Chapitre 34 : La convocation d'Heinrich

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Re-salut, P'tite Gueule.
Pas plus d'une semaine est passée depuis mon incontestable réussite au Tribunal. Car j'ai décidé de positiver, de voir le bon côté des choses : la récupération d'Arthur à cinquante pour cents, c'est-à-dire la moitié de mon p'tiet, du bas ou du haut, ou en travers - comme on voudra. Andrée m'a suggéré de le refaçonner à mon image. Entre deux crises d'angoisse que ce chérubin provoque en moi ? Ce chérubin, pas si innocent que le laisserai à pense son allre d'innocent, d'ailleirs. Le dresser à mon image : mais comment puis-je faire ?

Ce jour, Heinrich m'a demandé de venir à midi au 126, rue de l'Université, avec Andrée - et peut-être Paulo. Je croyais aller chez lui, je pensais qu'il habitait à côté d'une université - mais, le 126, c'est l'Assemblée nationale ! Et, en effet, je me souviens que, lors de notre déjeuner Chez Françoise, il avait dit faire un boulot en rapport avec l'Assemblée nationale.

Mais il ne s'était pas plus étendu sur le sujet.
Peut-être s'était-il dit qu'il fallait que nous habitions à le voir autre part qu'au village - en outre dans un cadre chic -, et non plus en vert de travail d'Omnium d'agriculture - mais en costume sur mesure ? Après le fameux procès révolutionnaire d'Andrée, qui nous avait fait apprendre qu'en fait notre meilleur-ami-pour-la vie avait été dans l'armée allemande, Andrée m'avait indiqué que ses anciens responsables de la LCL-L lui avaient précisés qu'il avait été officier, avec un rang élevé - tu sais bien, P'tite Gueule, ces pseudo-révolutionnaires qui étaient aussi appointés par les Renseignements généraux de la LCR-L, que mon amie appelle désormais des « balances », des « double-balances ». Puis, après 45, avait eu lieu la chute verticale qui l'avait fait atterrir dans notre village, avec son nouveau nom de baptême : Graff, au lieu de Schmidt. J'ai beau ne rien connaître en guerre et politique, cela sent la cavale et la planque discrète - tout de même !

Nom de Dieu ! L'entrée de l'Assemblée est impressionnante, aves ses plantons en uniforme devant. Pour tout te dire, P'tite Gueule, j'hésite à y rentrer.
Puis j'y vais. Comme nom de famille, je donne encore « Patricia Lecourtois ».
La conne ! Je rectifie illico, mais le gars de l'accueil ne m'écoute pas et me dit d'attendre qu'on vienne me chercher. Cinq minute après, un jeune type efféminé en costard, mignon, yeux bleus, avec des cils de fille, vient me chercher. Il fait quinze ans, mais je suis sûr qu'il est dans les vingt : dans le regard, il a quelque chose de rapide, comme Louis. Ou comme Francis, aussi, et en plus comme lui des yeux en amande et une bouche que l'on a envie d'embrasser illico.
En outre, il est beaucoup plus poli que mon ex, car lui c'est du « Madame Lecourtois » par là et du « Madame Lecourtois » par ici... Nous entrons dans un ascenseur bondé, qui nous emporte vers les étages. Là-dedans, ce ne sont que vieux types prétentieux, mentons hauts... et une main balladeuse : mais mon accompagnateur l'a vue. Il donne un petit coup sec dessus, « tac ». Aussitôt, la main se retire. Je cherche à voir d'où elle venait. Mais personne ne me regarde. Ensuite, après un long couloir, nous entrons dans un bureau étroit. Côté entrée, à ma droite, se trouvent un canapé en cuir noir et deux fauteuils - autour d'une table basse. Le bureau est derrière, et une fenêtre donne sur un jardin. Tout est si long, étroit, compacté, avec une immense bibliothèque où s'amoncellent bouquins et rapports, que je dois me faufiler pour m'asseoir dans le canapé - à côté d'Andrée, déjà arrivée.

Dans l'un des deux fauteuils se trouve Heinrich, avec sa tête de médaille d'honneur - il est si beau pour un vieux que l'on ne croirait même plus une publicité pour retraités, mais pour pré-retraités. Tu le mets en uniforme de Fridolin, en casquette, tu rajoutes les galons et les décorations, tu lui mets des jumelles dans les main, tu mets le tout sur un Panzer, derrière le Panzer tu mets toute une Panzer Division, et tu vois très bien ce que voulait dire Andrée par « officier de rang supérieur ». Je commence à me mettre un peu dans l'idée que l'Heinrich s'est foutu de la gueule des gens de Vinneuf pendant un tiers de siècle - tout de même ! Mais, comme je suis comme une sorte de professionnelle en matière de cachotteries, j'admire l'artiste.

Quant au gamin surdoué, il a disparu dans un autre bureau, derrière, d'où proviennent des bruits de voix. Heinrich n'a qu'à tendre le bras pour toucher la porte, et c'est ce qu'il fait, en y toquant avec deux phalanges. Un second mec sort. Là, pour tout te dire, P'tite Gueule, je commence à avoir un peu une sorte de vertige, une sorte d'impression... d'irréalité... En dix minutes, la découverte de l'Assemblée nationale - mais vue du dedans, où tout n'est que luxe -, conduite par un petit mec ressemblant à Francis, l'allure d'Heinrich - qui continue à me sidérer -, le fait qu'il donne des ordres à l'aéropage que représente ces deux petits homosexuels, et ce dans un bureau d'où l'on peut contempler un jardin d'hyper-luxe... En résumé, je pense :
« - Mais c'est quoi ça ? »
Je regarde Andrée : je la connais assez pour voir qu'elle est dans le même état d'esprit que moi... Sauf, qu'à sa différence, j'angoisse soudain : et s'il m'arrivait encore l'une de mes crises ? Celles où, parfois, je vois tout rétrécir, presque à disparaître, tandis que je grandis-grandis, devenant comme Alice au Pays des merveilles, quand elle prend le thé avec le lapin ? Mais, à la différence de celle-ci, chez moi, la panique s'installe. Cela survient, je l'ai remarqué, quand je doute de la réalité elle-même... Et, ici, je suis servie... Mais, ouf, cela passe.

A nouveau présente, je décide de surnommer le second larbin Musculator.
Il me rappelle la statue d'un de ces fichus dieux grec, que Louis m'obligeait à d'admirer dans ses foutus musées.
« - Vous savez où est Marc-Henri ? », lui demande Heinrich.
Mais qui est-il, celui là encore ? Marc-Henri, le nom à découcher pour fuir !
« - Son train est arrivé à Montparnasse à 10 h 12... »
« - On ne met pas deux heures pour faire huit stations de métro... Allez voir à la buvette s'il n'y est pas, et ramenez-le ! Je ne devrais même pas vous demander cela. »

Et l'autre file, tout honteux, en caricaturant également à fond le genre homo.
Mais je viens de comprendre une chose ! Pourquoi nous n'avons jamais vu Heinrich avec une femme : il n'aime pas les femmes ! Voilà ! Heinrich est homosexuel... Je regarde Andrée, qui regarde Musculator en train de finir de sortir. Puis nous nous regardons toutes deux : bref, nous sommes d'accord. Notre oncle d'amour, notre parrain de coeur est un « pédéraste », un « PD », une « tarlouze ». C'était ainsi que l'on disait au village, et y compris mon père, car à cette époque - les années 70 -, c'était extrêmement mal vu... Pour ce qui qui me concerne, je m'en fiche, naturellement.
Mais que c'est amusant l'inattendu.

Soudain, le téléphone sonne, mais Heinrich ne fait pas mine de décrocher. Comme j'entends une voix venir du bureau voisin, je comprends que c'est le petit gars du début qui répond. Illico, mon Goblieu l'appelle Super-Minet.
Lequel Super-Minet sort la tête de sa porte :
« - Monsieur Graff, les déjeuners de chez Fauchon sont arrivés. Je file vous les chercher. »
Et, à l'image de Musculator, il exécute pour sortir un vrai ballet entre les fauteuils, les chaises devant le bureau, la bibliothèque, le meuble avec une télé - car ils ont un télé ! On dirait qu'il se faufile entre les quilles d'un jeu, au bout d'une piste de bowling couverte d'une moquette épaisse comme un double-gazon, afin de tenter de disparaître dans le trou au fond ni vu-ni connu. Et cet ahuri effectue son exploit tout en nous faisant, à toutes deux, des petits sourires de soumis ! Il disparaît enfin.

Evidemment, comme Andrée et moi savons qu'Heinrich ne s'appelle pas Graff, mais Schmidt, inutile de te le dire, P'tite Gueule, que cela nous fait tout drôle qu'on lui donne du « Monsieur Graff » tous les dixièmes de seconde.
Soudain, une idée de la vraie raison pour laquelle nous sommes là point à l'horizon... Cela me rappelle la fois où j'avais invité mon amie estéhéticienne de Serzon à Charentonneau : je lui avais dit que j'avais un minuscule apart dans une banlieue pourrie, juste pour voir sa tête quand elle découvrirait qu'il était en fait très grand et donnait sur la Marne... Eh bien, je te parierais les quinze mille Balles de ma pseudo dette à Césario qu'Heinrich fait de même pour nous, Andrée et moi... Il veut nous épater ! Je la regarde et, aussitôt, elle plante ses yeux dans les miens pour me faire capter qu'elle pense pareil ! Nous ne sommes pas meilleures-amies-pour-la vie pour rien !

Quant à Heinrich, il ouvre la bouche pour prendre la parole, mais voici que le téléphone sonne. Une fois, deux fois, trois... Pourquoi ne décroche-t-il pas ? Ah si, quand même ! Il tend la main vers le combiné, le soulève et le laisse retomber. La sonnerie cesse.

Nous nous regardons, Andrée et moi : il vient de raccrocher au nez d'un type. Peut-être - vu le contexte - était-il important ? Mais peu lui importe, à Heinrich, il ne veut pas le savoir et lui raccroche au nez. Nous nous regardons à nouveau, Andrée et moi. La démonstration d'importance d'Heinrich continue !
Ne soyions pas dupes, me télégraphie Andrée...
Soudain, la porte d'entrée du bureau s'ouvre : c'est Musculator, de retour.
Il est suivi par un gros Monsieur, la soixantaine, bedaine et visage typiques de l'alcoolo.
« - J'ai retrouvé Marc-Henri à la buvette, Monsieur Graff », fait-il.
A la main, il tient une grosse valise, d'où sortent des bouts de manche, des bas de pantalons, comme si elle voulait prendre la fuite sur ces étoffes flottantes et moches.
« - Mais il ne fallait pas ramener Marc-Henri ici ! Amenez-le au 103 et veillez qu'il s'installe bien... Donnez-lui à boire beaucoup de jus de fruit, et commandez-lui un déjeuner. Bon sang, la session s'ouvre à quinze heures. Je vous signale que le téléphone a sonné pendant votre absence... Gus [je comprend que c'est le petit mec] aurait dû faire attendre le traiteur en bas et rester ici tandis que vous alliez à la buvette. Ce n'est pas à moi de vous coordonner. »

Après un « Bien, Monsieur », Musculator repart en traînant Marc-Henri et sa valise vers le 103. Là, je n'ai pu empêcher mes yeux de tellement s'arrondir qu'Heinrich m'explique :
« - Le 103, c'est pour 103 rue de l'Université. C'est là où les députés de province ont leurs chambres. Marc-Henri est le député de la deuxième circonscription du Mans, celle où est Vinneuf. »
« - Ah », fais-je, éberluée, « c'est un député, lui ? Mais toi ! Tu vas enfin nous dire ce que tu fous là ! »
« - Moi, je suis son suppléant... Cela veut dire, Patricia, que je deviendrai député à sa place s'il arrêtait, ce que je ne veux surtout pas : il me paie en notes de frais. Par ma société, J'ai aussi droit à divers aménagements, type appartement, chauffeur, etc., et je suis propriétaire de droits de rachat préférentiels dans ses actions à un prix convenu quand j'ai commencé ici... »
Soudain jalouse de toutes ces richesses, j'éclate :
« - Je ne comprends pas comment tu es passé de ta camionnette qui pue à voiture avec chauffeur... et comment tu est devenu député, même de remplacement ! Je comprends pas de Chez-vraiment-pas ! Y-a-t'il quelque chose que tu ne nous aurais jamais dit ? Tu nous prend pour des connes, ou quoi ? »

Andrée approuve ma question mais, à ce moment, la porte s'ouvre sur Super-Minet. Celui-ci installe, en dandinant - quelle caricature ! -, les trois plateaux-déjeuners sur le table basse devant nous.
Il défait les couvercles, pose les couverts, les verres, etc.
« - Gus et le jeune homme qui accompagne Marc-Henri sont respectivement premier et deuxième assistant parlementaires de Marc-Henri. Ah, Gus, le téléphone a sonné... regardez qui a appelé et rappelez. Ne me passez le téléphone que si ça ne peut pas attendre. »

Aussitôt, Super-Minet file dans le bureau voisin, dont il ressort illico pour dire qu'il s'agit de je-ne-sais-plus-qui, et que cela concerne le vote de ce soir. Il transfert la ligne à Heinrich. Là, je te passe les détails, P'tite Gueule, mais ils bavassent bien comme ça vingt minutes; Pendant ce temps, Andrée et moi avons de plus en plus la dalle : sur le plateau, foie gras, saumon aux truffes, crème au chocolat, une bouteille de vin rouge, etc., attendent - avec leurs fumets délicieux...

Soudain, Heinrich raccroche et me regarde :
« - Patricia, il faut que je te rende ça ».
Il met la main dans la poche intérieure de son veston. Et, là, P'tite Gueule, tu ne devineras jamais de ta vie et de tes quatre-cent feuilles !!!
Il sort deux papiers agrafés, où je reconnais mon écriture.
Horreur ! Il s'agit de la liste des patients de Césario réclamée par la Dentiste-Chef en échange de vacations supplémentaires au Dispensaire, hommes à gauche, femme et enfants à droite. Soit la liste des patients qu'il vole au Centre dentaire pour les mettre dans sa clientèle, liste qui devait être supposément envoyée par ma cheffe au conseil de l'Ordre pour l'interdire d'exercer, liste que j'ai patiemment écrite ! Cela remonte à huit mois désormais, mais jamais le Conseil ne s'est manifesté. Je m'effondre. Car, bien sûr, c'était une dénonciation anonyme ! Par quel circuit délirant s'est-elle retrouvé en possession d'Heinrich ?? Je balbutie :
« - Mais ma Dentiste-chef te l'as envoyé, en fait ? »
Andrée, elle, ne comprend rien à ce qui se passe.
Heinrich commence par lui expliquer, ce qui provoque en elle un début de fou-rire. A mon tour, je me risque à sourire, tout en guettant du coin de l'oeil Heinrich - car je sens que le plus beau de l'histoire est à venir et va être pour ma pomme.
« - Ma petite », me dit Heinrich, « tu as eu une chance du Diable ! Quand la liste est arrivée sur le bureau du président du Conseil de l'Ordre de Paris, celui-ci a regardé qui travaillait au cabinet de ton ami Césario, et il a été très étonné de constater que vous étiez deux dentistes du même centre dentaire... Donc, pour lui, il a tout de suite été évident que les deux dentistes avaient formé une sorte de collusion pour capter la clientèle du Centre. Or, je connais ce Monsieur... Tiens, la voici, je te la rends. Tu es folle d'avoir fait cela ! Si la procédure avait été lancée, ils auraient été obligés de te tomber dessus ! »

Et il me la fourre entre les mains.
Quant à moi, je suis au comble de la confusion, tu imagines bien, P'tite Gueule. J'ai même dépassé les limites de la honte. Me voyant, c'est à Andrée d'exploser :
« - Tu connais le président du Conseil de l'Ordre de Pat'... comme par hasard... Tu vas me faire croire qu'on peut faire bouillir de l'eau en soufflant dessus, aussi ?? Comment cette liste est-elle rentrée en ta possession, Heinrich ? Ce paplard n'aurait jamais dû quitter le Conseil de l'Ordre. A la LCL-L, on apprenait l'entrisme, sûre, on apprenait tout ce qu'il faut savoir, mais là ça dépasses mon imagination ! Tu fais suivre Pat' ? Tu fais ouvrir son courrier ?
C'est quoi cette connerie, bordel de Dieu ? On est des rien-du-tout sociales, alors pourquoi tu nous fait venir ici ? Tu veux nous épater, on est pas des connes ! Mais pourquoi ? Ca semble délire ! Qu'est-ce que tu attends de nous... ? On te prenait pour un rien-du-tout, le père de Pat' râclait ses fonds de tiroir pour nous payer tes cours de Boche, alors qu'en fait tu avais déjà un magot, peut-être bien ?? »
Il faut que tu saches, P'tite Gueule, qu'Andrée a très mauvais caractère. Tu ne t'en es pas aperçu, car tout se passe bien entre nous, mais encolérée elle ferait fuir un bloc de granit à l'autre bout de la Terre - et même droit sur Mars, s'il pouvait !

Mais cela semble indifférer Heinrich :
« - … Il se trouve que le Dispensaire de Patricia est sur le territoire d'une commune coco... »
« - Coco ? », je fais sans comprendre.
« - Communiste ! », me souffle Andrée.
« - Oui, communiste... Or, tu sais, les Conseils des Ordres, qu'ils soient médicaux, juridiques... c'est très politique... Dans quoi s'engageait-il, le président, s'il mettait en route une procédure ? Quels étaient les liens de ton ami Césario avec le maire, par exemple ? Juste pour cette raison, Il a senti qu'il pouvait se mettre dans les embarras. Il a fait venir vos états-civils, à toi et à Césario - c'est parfaitement légal. Il a constaté que tu étais née au Mans, que tu avais résidé dans la circonscription de Marc-Henri de Porlumeaux. Or, Marc-Henri est lié à la boîte de chimie pour laquelle je travaille, comme lobbyist... Il suffit pour le savoir de regarder le Journal officiel et de lire quelques articles... Ici, il y a cinq députés écolos... Ils ont un jeu de mots : " Porlumeaux pollue pour l'or ".
Le président a ensuite regardé qui était le suppléant, et il a réalisé que j'avais été le commissionnaire de ladite boîte... à Vinneuf, où tu es née... Ce qui signifiait que nous nous connaissions ! Or, ma boîte a tout un réseau de visiteurs médicaux qui fournissent les dentistes... Et dans ses relations publiques, elle les invite régulièrement à des congrès, là où l'on peut aussi faire du tourisme, dans des beaux coins... Et, bien sûr, il en est ainsi des membres du Conseil de l'Ordre - et particulièrement d'eux...
Et, quand tu as dans une affaire un maire communiste, un député UDF tendance giscardienne qui connaît (même de très loin) un ancien PR - Président de la République... Que ferais-tu, toi ? Balancerais-tu la dénonciation à la poubelle, sentirais-tu qu'on essaie de te manipuler et de te transformer en torpille contre un maire PCF - lequel dispose en outre d'un réseau énorme... ?
Non ! De là, il a eu une idée : il m'a appelé. Tu imagines mon étonnement qu'il me parle de toi, Patricia ! Il m'a proposé de déjeuner. C'était il y a quatre mois : il m'a remis ta liste et m'a demandé un service. Comme c'est un vrai Monsieur, de grand style, ce n'était pas pour prêté-rendu - comne on disait au village. Il m'a juste proposé que son gamin, qui est à Sciences-Po où il anime la section UDF - à vingt rues d'ici -, passe me voir. Là, mais seulement si je jugeais qu'il en valait la peine, il nous a demandé si, éventuellement, nous pourrions le prendre en stage - enfin que, officiellement, Marc-Henri le prenne en stage. Et, de fait, oui, son fils en vaut la peine. C'est un hyper-actif, il dort trois heures par nuit, il comprend au quart de tour : c'est le petit Gus ! Pour lui, c'est une formidable opportunité, car chez Marc-Henri ce sont les assistants parlementaires qui font tout... Parce que Marc-Henri est en dépression... »

Andrée, d'un genre qui ne s'en laisse jamais conter, s'exclame :
« - Attends, là, t'es en train de nous dire que le vrai député ici c'est toi ? Encore une fois, est-ce que tu prends pour des connes ? »
Puis, changeant de sujet, elle continue, plus doucement - pour ne pas être entendue du bureau voisin - :
« - Tes histoires de la guerre, on a fini par les connaître... Je m'appesantis pas... Ce sont des histoires de grand-père, nous on s'en contrefout... Pour en revenir au problème, pourquoi tu nous tiens au courant de tout ça ? Tu aurais dû balancer la liste et ne jamais en parler à Pat', en plus devant moi... Si tu le fait, peut-être c'est que tu attends quelque chose d'elle ? Et peut-être de moi... ? D'abord, commences par nous dire pourquoi ton Marc-Henri est détraqué comme ça : tu n'y serais pas pour quelquechose, par hasard ? Parce qu'ici c'est complot et compagnie... Comme à la LCR-L, tiens ! Et vu tes conseils en expertise de digitaline, on est en droit de supposer des choses... »
Et là Heinrich s'énerve, mais toujours à voix basse :
« - Mes histoires de grand-père ? Un jour, vous aurez mon âge et, quand vous regarderez en arrière, vous constaterez que vous avez l'impression qu'il ne s'est pas passé une seconde depuis votre jeunesse... Mais votre vie, elle, est déjà presque passée... Je comprends ta réaction, Andrée... Je sais que tu aimes les idées et tu as raison : les idées nous dépassent, elles sont éternelles. Le communisme, que tu as rejeté, a plus d'un siècle et demi mais, quand il est porté par des gens jeunes, il reste jeune... Et ce sont les idées qui nous rendre éternels. Nous leur donnons notre jeunesse et elles nous donnent leur étérnité... »
Puis il continue, encore plus doucement, si bien que nous devons nous pencher pour entendre :
« - Je suis devenu Nazi à quinze ans et, jamais, jamais, je n'ai changé... Je le suis toujours, et c'est à vous, mes anciennes élèves, que j'ai choisi de le dire. Aujourd'hui, je vous permets de poser un mot sur moi : " Nazi ". Mais vous n'êtes pas différentes car, même si vous restez au niveau de votre industrie, c'est-à-dire pour le moment la recherche d'un compagnon, vous concevez les gens comme des proies... Ce qui signifie que vous vous considérez comme des prédatrices, donc déjà supérieures, déjà d'une autre espèce. Bien sûr, je ne vous force pas à mettre un mot sur ce que vous êtes... Souvenez-juste comme vous étiez enthousiastes quand vous veniez à mes cours de Boche... parce qu'ils étaient des cours d'histoire, de géographie, dérivés directement de l'idéologie pour laquelle j'avais travaillé, d'abord comme une espèce d'historien - dans une section spécialisée... Et pourquoi adoriez-vous mes cours ? Parce que, dans le village, vous étiez considérées comme des cas sociaux et, qu'en venant me voir, je vous faisez comprendre qui vous étiez, des personnes en fait très intelligentes... Il n'y a qu'à voir l'évolution d'Andrée, qui est stupéfiante ! Mais toi aussi, Patricia, tu as un instinct inné, une compréhension immédiate de l'autre, dont tu captes aussitôt les fragilités. Tu as un potentiel magifique que tu ne perçois pas, car ta famille t'as endoctriné comme étant une cloche... En outre, vos origines, nordiques, normandes, vous classent dans une race supérieure - dont Patricia a toutes les caractéristiques morphologiques. »
Je te dis pas que je comprends tout, P'tite Gueule, mais ce mot, « nazi », je le retiens.

Heinrich reprend, plus fortement :
« - Pour en revenir à Marc-Henri, on le chouchoute et on veille sur sa santé comme sur la prunelle de nos yeux. Au Mans, un troisième assistant parlementaire n'est chargé que d'une chose : veiller à ce qu'il ne boive pas, aille à ses examens médicaux et prenne le train au bon moment, et à le récupérer dès qu'il arrive. Il a même emménagé chez lui ! Marc-Henri sort d'une cure de désintoxication à l'alcool et au tabac. A la place, il est sous anti-dépresseurs. Il ne faut plus qu'il boive une goutte d'alcool, d'autant que sa femme l'a quitté. Même chose pour le tabac. Le tabac associé à l'alcool, c'est le pire ! Comme il ne peut pas faire de psychothérapie - on le lui a suggéré -, on bricole avec la chimie médicale de synthèse, les anti-dépresseurs, les anxyolithiques, de temps en temps un-demi somnifère...
Tous produits dont mon Groupe est le premier fournisseur ! Ah, ce qu'il a, c'est encore - et toujours - un problème d'enfance, d'abandon... Là, c'est un drame familial... encore lié à cette fichue " Résistance " ! Son père, qui était un activiste aux Jeunesses chrétiennes, a été déporté en 1944 et n'est jamais revenu. Il a été gazé... par un produit que commercialisait notre firme, d'ailleurs... Bref, il est devenu nuit et brouillard... D'où Marc-Henri n'a jamais pu faire son deuil... Je dis pas ça pour le plaindre, mais vous expliquer le travail, disons la méthode... Et moi, pour nos intérêts, je dois rattraper ça, le faire tenir, le faire aller de législature en législature... Là, c'est sa quatrième... Mais on s'attache, quand même... Il est devenu une sorte d'animal de compagnie, vous voyiez ? Et, en même temps, nous sommes ses animaux de compagnie, nous le désennuyons... C'est une relation symbiotique.
Allez, mangez maintenant ! »

Pour te rendre compte de notre état d'esprit, à Andrée et à moi, il n'y a qu'un mot : SIDERATION.
Il y a aussi que, tous comptes faits, nous sommes très flattées l'une et l'autre, par la considération et la confiance que nous fait Heinrich en nous racontant ses secrets. Et je découvre, dans les yeux d'Andrée, que cela ne lui déplairait pas de devenir son assistante parlementaire. D'ailleurs, elle se radoucit illico. Au fond, ne serais-ce pas une sorte de pré-entretien d'embauche ? Cela serait logique, car nous nous faisons confiance... Heinrich doit vouloir préférer travailler avec des gens qui, sachant pour son passé, n'iront pas déterrer les trucs moches. Car le petit Gus, tout mignon fusse-t-il, que ferait-il des secrets de notre-meilleur-ami-pour-la-vie ?? Mais j'y suis, soudain : Heinrich a quatre-vingt ans, il doit se chercher un(e) successeu(se). Pourquoi pas Andrée ? Avec sa formation politique ! Ce serait le comble, vu qu'au départ non seulement elle était analpabète, mais que personne au village ne comprenait ce qu'elle racontait - à part moi.
« - Tout est dans tout », finit-elle murmurer mon amie.
« - C'est du matérialisme dialectique au service du capitalisme international, tu vois... », dit Heinrich.
« - J'ai arrêté ce genre de lecture, pour ce qu'elles m'ont apporté, et je me suis plongée dans Krishnamurti... », continue André.
« - C'est quoi encore ce truc ? », je fais.
« - Un penseur mystique indien », répond Heinrich. « Je suis sûr que, lorsqu'Andrée l'aura révisé à la lumière de son léninisme très personnel, il trouvera une nouvelle incarnation... »
Andrée rit. Je n'ai rien compris à ces sous-entendus.
Soudain, la lumière fuse. Je m'exclame :
« - Penseur mystique ? Tu vois, Andrée, je t'avais bien dit que si t'avais les athées, tu avais aussi les anti-athées... »
« - Que veut-tu dire par là, Patricia ? », demande Heinrich.
« - J'ai dit à Andrée de chercher un autre genre de mec, toujours une tête, mais à condition qu'il ne soit surtout plus LCR et compagnie. Je lui ai dit d'aller vers le gibier non-communistes et non-athée, car ils ne sont pas formés à la politique et ne s'attendent pas à voir débouler Andrée sur leur patrimoine... »
« - Belle intuition... Mais si Andrée évite les responsables sectaires », fait Heinrich.

Soudain, le tête de Super-Minet surgit de la porte :
« - Jean-Claude Laroche vient d'arriver à l'accueil, Monsieur Graff... »
« - Ah, il m'avait dit ne pas pouvoir venir ! Mais comment allez-vous le nourrir ? Avec un reste de patates et en faisant bouillir un bout de ceinture... ? »
« - Certainement pas ! J'avais commandé chez Fauchon un quatrième plateau-repas, au cas où il serait finalement disponible... Je vais le disposer sur la table... Je viens d'appeler Franck qui revient du 103 où il a fini de faire déjeuner Marc-Henri, qui commence sa sieste... Il prendra Monsieur Laroche au passage, de manière à ce que je puisse réponde au téléphone pour que vous ne soyez pas dérangé. »
Tout ça en parlant comme une fille le ferait. Il ne lui reste plus qu'à se costumer et il sera parfait. Il referme la porte, si discrétement que c'est à se demander si ce n'est pas un rideau de velours.
Andrée et moi n'en pouvons plus de joie : Paulo arrive ! Quant à Heinrich, il fait :
« - C'est un trésor, de garçon. Et c'est à toi que je le dois, Patricia. »
Je rougis.

Ce jour, j'ai appris une grande leçon : lorsque tu partages tes crimes avec une autre personne, et que celle-ci ne dit rien, elle devient ta complice. Cela, je décidais que je saurai le faire fructifier. Et je compris soudain ce qu'Heinrich avait voulu me dire, sans avoir l'air d'y toucher : il y avait beaucoup de pognon à gagner dans ses affaires. Je sentis bien, aussi, que cela était en lien avec mon « ineffable beauté », mon « torride charisme », comme disait Louis. Ou, encore, le fait que j'étais « impossiblement indésirable », comme avaient dits d'autres Allemands - les deux libertins avec lesquels j'avais couché en Thaïlande, tandis que Charles se fichait un masque de plongée devant la tête.
Sinon, quoi d'autre ?

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