-Conti 1942, 1943, ou d’autres, des Moutons-Rothschild, des Angelus. Des liqueurs variées, de toutes formes : ronde, cylindriques, cube, carrée. D’avant 45 ! »
« - Bon Dieu d'bon Dieu : t’as trouvé l'trésor de ton pépé !!! »

Mais ça me semble si peu possible, que je me demande si Andrée ne serait pas redevenue breloque. En outre, Andrée était spécialiste des histoires folles, en Primaire, au collège et au lycée. Gros doute !
« - Mais comment une cave peut-elle s'ouvrir dans le plancher d'une chambre, et en plus sous un tapis ? C'est cauchemar assuré toutes les nuits, ce truc... »
« - Penses-tu ! Tu te souviens comment n’ot cave s’ouvrait par derrière avec un couloir en ‘‘ T ’’ ? Tu te souviens que le côté droit du couloir etait barré par un mur ? Mon vieux a cassé le mur pour trouver la suite du couloir… Ensuite, celui-ci continuait sous la Grande-Rue jusqu’à la cave des Lecourtois, devant chez nous. Là, il était rebarré par un mur : car les Lecourtois ont une cave exactement comme la nôtre, avec un couloir en ‘‘ T ’’ au fond. Dans le temps, on passait de chez eux à chez nous et, de notre cave, un boyau traversait tout le Plateau, pour arriver à notre propre trou-grangier ! Papa a refermé par deux murs, et c'est ainsi qu'il a fait une cave-coffre-fort sous la chambre de Mémé... »

De penser qu’il y eut un temps où la cave des Lecourtois ne faisait qu’une avec celle des Lecornus, laquelle communiquait avec leur propre trou-grangier, sachant aussi que tous les trous-grangiers des familles communiquaient par des galeries qui commençaient dans leurs fonds… On a beau savoir que c'est ainsi dans beaucoup de villages troglodytiques de France et de Navarre, cela me fait comme si le docteur m’annonçait que j’avais deux intestins. Je me sens bizarre, si bizarre : je vois le téléphone rapetisser, tandis que je deviens immense, comme Alice dans le terrier du lapin.... Où cela va-t'il s'arrêter ? Je me sens très angoissée, soudain. Si angoissée. Puis je retrouve mes proportions. Césario me regarde et semble inquiet. Mais, tandis qu'il m'arrivait ces étrangetés, Andrée avait continué à parler.
« - … J’ai ainsi compris pourquoi ils ne veulent pas laisser la ferme seule quand ils partent ! »
« - ... Ah bon ? Oui, d'ailleurs, pourquoi y laissent pas ton père la garder, et te font venir toi ? »
« - Pour pas qu’il aille prendre les bouteilles, pardi ! »
« - Mais il a pas les clés ! »
« - Il serait capable de forcer la porte et d’emporter les bouteilles dans sa chambre ! Et là, va les lui reprendre ! Il est fort comme un Turc, cette sale tête à claques, cette ordure ! »
« - Alors, c’est ces bouteilles là que ta Mémé vend quand votre exploitation a besoin d’oseille… Mais qu’est-ce qui empêche ton frère d’aller dans la chambre de ta Mémé, de prendre les bouteilles et de rembourser d’un grand coup ? »

Là, il y a un grand silence. Puis elle dit :
« - Ils peuvent pas ! Ce serait connu dans le village. On dirait que c’est le magot du collabo, qu’on est riche. Ils préfèrent montrer de la misère et vendre les bouteilles à mesure des besoins. Quand ils seront désendettés et bien remis, ils pourront partir vers leurs rêves : mon frère l’autre fois disait que s’il était riche il ferait planter de bonnes vignes et installer un élevage de cochons. »
« - Mais dans combien de temps ?? Tout le monde risque d’être mort ! »
« - Je me le suis demandé : comme j’ai travaillé chez un expert-comptable, je suis allé voir leurs comptes... J’ai trente-cinq ans, mon frère vingt-six ! Dans dix ans tout sera payé. La ferme perd vingt mille Balles par an… Les dettes prennent soixante-dix mille Francs… Conclusion : dans dix ans l’exploitation dégagera ses quarante mille, du net - rapport au fuel sans taxe, à la bouffe produite sur place, etc. Mais le pire : ils ont mis la ferme en SARL ! »
« - Oui, et alors ? »
« - Ils ont tout divisé en trois parts : Mémé, Papa et mon frère. »
« - Mais toi ? »
« - Oubliée, tiens. Tu imagines quoi ? »
« - Mais quand ta Mémé mourra, ton père héritera, et quand ton père mourra tu auras moitié des deux tiers. Donc tu retrouveras ton dû ! Par héritage ! »
« - Sauf que : quand Méme vend les bouteilles, elle fait aussitôt autant de dons manuels qu’elle peut à mon frère, et devant notaire. Elle a le droit ! Sans compter tout ce qu’elle doit payer en sous-main, le black à l’ouvrier agricole, au garage agricole, etc. Avec cette oseille mon frère rachète ses parts dans la SARL… En plus de rembourser les dettes ! J’ai tout pigé. Ah les maniganciers, les maniganciers… Et quant à Papa, ce que j’ignorais, c’est qu’il a été déclaré incapable majeur, vu qu’il a fait plusieurs AVC - suite à la boisson et à la cigarette. C’est mon frère qui en a la tutelle ! »
« - Alors t’es tranquille ! Ton frère ne peut pas se vendre des parts à lui-même, vu qu’il a la tutelle ! Sinon tu pourrais aller au juge… »
« - Oui… mais ils lui ont fait signer un papier quand il était encore capable-majeur, selon lequel il lui vend ses parts de la SARL, dès que les sous auront été réunis ! Il leur laisse tout leur temps : c’est écrit noir sur blanc. »
« - C’est pas les Lecornus qu’ils devraient s’appeler, c’est les Letordus ! »
« - Lecornu ou Letordus, ce sont des Diables pareils. Ah, ils peuvent me faire un panier de provisions pour la semaine, va… »
« - Si ça se trouve, tu as un autre trésor de bouteilles dans votre trou-grangier. »
« - Tu penses que j’y suis allée ! J’en reviens. Il m’a fallu du dégrippant pour ouvrir. Au fond d’un des tunnels, j’ai bien découvert un casier à bouteilles. Sauf qu’il est renversé par terre et qu’à la place de bonnes bouteilles de rouge intactes, tu n’as que du verre cassé. On croirait le bombardement de Caen ! »
« - Mais c’est bien de là qu’Heinrich t’avait ramené les bouteilles pour ton appart ? »
« - Justement : selon Heinrich, quand il l'a vu, Mémé avait une quinzaine de bouteilles dans son châle et, avec sa hauteur de lutin de galeries, ça pouvait pas être plus. Heinrich en a pris une quinzaine pour moi. Comment le casier se serait-il renversé ? Pépé était pas du genre à monter un casier branlant ! »
« - En tout cas, ce que ça signifie, c'était que ton pépé avait coupé le trésor en deux ! Mais combien valent les bouteilles qui vous restent ? »
« - Si mon frère est capable de rattraper avec son déficit encore dix ans, au moins d'abord dans les six-cent mille - ou plus... j'en ai aucune idée. Tu rajoutes qu’il rachète les dernières parts de Mémé, plus celles de mon père… Mais ça, ce n'est rien, car, endettée, la ferme vaut rien… Quoi qu'il en soit, la valeur du fonds est hyper-faible... »

Andrée reprend, souffrance dans la voix :
« - … Je dirais que nous en avons bien encore pour un million, facile !! Comme mon frangin fréquente, il compte se marier et faire bâtir une maison moderne… Tu sais, avant le chemin qui monte au Plateau, juste derrière chez nous. D’ici dix ans il n’y aura plus rien du tout ! Il commence même à faire bâtir maintenant, vu que le mariage est en septembre. Le vin paiera ouvriers et matériaux au black. »
« - Alors qu'as tu fait ?… »
« - Pour le moment, rien ! Je suis juste retournée en Suisse à Genève pour récupérer en liquide le produit de ma vente aux enchères. J’ai passé la douane en allant dans une station de ski qui donne des deux côtés de la frontière. Sur un glacier, j’ai fais du ski avec un moniteur, beau, bronzé, yeux azur ! Tu te rends comptes… du ski… J’ai vu le Mont-Blanc ! La beauté, le ciel, le soleil… Le monde est si beau, l’univers... Les étoiles que je voyais de mon chalet, la nuit ! J’avais un jacusi sur la terrasse, chaud au milieu de l'alpage, éclairé par en-dedans, tout bleu. Les draps étaient si fins qu’ils faisaient mal aux doigts… »
« - Géant !!! Et si, pour vendre ses bouteilles, ta Mémé faisait pareil, allait en Suisse ?? »
« - Tu vois Mémé aller prendre le train au Mans, changer à Paris, reprendre le train pour Genève, aller chez le commissaire-priseur ? Si tu les voyais, ils sont super-huppés, hyper-prétentieux. Ils ont même leurs portraits en peintures dans leur hall d’entrée. T’as des canapés profonds comme...
Tu vois mémé, avec son look, être admise à entrer quand même, pis montrer son pinard au fond d’son cabas, le vendre, toucher des Francs suisses, changer ses Francs suisses en Francs français, revenir avec le magot à Paris, changer pour Le Mans, de là prendre l’autobus pour Villeneuve, descendre devant l’église et monter la côte jusqu’à Vinneuf et arriver chez nous ??
Tu vois un douanier laisser passer la douane à une espèce comme celle-là ? Forcé qu’il voudra voir ses papiers, pour s’assurer qu'elle est humaine ! Et regarder dans le cabas, pour vérifier qu’elle ne trimballe pas de la poudre noire et un pistolet à silex. Peut-être aussi qu’elle passe en la douane en faisant du ski !! Et comme, en plus, ça prend au moins deux jours, à condition d’être là un jour d’enchère, pour toucher aussitôt l’oseille, elle dormirait là-bas dans un palace avec vue sur le lac Léman. Même un chien dans une niche la renverrait ! » (Avec l’accent suisse sur la fin.)

Là, qu’est-ce qu’on rit toutes les deux !! Y compris Césario.
« - Conseil : fais celle qui ne comprend rien : tu leur fais croire que tu les as bien pardonnés, que tu es contente qu’on te reprenne… continues à fouiller ! »
« - Sûr ! Dès que c'est fait, je viens à Paris vous voir ! »

Nous raccrochons. Demain, je dois récupérer le moitié de l'appartement : je la sens bien, cette opération. Avec Andrée, nous avons le vent dans le dos. Il nous pousse, comme jadis sur le plateau, alors qu'au loin le char à voiles que Louis avait construit sur sa petite charrette filait droit sur la petite route, foc et grand' voile claquant aux quat' vents, tandis que les villageois disaient : « Cui-là, il y ira loin… » Ben non, en fait : j'avais tiré sur Louis au moment où il ouvrait ses ailes. Et j'allais recommencer demain.

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