Chapitre 36 : Comment sortir un lapin de son terrier conjugal ?
Début décembre. Après Charles, Louis et Césario, Jeannot-Lapin ? Ou, plutôt, Jean-Philippe ? Oui, P'tite Gueule, c'est celui qui travaillait dans un abattoir pour se payer des études de capitaine de bateau. Nous nous connaissons depuis mes études, mais il ne fait pas partie de mon groupe d'amis dentistes - aussi, il ignore quelle dépravée j'ai été. J'appelle une amie pour me renseigner, mais sans l'alerter car Jeannot est maqué. Nous faisons au téléphone le tour de la Bretagne, ex-condisciple après ex, ville après port, avec le goût des embruns, des plateaux d’huîtres et du sperme. Je glisse dans la conversation le prénom de Charles-Albert - au lieu de Jean-Philippe. Mon amie ne voie pas qui. Je dis :
« - Tu sais, le gars qui conduit des péniches, le capitaine ? Sur le canal de Nantes à Brest ! »
Elle éclate de rire et me déballe ce qu'elle sait sur lui. Il a vogué sur un tas de ces villes flottantes à piscines et toboggans aquatiques, Caraïbes l’hiver, Méditerranée l’été. Je fais mine de me souvenir de lui. Oups ! Interroger sur la famille... Et, oui, en effet, ses parents ne pouvaient lui offrir de brevet de capitaine, trop cher : ils sont instit, comme les miens ! Et en village, en plus ! Il a été skipper, a conduit le yacht de Le Guen lui-même, un multimilliardaire qui a une villa en côte d’Armor. Mais cela, je le savais.
« - Quarante mille Francs par mois, tu entends bien, Pat’. Le Guen et sa famille venaient dans leur jet privé à Saint-Barth, et là c’était île après île… Pour les traversées, il pouvait emmener gratuitement sa compagne, à condition qu’elle reparte en avion à l’arrivée de la famille Le Guen. Leurs fils ont notre âge… »
À la naissance de son enfant, Jeannot avait pris un « commandement » de « second lieutenant » sur un paquebot de croisières : le Commodore Excelsens.
Quinze jours de croisières, quinze de repos. Vingt neuf mille net - pour un mi-temps. Avec ce qui lui a versé Le Guen, plus les primes, étant - à bord - nourri, logé et blanchi, il s'est payé comptant une maison à Serzoual-sur-Vilaine, à dix kilomètres de mon amie ! Comme toute famille de gradés, la sienne a droit à des voyages, croisières et Méridiens gratuits. Je le surmonte de cinq centimètres - quoique je ne sois pas grande. Il est très mignon et me plaît : il ressemble à un gros bébé joufflu, baraqué comme pas possible, aussi haut que large. Il dégage une vraie puissance virile. À la différence de Louis, il est hyper-équilibré ! Sinon, comment assumer la responsabilité de milliers de vies ?
Mon amie, qui organise une soirée pour le Nouvel-An - celui du nouveau Millénaire -, m’invite. Jeannot sera-t-il là ? Elle m'a appris qu'il venait de se marier. Elle trouve admirable que cela soit avec sa première copine, seule femme qu'il n'ait « jamais connu ». Si admirable, en effet, que je pourrais lui apprendre ce qu'est vraiment faire l'amour, avec une véritable lionne - qui ressemble à Brigitte Bardot, Jane Fonda et Nastassia Kinsky confondues, les stars de l'époque.
Quand j'arrive en Bretagne chez mon amie, au Nouvel An, il est là. A table, je suis presque en face de lui, Serpillière à ma droite - tel est le surnom que je donne à sa femme. De temps en temps, celle-ci va voir leur bébé, mis à dormir dans la chambre des enfants. Je me suis débarrassée au passage d’Arthur à Vinneuf - avec le soulagement que cela me cause. Car on dirait, en effet, que le poids de cet enfant ne cesse de s'accroître en moi : Arthur grandit, certes, mais à chaque fois qu'il prend cent grammes, cela représente dix kilos de plus à assumer pour moi. Il commence à sérieusement m'importuner, celui-là, car j'ai toujours veillé à ma ligne...
Je suis toute en beauté, avec quasiment presque pas de maquillage. Jeannot me regarde. Moi pas. Mais il est certain, qu’à côté de sa copine, blonde fillasse fagotée comme pas possible, il n'y a pas à chercher. Il y a petite robe noire et petite robe noire, ma chère voisine ! En outre, on ne met pas une robe noire avec des sept centimètres, ça fait pute. On met de petit escarpins, maximum, voire - comme moi - des petits chaussons genre danseuse, en cuir noir et luisant, avec des bouts dorés. Cela fait « madone », « innocente », « Parisienne » : Louis m’avait bien expliqué ces choses - qu’on ne sait pas toujours dans nos bleds. De même, il m’avait dit : « Le maquillage, léger, très léger. Fin du bleu sur les paupières, c’est ridicule. Juste du noir pour agrandir la forme en amande ! » Celui-là, s’il avait su dessiner, il faisait styliste et homo, c’est sûr !
Jeannot me regarde, extasié. Quand ma voisine s’absente pour donner le biberon, je fais comme si je me forçais d’oser le regarder, tête un peu baissée, timide. Arrivent les danses. On pousse la table, je me mets à glisser sur la piste, « fluide », en mouvements doux, yeux mi-clos. Louis me décrivait ainsi : « - Tu ne danses pas, tu lévites, c’est nuptial, tu ressembles à une sirène dans un aquarium. » Quand je fais un tour sur moi-même, je vois que Jeannot me mate - voire, me surmate. Un autre, d'ailleurs, pareil. Moi, non. Je fais comme si je jouissais de moi. Ces regards, tous ces regards, hommes, femmes jalouses, tu sais l’effet que cela me fait, comment je l'ai géré jusqu'à présent, P'tite Gueule… Je sais aussi que ce genre d'émotion attire aussi mon Goblieu, qu'alors il peut me mettre dans un état, pour que ça s'emballe, ça éclate, je m'éclate... Slows : je choisis le mari de mon amie, un autre type, puis encore un. Je suis la plus belle de toutes : le célibataire que je fascinais m’aborde pour une danse. Forcément, je lui dis « Oui ». Là, il me colle… Soudain, d’un coup, une grosse, énorme envie monte en moi ! Je me débrouille pour que nous approchions tout contre Jeannot. Et je le repousse doucement.
Mon danseur me demande mon téléphone :
« - Désolé, non, je ne peux pas »…
Puis, la main sur son avant-bras, j'ajoute :
« - Je sors d’un gros divorce, ce n’est pas par rapport à toi… D’autant que j’habite Paris… »
Fin de l'épisode. Je me retourne. Jeannot a tout entendu.
Il me regarde, je rougis, baisse les yeux.
« - Tu habites Paris ? Pas trop difficile ? »
« - … On s’habitue… Je travaille dans un dispensaire, en Seine-Saint-Denis, ils sont cools. »
« - Je n’y viens jamais, sauf pour mon travail, quand il faut prendre l’avion à Roissy… »
Un bon Breton déteste Paris. Sinon, il n’est pas un bon Breton. Sa femme revient. Mais elle est à combien de visites de leur p’tiet, celle-là ? Je regarde Jeannot, un peu trop fixement, hypnotique, puis je file au buffet - l'ignorant le reste de la soirée.
Trois semaines après, mon amie chirdent rappelle.
À moitié-contente, elle m’apprend que Jeannot lui a demandé mon téléphone.
Cela la fout mal par rapport à la femme de celui-ci, son amie. Mais c'est une bonne copine, fidèle, sachant que je suis seule. Je dois la jouer finement... Je lui réponds :
« - Je n’ai pas la tête à ça après ce que j’ai vécu… »
« - Alors je lui réponds quoi ? »
« - Rien : dis que tu n’arrives pas à me joindre. »
Bien sûr, mon amie s’attendait à me voir sauter sur l’occasion. Je l'entends presque penser que j’ai bien changée - et que cela fui fait plaisir. L'opportunité-Jeannot, je sais que je n'en aurais jamais plus de ma vie : je ne peux pas, je ne veux pas la rater - à aucun prix. Si, pour le réussir, je devais liquider mon P'tiet, Louis et la femme de Jeannot, en passant par Césario, je le ferais. Mais mon Goblieu me dit :
« - Pour avancer, sert-toi de tes problèmes ! »
Qu'entend-t-il par là... ? Je suis certaine que je vais le découvrir, peu à peu. Ce que je comprends, pour le moment, c'est qu'avec mes échecs à répétition - en commençant par Charles -, j'ai analysé les chausses-trappes où je suis tombée. Vis-à-vis de Jeannot, je dois installer une image en béton-armé, lui donner des idées si fortes sur moi que, quoi qu'il arrivera ensuite, il croira toujours à mes explications... D'abord, sincèrement... Puis, ensuite, parce qu'engagé, d'abord à l'annulaire, puis au poignet, à l'épaule et dans tout le corps, il ne voudra - de lui-même - ne plus croire, puis ne plus entendre, de vérités contraires à mon sujet. Il sera ma proie, ma victime, puis mon complice. Je vais mettre mon monde à la place de son monde. Il pensera comme moi, verra les choses par mes yeux, les interprétera selon mes interprétations ! Voilà ce que je veux pour lui. Et je sens qu'il peut devenir ainsi : si je pense à lui, une image de pâte à tarte me vient de mon Goblieu. Oui, cette pâte que tu façonnes à ta guise dans les moules que tu veux.
Mais revenons au présent.
Comme j'ai refusé que mon amie donne mon numéro à Jeannot, que va-t-il faire ? Abandonner ? Affreux suspense... Toute ma vie est suspendue à sa décision... D'autant que je sens que, dans ses relations avec les femmes, il est plutôt subordonné... Surmonter l'opposition de sa femme doit lui être difficile. Je connais ce genre d'homme, désormais : c'était le genre de Charles, certes, mais ni le genre de Louis, ni de Césario. Mais c'était le genre de Benjamin - le frère cadet de mon ex-mari, qui capitule à la moindre opposition, entrant en panique totale, traumatisé dès l'enfance par la guerre totale que livrait Louis à sa mère, dont l'autoritarisme le révoltait (ainsi qu'il me le confia).
« - Je fais tout ce que je peux », me souffle mon Goblieu.
« - Parviens à faire qu'il pense comme je pense... », j'envoie à ce dernier.
Ah, oui, si je pouvais, en pensées, me glisser dans la tête de Jeannot, lui injecter mes désirs, les lui faire prendre pour les siens, m'immiscer en lui de cette manière pour faire prendre des décisions qu'il croirait venant de lui - alors qu'elles sont les miennes . Tout comme le fait, mais dans l'oral, le Journal de 2O h de TF1 pour des millions de Français - qui croient que toute la réalité est dans ces foutues images en deux dimensions, qui tremblotent quand le vent gêne les ondes - sur des scénarios écrits spécialement pour qu'ils dépensent leur blé, votent pour Un-tel...
« - Tu as tout compris », me glisse alors mon Goblieu, si affectueusement que je sens une chaleur m'envelopper... Définitivement, je ne suis plus une conne... Si une simple pensée pouvait être comme l'un de ces collets que nous glissions, enfants, sur les trouées des lapins dans les herbes...
Passent encore d'affreux jours : puis, en février, Jeannot appelle au Dispensaire. Quel malin, tout de même ! De dispensaire, n’y en a qu'un dans ce fichu département de région parisienne ! Un seul ! Et Il a trouvé tout seul, ce petit gland !
Je crie alors à Véro, par-dessus le bruit de la roulette :
« - Je ne peux pas le prendre : dis-lui de laisser son téléphone ! »
Jennifer revient avec un papier qu'elle pose sur mon plateau.
Passent encore trois semaines. Un soir, j’appelle le 06 de Jeannot : je sais qu’il a pris son sous-commandement du Commodore Excelsens car, auparavant, j'ai appellé la compagnie pour être certaine qu’il était en mer. A aucun prix, Je veux l'appeler chez lui - car sa copine entendrait, comprendrait, et Jeannot pourrait renoncer... Un soir, je lui passe un coup de fil, genre triste. Je pleure même un peu. Quand il revient à Roissy, puis de là vient à Saint-Mandé, il m'apporte un cadeau : un coquillage magnifique, bleu dehors, rose dedans. Je fais ma gamine, l’approche de mon oreille pour écouter la mer en faisant un « O » émerveillé. Je le lui pose sur sa propre oreille pour qu’il l’écoute et, là, je lui fais un bisou sur la joue. Surprise ! Puis, aussitôt, je joue la distance. Néanmoins, nous nous promettons de nous revoir. Je le lui jure, un peu solennelle. Je tiens toujours mes promesses, mais pour quelques cas particuliers.
Nous couchons fin février, quand il vient à Paris pour aller à Roissy et de là s'envoler (en première classe) prendre son commandement… pour les Bermudes ! Mais après, quand il rappelle, je ne décroche pas. Une seconde fois, non plus. Une troisième ? Suspense : est-ce que cela va marcher ? Et comment cela peut-il marcher ?
Je lui fais alors un SMS, après avoir vérifié qu'il était revenu sur le Commodore Exelcens :
Je t'aime. Je t'aime : voilà une chose que je peux pianoter sur mon mobile, pas dire. Il y aurait trop de risques que l'autre voit que c'est faux. Mais, et je l'ai enfin compris, hommes et femmes veulent tant croire qu'ils sont uniques qu'on peut leur servir toutes les salades d'amour. Surtout si le désir chahute leurs hormones. Dès qu'ils y croient, ils reviennent rarement en arrière : personne ne supporterait d'avoir eu tord à ce point. Sinon, cela signifierait-il que l'on est un con, une pâte à tartiner ?
Me retournant sur mon passé, je réalise que j'ai atteins un seuil ou, presque de manière parfaite, je fais ce que je veux des hommes - en me servant de ma beauté comme levier. A trente ans ! Délire de joie, de bonheur. Je les domine tous.
Mais mon Goblieu me souffle:
« - Prends garde à toi... Tu as encore beaucoup de choses apprendre. Les deux ans qui vont venir vont être terribles pour toi, tu devras apprendre à survivre. Tout ce qui a précédé était juste une mise en jambes.. »
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