Chapitre 33 : Le Fantôme du Tribunal
Novembre : enfin, cela y est pour le tribunal et le procès de Louis. En poussant mon avocat, je lui ai fait déposer le paquet de papiers au tribunal avant la fin du mois de juillet, afin de ne pas être victime de leurs sataniques « vacances judiciaires ».
Mais Louis a fait repousser la convocation par le juge. D'abord, au prétexte qu’il n’avait pas d’avocat ; ensuite, au prétexte que si, « certes », il avait désormais une avocate, il n'avait pas eu le temps de réunir ses attestations de témoins et que, par conséquent, son avocate n’avait pas eu le temps de rédiger ses conclusions. Mon avocat m'a expliqué cela. Il a jugé que c'était normal - et même déontologique.
Ce jour, je suis avec ce dernier au vingtième étage du Palais de justice. Ce bâtiment est si haut que l’on doit voir jusqu’à Vinneuf par-dessus les banlieues et les collines. Tout habillé de noir, mon juriste me chuchote :
« - Je n’ai jamais vu ça : on est à vingt minutes de rentrer dans le bureau du juge, et je n’ai ni les conclusions ni les attestations de témoignages de l’autre partie… »
« - Ça veut dire quoi ? »
« - Que s’ils ne sont pas là, comme ils ne pourront pas reporter une troisième fois, le juge pourra décider sur la seule foi de nos attestations de témoins et de nos conclusions, et que nous pourrons peut-être l’emporter sur toute la ligne ! »
« - C’est trop de chance, c’est… »
« - Ne vendez pas la peau de l’ours… le juge peut encore décider de renvoyer… »
« - Encore de renvoyer ?? »
Je les ai à soudain à zéro. Tu n'imagines pas, P'tite Gueule, la tension de mener un procès, même certaine de l'emporter - en raison de mon bon droit, comme me l'a répété Paulo hier soir. De mon bon droit de « mère de l'enfant ». Putain de montagnes russes. Moins quatorze : gagné, ils ne viendront pas.
Louis doit être à l’HP pour TS.
C'est la panique absolue chez Les Lecourtois. Il y a quelques jours, son père est venu à Saint-Mandé me supplier :
« - Patricia, je ne comprends pas pourquoi faire ce procès : Louis allait beaucoup mieux depuis quelques mois, il commençait à se remplumer, puis voilà qu’il ne mange plus… »
Ah la famille de lapins-crétins ! Ils comprennent tout que par rapport à la bouffe : tu bouffes, tu vas bien ; tu bouffes pas, tu ne vas pas bien. Ainsi, j’ai appris que Louis allait très-très mal ! Comme prévu, il tient tant à son p'tiet qu'il a replongé en recevant les papiers de mon avocat.
Son père, qui continue à me faire confiance, explique :
« - Louis nous a montré ce que ton avocat a écrit : tu veux maintenant la garde du Petit pour toi seule ? Ou ai-je mal compris, je ne suis pas bien familier avec ça, ça ne nous est jamais arrivé avant…. Je ne te reproche rien personnellement… Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? Pourquoi n’as-tu pas demandé la garde avant que le divorce ne soit prononcé ? On aurait pu s’arranger sans juge. Pardonnes-moi, mais on a passé les vacances tranquillement alors qu’on avait cette épée suspendue au-dessus de la tête depuis fin juillet… D'autant que, souviens-toi, tu as totalement disparu un mois après ton dégât des eaux... Le Petit te réclamait chaque jour... C'est finalement Louis qui t'a retrouvé : en fait, tu étais à Port-Dumac avec Jennifer et son mari, dans une maison que vous aviez loué, à dix minutes de chez nous... Pourquoi ne pas t'être alors manifestée ?? »
Et voici ce que lui ai répondu :
« - Tu sais, ce que j’ai d’abord voulu c’est nous faire passer à tous des vacances tranquilles… »
Genre hyper compréhensive et totale responsable, j'ai lâché :
« - Il y a un problème : les règles ne sont pas claires. Nous avons divorcé et nous continuons à nous voir tous les jours. Pour le Petit, ce n’est pas clair : il ne sait pas où il en est… Il faut passer devant un juge : l’expérience et la maturité montrent que nous sommes trop brouillés pour fixer les règles nous-mêmes… Tu peux pas savoir comment j’avais le cœur gros en faisant ce dossier, mais c’est l’avocat qui me poussait, et tout et tout. »
« - Mais c’est qui ce gendarme, là, qui a témoigné ? »
« - Un ami. Il était là certains soirs où Louis ramenait le Petit. Tu sais, ils sont tenus par leurs fonctions à ne dire que ce qu’ils voient, et jamais plus. Ce sont des militaires... »
« - Oui, je sais. J'ai beaucoup d'entre eux dans ma clientèle, même des gens du GIGN... Ce sont des gens sérieux. Mais j’ignorais complètement que mon fils… »
Je lui prend la main pour le réconforter :
« - Ne t’en fais pas, on en sortira. Tu sais, j’aurais pu faire pire qu’aller seulement devant un juge aux affaires familiales, vu le témoignage de Jean-Paul Laroche. Un gendarme, quand même. »
Lequel, je te le dis en douce, P'tite Gueule, m’a fait jurer de ne pas aller au pénal avec ça. J’ai dû jurer. Et rejurer. Je raccompagne le père à la porte.
« - Louis est chez vous en ce moment ? »
« - Oui-oui. Toujours quand le Petit vient. D'autant que son deux-pièces à Saint-Mandé n'est pas près d'être terminé... »
Car mon ex-mari a acheté un deux-pièces à retaper, à dix rues de moi ! Avec le fric qu'il m'a piqué ! Il part, enfin ! Puis on sonne à l’interphone. C'est encore lui :
« - J’ai pensé à quelque chose : si tu as un souci financier, nous pourrions peut-être t’aider… »
« - Combien ? Car j'ai été très désavantagée dans le partage du produit de la vente de l'appartement. Plus de cent-mille Francs, quand même. »
« - ... Nous pourrions monter jusqu'à cinquante mille Francs, si tu veux, bien sûr, Patricia. »
« - Je vais y réfléchir... Mais ça me semble un peu limité... »
J'ai raccroché sans attendre la réponse.
Si, par hasard, je devais continuer le procès et faire appel, il sera temps d'accepter ! J'ai demandé qu'on ne donne Arthur à Louis que deux week-ends par mois, plus la moitié des vacances. Mais, vue la richesse familiale, je réalise soudain qu'il est bien évident que j'ai demandé une pension alimentaire trop ridicule ! Aussitôt j'appelle mon avocat pour lui faire rectifier l'erreur.
Soudain, du coin de l’œil, je vois une tête recouverte d’une robe noire d’avocat, dont les manches flottent en l'air : on dirait un fantôme, ou encore la chauve-souris géante à laquelle Andrée comparait son père, quand il forait le trou de son tunnel-grangier à la lueur des chandelles... Puis la tête apparaît : c’est une nana des banlieues, cheveux noirs tout crépus, limite black.
« - Maître Dervich… veuillez m’excuser, mon cher Maître. J’ai été débordée, je n’ai pas pu finir la rédaction de mes conclusions… »
« - Quoi ? Mais vous avez quand même les témoignages ? »
« - Oui, ceux-là, je les ai, attendez. Ah, merde je les ai perdu... »
Elle s'accroupit pour fouiller dans son sac, puis le renverse carrément. Il y a de tout, dans le tas qui s'accumule : deux téléphones, une tétine, un nécessaire de maquillage, des brosses à cheveux, des factures, des lettres, un bouquin de droit rouge, des pointes Bic, un agenda et un gros cahier à spirales. Mais aucun témoignage ! J'éclate de rire !
« - Maître... », dit-elle à mon avocat en levant sa tête, « Verriez-vous un inconvénient à ce que l'on reporte l'audience ? D'autant que mon client ne se sentait pas très bien, et m'a prévenu qu'il risquait d'être empêché de venir... »
« - Chère Madame, hélas non. Vous comprenez bien que je serai dans l'obligation de plaider les manoeuvres dilatoires... »
« - Oui, je le comprends fort bien, cher Maître, mais mon client est vraiment au creux de la vague... »
« - En ce cas, avez-vous un certificat médical pour l'attester ? »
« - Celui-là, oui, je l'ai. Mais il est dans ma veste, attendez... »
Pour une menteuse professionnelle comme moi, je sais qu'elle ment éhontément, la Derviche tourneuse. Je regarde mon avocat en souriant, lequel me rend mon sourire. Pour gagner du temps, la Beurette range lentement, dans son sac, les affaires qu'elle a étalé sur le carrelage. Puis elle se redresse mais, comme elle est recouverte par son burnous noir d'avocate, elle doit chercher par en-dessous le supposé certificat médical de ce lâche de Louis - en laissant deviner, par ses grimaces, qu'elle ne va pas le trouver. Mon avocat et moi lui sourions encore plus largement, d'autant que l'audience n'est plus que dans douze minutes. Joie, bonheur et domination.
« - Madame Dervich, c'est peut-être cela que vous cherchez... »
Et on lui fourre un immense dossier entre les pattes ! C'est Louis ! Je ne l'ai pas vu arriver de derrière, cet inquisiteur, ce fouille-merde, cet enquêteur de mes deux.
Aussitôt, sans même chercher à savoir ce qu'il y a dedans, elle le refourgue dans les pattes de mon Corse.
« - Chère Madame », dit celui-ci, « j’aurais souhaité prendre connaissance de tout cela largement avant l’audience… »
« - Je sais, j’ai… »
Louis regarde maîtresse Dervich et lui lance :
« - Comment ça se fait que je n’ai pas eu vos conclusions, à vous ??? Une semaine que je vous téléphone deux fois par jour, c’est impensable… »
« - Ah, cher Monsieur, je n’ai pas eu le temps de les finir, je suis désolée… »
Pendant qu'ils règlent leurs comptes, mon avocat se plonge dans les témoignages.
Quant à moi, je ricane de manière à me faire voir de Louis, mais il ne me regarde même pas : il est pâle comme un linge. On dirait qu’il va tomber. Oui, là, nous ne sommes plus à Vinneuf : il ne peut plus m'ignorer, il est obligé de me calculer.
Mon Corse me fait signe de m’asseoir auprès de lui.
« - Chère Madame, je suis désolé, mais ce n’est pas bon pour nous… »
« - Vous voulez rire : avec l’attestation de Jean-Paul Laroche, un gendarme… »
« - Elle n’est pas jointe au dossier. Par conséquent, j’ai dû l’effacer de mes conclusions... »
« - Mais enfin, pourquoi ? Vous disiez vous-même que c'était notre poutre-maîtresse : c'est évident, Louis a des tentations pédophiles, je suis bien placée pour le savoir, j'étais mineure quand nous sommes sortis ensemble... »
« - Ecoutez, pour vous parler franchement, je l'ai perdue... Et j'ai fais un blanc, je ne me suis plus souvenu.... »
« - Mais assez souvenu pour l'effacer de vos conclusions ! Et perdue pour le reste ! Mais c’est une maladie ici ! On perd ses papiers, on oublie de faire ses conclusions, on arrive pas à l’heure. En plus des tentations pédophilesques de mon mari, Monsieur Laroche dit bien l'avoir aussi entendu me faire des propositions obscènes, me harceler… Je vais tout de suite l’appeler... Il va venir en tenue, vous allez voir… »
« - Non, surtout pas ça ! C’est trop tard de toute façon. »
« - C’est trop tard ?? Qu’est-ce que c’est que ce pataquès entre la derviche tourneuse et vous ? »
« - Sur ces points... Ca y est, je m'en souviens... Le témoignage de Monsieur Laroche n’était pas jouable, car il décribilisait ses propos précédents : votre mari a pris l’initiative de partir, souvenez-vous de vos propres propos… En outre, on ne peut être à la fois pédophile et harceler une femme, même si jeune. Croyez-moi vraiment, j'ai eu à défendre des pédophiles... C'est soit l'un soit l'autre ! Comme les faits ne sont pas avérés, c'est trop dangereux pour vous... »
« - Mais c'était pour rebétonner que j'ai demandé à mon super-témoin de rajouter ça ! Ce n'est pas parce qu'une moitié est fausse que l'autre n'est pas vraie ! »
« - De " rebétonner "... ? Parce que ce n'est pas vrai ?... »
« - Vrai ou pas vrai, on s'en fout : c'est pareil, comme je vous ai dit ! Et si c'est soit l'un soit l'autre, je préfère choisir le pédophile ! »
« - Ouh-la-la... D'ailleurs, qui est ce Monsieur Laroche par rapport à vous ? »
« - Un gendarme ! »
« - Mais encore ? »
« - Un gendarme que j’ai l’honneur de très bien connaître ! »
« - Ça je m’en doute : mais que vous connaissez comment ? Intimement ? »
« - Non ça c’est Césario : vous n’avez plus son attestation, à lui aussi ? »
« - Si, mais il est fragile : comme collègue, employeur et jadis comme amant, l’autre partie - si elle se fâchait - pourrait le faire retirer, car il est en conflit de loyauté ! Autant anticiper. »
« - On est plus ensemble, vous devez le savoir ! Pour Paulo c’est un ami… ? »
« - Presque à l’instant, vous venez d’affirmer que Césario était toujours votre amant : en effet, vous avez dit " est " ! »
« - Non ! Jamais de la vie. »
« - J’ai entendu le contraire ! Mais bon, soit : donc, je recommence, qu’entendez-vous par le mot ‘‘ ami ’’ concernant ce Paulo ? »
« - Eh ben un ami d’enfance… »
« - Quoi qu’il en soi, je suis au regret de devoir vous dire que le témoignage de Césario est aisément contestable. Ils peuvent même le faire retirer. A présent, il faut que je vous demande qui est ce Paulo par rapport à ce Monsieur Laroche ? »
« - C’est le surnom du gendarme dont je causais à l’instant ! »
« - Donc Paulo = Jean-Claude Laroche. Cela s’éclaircit. Témoignage qu’on a du retirer… Donc qui reste-t-il ? »
« - Jenny, son mari, mon frère, mon père, ma mère… »
« - Oui, mais frère, père et mère - mère notamment sous tutelle - ne sont hélas pas des témoignages de première main, puisqu’ils font partie de la famille. »
« - Jamais ils me mentiraient, conséquemment... »
« - Ce n’est pas ce que je dis et ce n'est pas ainsi que le voit la justice qui considère que, vous étant a priori favorables, ils seront d'un d'intérêt limité pour l’établissement des faits. Tout dépend en fait des témoignages que l'autre partie met devant, en fait... Reste Madame Jenny… " Jenny " c'est pour " Jennifer ", je suppose, mais c'est Jennifer comment, déjà ? Peu importe son nom, de toute façon : dites-moi juste qui elle est en fait pour vous ? »
« - L’assistante de Césario ! »
« - Mais je connais l’assistante de Césario : elle a vingt ans et votre Jennifer a quarante-deux ans ! »
« - C’est son assistante du Dispensaire, voilà. C’est valable. »
« - Est-ce aussi votre assistante ? »
« - Ça l’était… mais plus vraiment… »
« - Plus vraiment, vraiment plus ou vraiment encore ? »
« - Vraiment encore un petit peu… »
« - Lien de subordination ! Mille fois hélas, elle, je suis obligé de la retirer des témoignage ».
Mon avocat la retire. A part ma famille, il ne reste plus que le mari de Jennifer et Césario - et pour celui-là, je sais encore plus ce qu'il faut en penser, désormais !
« - Et celui-là ? Encore un ami, chère Madame ? »
« - Ah non ! C’est le mari de Jenny ! »
« - Jennifer ? Ah oui, Jennifer, votre assistante ! À la rigueur ça peut passer… Quand on fait le bilan, c'est extrêmement maigre. Hélas pour nous... »
Puis il me pose la liasse des témoignages de Louis sur les genoux.
« - Regardez les attestations de votre mari, s’il-vous-plaît ? »
« - Non, ça ne m’intéresse pas ! En fait, vous savez, ce n'est pas mon mari. »
« - Madame, ce n’est pas une pièce de Courteline : regardez, vous verrez que la nourrice a témoigné et qu’elle n’est pas franchement élogieuse… »
« - Et alors ? C’est une buse et je suis polie ! En outre, elle a été incendiée... Et, de plus, elle est appointée par Louis. De toute façon sans les conclusions du derviche, ils l’ont dans l’os… »
« - Oui, mais s'y ajoutent - même si, certes, il y a encore ici les sempiternels témoignages de la famille -, celui d'un pédo-psychiatre, celui de l'institutrice de votre fils, de deux mamans le connaissant... Ce sont des coups de fusil à balles de sangliers tirés contre notre cause ! »
« - Et alors ? Vous pensez me déstabiliser avec ça, peut-être ? »
« - Comme votre mari ignorait l’absence des conclusions de sa propre avocate, il va demander à reporter, de manière à pouvoir se choisir un nouvel avocat : il arguera que son avocate n’a pas fait son travail, et comme cela est exact le juge ne s’y opposera pas. C’est le respect du contradictoire et de l’égalité des parties. »
« - Reporter encore par égalité ? Ça oublie que je suis la mère !! Mais c’est une malédiction… Heinrich m'a toujours dit que l'égalité était not' malédiction... »
« - Heinrich, c'est votre témoin de moralité ? »
« - Mais que je suis bête, on a Heinrich. C'est énorme, c'est super pour nous ! »
« - Vu le poste qu'il occupe, c'est en effet un excellent témoignage, net, clair, concis, étayé, très bien écrit. Le meilleur. Mais il ne suffira pas : il vous connaît comme personne, pas comme Maman. Voilà ce que je vous propose : un accord amiable à l'instant qu’on fera entériner par le juge, si bien que nous n’aurons pas à montrer notre dossier. Car il est vide ! Mais eux ne le savent pas encore ! »
« - Encore amiablé ! Mais on a déjà amiablé avec l’avoué en décembre dernier, et j’ai depuis Louis sur le dos un soir sur deux - avec ses propositions sexuelles témoignées par Paulo… »
« - Si le problème est que vous voyez trop votre mari, je propose l’accord suivant. Reprenons : actuellement, un week-end sur deux l’enfant est chez vous, votre mari l’a douze jours par mois dans les semaines, soit au total seize jours par mois. Coupez la poire en deux : vous faites quinze jours chez l’un et le reste chez l’autre ! Vous ne verrez plus votre mari que deux fois par mois et l’affaire sera conclue ! »
« - Mais la pension alimentaire ? »
« - Vous n’êtes pas en position de la demander, étant donné que vous gagnez beaucoup plus que lui ! »
« - Mais vous me disiez le contraire ! »
« - C’était avant d’avoir lu ses fiches de paie ! Tenez, tout est là ! Il a même entamé une procédure aux prud’hommes contre son employeur, qui l’a licencié. »
« - Je m’en fous : je veux pas lire ses gribouillages. Comme j’ai toujours dit à Louis, tu écris trop et ça te retombera dessus un jour ou l’autre. »
« - Bon, si vous êtes d’accord, je propose l’arrangement que je viens de vous mentionner à maître Derviche. Répondez vite, on rentre dans cinq minutes. Autrement c’est renvoyé... Regardez-moi, quand je vous parle, ne regardez pas ailleurs comme cela... »
« - D’accord : mais dix-huit jours pour moi et le reste pour mon mari ! »
Je suis la mère, j’ai droit à plus. Et même à tout. Forcément.
Paulo le dit. Plus mon Goblieu. Mon avocat s’envole voir la manouche.
Avec leurs robes noires, j’ai l’impression de voir deux corbeaux qui croassent en nous regardant, comme pour me tenter de me dépiauter. Il revient aussitôt, l’air triomphant.
« - C’est d’accord, dix-huit jours pour vous, treize pour lui. Mais selon la répartition suivante : six jours en début de mois pour lui, passent sept jours avec vous, et sept jours ensuite pour lui, le reste du mois pour vous. C’est d’accord ? »
« - Euh, je, oui… »
Il s’envole dire « sa » bonne nouvelle à l’aut’ corbeau. Puis il revient comme une bombe :
« - Dans vos jours, il veut faire déjeuner quatre fois le Petit : il dit que vous économiserez en frais de cantine et qu’il ira le chercher à la Maternelle à onze heures trente, puis le ramènera à treize heures trente. Ainsi, comme ça il ne vous verra plus jamais ! »
« - Bordel de chez rebordel : OK-d’ac ! »
C’est moins une : nous nous engouffrons dans le bureau de juge.
À la gauche de celui-ci, un bonhomme de cinquante ans, moche, cravaté, une bonne femme pianote tout ce que nous disons, tête baissée. Je perçois qu’elle ne m’a pas à la bonne. Mon Corse lui explique l’arrangement. La derviche confirme. Louis est blême. Va-t-il enfin s’effondrer, oui ou non, celui-là ? Ainsi, on verrait bien qu’il ne peut pas s’occuper d’un bébé de trois ans ! Sauf avec l’aide de Papa-Maman !
Le juge dit, en regardant mon Corse :
« - Je vous remercie pour vos conclusions, maître »
Je comprends qu’il dit ça pour la derviche-beurette, qui tique.
« - Si à présent le souhait des parties est de s’arranger à l’amiable, je reprendrai toutes ces dispositions dans mon ordonnance. Comptez un ou deux mois : je vais tâcher de faire au plus vite, de manière à ce qu’elle ait force exécutoire. »
« Ordonnance », « force exécutoire » : ma force à moi, elle, c'est qu'elle ne comprend rien et qu'elle exécute, pour ordonner à mon image. Andrée dit que c’est cela mon atout : ne rien comprendre et foncer, quels que soient les risques. Puisque j'ignore qu'il y a risque. Forcée par la situation. D’ailleurs, pourquoi voudrais-je comprendre quoi que ce soit ? Je me suis toujours très bien portée sans chercher à comprendre. La preuve ? Moi !
Le juge regarde Louis :
« - Vous avez dû partir du domicile, c’est cela ? »
« - Oui », fait Louis.
Mais comment qu’il sait ça, l’autre juge de mes deux ?
Dommage qu’il ait pas vu l’attestation de Paulo : il aurait tout saisi, le petit juge !
Soudain, je ne comprends pas pourquoi les gens devant moi sont si petits !
Je te jure, P'tite Gueule, je les vois soudain comme des insectes, comme si mes yeux étaient devenus des loupes grossissantes - ou que j’étais, moi-même, devenue une géante et que je regardais leur fourmilière. Ils s’agitent, j’entends des sons, mais je sais bien que tout ça n’est pas la réalité. Sauf Paulo qui, lui, est bien vrai : je pense de toutes mes forces à Jean-Paul Laroche, mon sauveur, mon meilleur ami-pour-la-vie, de manière à ce que les gens repassent en tailles normales - en disant des choses que je pourrais à nouveau peut-être pas comprendre, mais entendre.
Ensuite, la seule chose dont je me souviens est que je me retrouve avec mon avocat dans l’ascenseur, parmi vingt autres personnes - tellement il est large - :
« - Votre mari accepte de commencer l’arrangement tout de suite, sans attendre l’ordonnance. Donc c’est six jours pour lui, sept jours pour vous, huit jours pour lui, le reste du mois pour vous. Répétez-le après moi, chère Madame ? »
« - Six jours pour mon mari, sept pour elle, huit pour lui, et le reste du mois pour sa femme. »
« - À partir de décembre, dans cinq jours… »
« - À partir de décembre, dans cinq jours… »
« - Il faudra prévenir la directrice de la Maternelle que votre mari fera déjeuner votre fils deux fois quand ce sera votre tour de garde… »
« - Deux fois quand ce sera ma garde… Mais attendez, pour qui me prenez-vous ? J’ai pas cent-dix ans et on ne s’est pas encore débarrassé de moi en mourroirs pour vieux ! Louis est peut-être toujours mon mari, mais moi je suis plus sa femme. Tenez-le vous pour dit ! »
Avec cette gueulante, tout est redevenu normal, à taille normale : les gens, l’ascenseur. Et je re-comprends les mots. Tiens, maître Dervich est à côté de nous. Elle me regarde, bouche ouverte et yeux ronds. Louis a dû prendre l’escalier, pour ne pas partager ce putain de monte-charge juridique avec moi. Je le connais bien, celui-là, maintenant.
Sur le perron, mon avocat dit :
« - Respectez-bien l’ordonnance. Sinon cela peut aller jusqu’à la condamnation pénale… »
Mais je comprends mal ce que cela change pour moi. Par conséquent, ces paroles glissent sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard.
« - Vous regardez encore ailleurs... Ces condamnations sont assorties de peines de prison, en général avec sursis, mais aussi d’amendes. Plus les honoraires des avocats. Sans compter que votre mari pourrait vous poursuivre en dommages-et-intérêts. Vous pourriez perdre beaucoup d’argent... »
Là, c’est clair. De toute façon, travaillant, je ne peux pas m’occuper de mon fils à temps plein. Louis m'est encore nécessaire, du moins pour un certain temps. Ainsi que ses très chers parents. Mais il y a évidemment quelque chose que je peux pas dire à mon avocat : m'occuper seule, vraiment seule, d'Arthur, je ne le pourrais pas, tant il m'angoisse - je ne sais pas pourquoi, d'ailleurs. Parmi toute une foule d'autres exemples, quand Louis ou ses parents me le ramènent, et depuis que que Césario m'a abandonné, dès l'instant où je le réceptionne, une angoisse à couper le souffle m'envahit - et je dois aussitôt prendre un Lexomil. Invariablement. Je ne sais jamais comment je vais réussir à gérer la remise de mon p'tiet, avant que je le leur rende - soit une semaine plus tard, où je ne vis pas, ai juste la force d'aller travailler, de travailler, revenir de travailler, m'occuper de lui. Et il est hors de question que je l'avoue : de toute façon, jamais Louis n'aura Arthur pour lui seul ! Si arrive un jour où je serai inccapable de m'en charger, personne ne s'en chargera plus. Comprenne qui peut.
« - Momentanément », a l'habitude de dire Heinrich, « nous pouvons faire croire aux autres que nos droits ne sont pas supérieurs aux leurs. Mais ce ne sont que des mots et nos promesses ne les engagent qu'eux ». Avis à la population, comme disait le tambour de mon village, l’unijambiste de la Grande-guerre, le Père-le-Tambour, ainsi que nous l'appelions, nous, les mômes de Vinneuf.
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