Chapitre 38 : Andrée à l'offensive

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Et commence la confession d'Andrée. Dans la pénombre, moi avec son blouson violet et tâché, les jambes nues dépassant de dessous, mes pieds nus sur la terre. Elle, devant moi, sur une autre caisse retournée. Toutes deux, nous tenant les mains. Nous devons ressembler aux petits personnages des bédés d’Arthur. C’est ainsi, qu’en un éclair, je nous vois, comme me tenant, flottante, au-dessus. Si j'avais des feutres, des couleurs, si je savais dessiner, je peindrais cette scène impossible.
Mon amie commence :
« - De retour au Mans, je savais plus quoi faire… Tu penses bien. Je suis d'abord allé voir dans notre trou-grangier, mais les étiquettes étaient toutes foutues depuis le temps. Pour les bouchons, c’était un gros mélange de toutes les sortes, si bien que rien ne correspondait aux bouteilles de la cave à Mémé ! Quant aux bouteilles non brisées, elles ne correspondaient à aucune de celles de la cave. Illico, tous les plans hypothétiques d’Heinrich ont été flanqués par terre. Ah, ce jour-là, en 62, je te le dis, il aurait mieux dû prendre trente bouteilles au lieu de quinze et me les remettre. Voilà, c'est dit ! »
« - T’as la malchance de chez malchance… »
« - Je te dis pas la misère en revenant… D’autant qu’une vente s’approchait à Genève… Donc Mémé allait bientôt savoir que j'étais passée vendre moi-même des bouteilles... »
« - Alors me dis quand même pas que t’es retournée dans la cave de ta mémé ? »
« - Tu me vois voler des bouteilles et aller les vendre ? J’y ai bien pensé, je l’ai même voulu très fort. Mais j’ai pas eu le courage, voilà ! En plus vois déjà qu'ils me pourchassent ! »
« - Qui, " ils '' te pourchassent ? »
« - Oui, oui, ils me traquent, et à plusieurs encore !! En final, c’est ce que j’aurais dû faire, voler leurs bouteilles. Même menottée par les gendarmes, je serais moins malheureuse. Car je suis traquée comme une bête, je te le dis ! Ce sont des Diables… Vois-tu, ma famille, ce sont des professionnels du blanchiment, du stroumpfage... »
« - Du blanchiment, du stroumpfage... ? Mais c'est quoi, ça à quoi à voir avec les Stroumphs ? »
« - Avec les Stroumphs ? Rien ! C'est du blanchiment... Le stroumpfage, c'est quand tu réalises dans le même temps une affaire immobilière : c'est le surnom, je n'invente rien.... Ma famille - enfin, Mémé - a transposé à Vinneuf ce qu'on appelle la technique du prêt adossé... »
« - Tu me parles stroumphien, là ! Comment ça se fait que tu t'y connais autant, déjà ? »
« - L’expert-comptable où je travaillais est tombé pour blanchiment… Et de ma faute, encore : comprenant pas quelque chose dans ses comptes, j’avais appelé les Impôts. La P.J. lui est tombée dessus, j'ai été convoquée - c'est là que l'ai tout appris sur le blanchiment... »
« - Mais c'est quoi, alors, ton blanchiment ? Tu vas finir par me le dire... »
« - C’est quand gagnant par exemple de l’argent avec la drogue, tu ouvres une blanchisserie en faisant croire que tu as deux fois plus de clients que réalité : de cette manière, tu blanchis ton oseille, et de souterrain il remonte de son trou-grangier sur le plateau, en terrain visible et légal… Car sinon comment profiterait-tu de ton argent ? Comment achèterais-tu ta Porsche ? Mais là, ce que nous avons blanchis, ce sont les millions de Pépé, l'argent du marché noir et de la Collaboration… »
« - Mais c'était sous ton pépé : il y a prescription, forcément... »
« - Ah, mais là tu parles des Lecornus... Nous sommes en paysannerie, quand tu as de la richesse, tu dois la ravaler, pour ne pas faire de jaloux... Pour commencer, à la ferme, J’ai refouillé partout, sortis des papiers que je n'avais pas trouvé lors de ma première fouille… Comme Mémé garde tout, tu vois, en cartons, listes de courses, notes de l’épicier, du charcutier, on les passe de temps en temps au grenier... sinon, il n’y aurait plus de place pour le lit... Là-haut il y en a des piles, partout. Certaines même d’avant la mort de Pépé… »
« - T’as fouillé là-dedans ? »
« - Pour sûr, année après en année, en descendant l’temps : j'ai découvert, qu'en effet, Mémé avait vendu pour sept cent mille Francs de bouteilles en 62 à l'Hôtel Drouot, à Paris. Et que, oui, la même année, un peu avant, la ferme s'était faite prêter trois millions - sur cinquante ans... Avec un remboursement d'environ soixante dix mille par an... Mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg... A partir de 72, elle a commencé à vendre d'autres bouteilles, mais à Genève ! Ca a confirmé ce qu'on avait compris : Pépé avait partagé ses bouteilles en deux, une partie dans le tou-grangier, l'autre à la ferme elle-même... A Genève, donc, une fois par an, Mémé fait l'aller et le retour... Sans que je l'ai jamais su... De toute façon, j’étais bien sûre qu’elle confierait ça à personne d’autre, surtout pas à mon frangin. La cheffe ici c’est encore elle, encore à quatre-vingt-cinq ans passés, dialyse, perfusions ou pas ! La tête est vaillante, elle a une calculatrice là-dedans, d’où lui descend toute son énergie… »
« - Comment qu’elle fait ses ventes ! C’est une invalide, elle doit voisiner les cent pour cent ! »
« - … Depuis peu ! Depuis l'an passé... Elle note les sommes, toutes-toutes-toutes, centimes, Francs, anciens ou nouveaux… J’ai prises les plus grosses au Photomaton. Pour Genève, ça remonte donc à 72… La somme, on rêve : presque deux millions… de Francs… Calcules toi-même ce qu'ils ont ramené par an quasi un tiers de siècle durant... En plus, début 44, sentant venir la merde, Pépé avait acheté des parts d’une propriété vinicole… Il avait en co-propriété une partie d'un domaine là-bas : ils se font payer à la paysanne, en fermages, soit en bouteilles de Bourgogne - et millésimées ! »

Dans notre nuit horrible, une envie folle de rire me prend.
Chez les Lecornus, le billet de banque, c’est la bouteille de rouge.
Soit ils la boivent, soit ils l'épargnent, soit ils l'échangent contre d’autres bouteilles.
« - Et ces aut’ bouteilles qu’en font-ils ? Ils les conservent aussi ?? »
« - Non !! C’est un bistrotier aux Halles à Paris qui les leur revend… . Au lieu de se faire payer en liquide, ils ont pris part dans son fonds… Y-a des papiers où ils rachètent avec lui le fonds de commerce voisin… Ils ont monté une société ensemble. Aussi en 44. Enregistrée et tout. »
« - Mais pourquoi là aux Halles ? »
« - … Mémé a toujours dit que le drame de la famille qui avait conduit à la mort de Pépé ça avait été le changement des Francs de l’Occupation en Francs d’après la guerre… Elle disait : ‘‘ Les Francs c’est comme le papier-journal pour la crotte : il faut tout d’suite s’en débarrasser ! ’’ Puis ils voulaient pas se faire repérer par les Impôts, forcé. »
« - Mais tu sais ce que ça vaut un bistrot aux Halles, à Paris ? C’est par là que j’allais avec Césario pour le rembourser : on faisait le tour des bistrots à vins - tiens peut-être le tien ! Tu t’en sors jamais à moins de qurante cinq balles, quatre vingt dix pour deux… »
« - Pépé faisait le trafic du marché noir avec son Ausweis pour aller revendre aux Halles (tu sais, le vieux papier avec un aigle encadré dans ma chambre) : c’est là qu’il a dû connaître son bistrotier. Après son décès, Mémé a continué les affaires avec lui. Voilà. Pas besoin d’être le génie du coin. Les bouteilles partent de Bourgogne direct aux Halles, elles transitent pas par Vinneuf : ni vues, ni connues, ni bues. »
« - Mais s’ils ont mis tout ce fric en vignes, combien de bouteilles ils écoulent par an ? Des milliers ! »
« - Mais non, quand même ! Mais leur principe est de réinvestir les bénéfices des bouteilles dans l'achat de parts de la propriété, et dans l'extension et la modernisation du bistrot.... C'est parfaitement légal... Sauf que moi je l'ignorais. Mais là où nous sommes tombés dans le blanchiment et la fraude, fiscale, bancaire, le détournement de fonds d'origine criminelle... C'est quand De Gaule est revenu en 58. Mémé a repris confiance dans le Franc, parce qu’il nous a débarrassé de l’Ancien Franc. Elle avait confiance parce que, selon elle, De Gaulle était pote avec Pétain… »
« - Déjà là : si je compte t’as au moins trois ou quatre millions en bistrot aux Halles et en propriété vinicole : et c'est légal, jusqu'à là ! Les bénéf, ils les remettent dans ces affaires... Pourquoi diable faire du blanchiment ?? Ce serait est con de Chez-con ! »
On fait un gros silence de tristesse. Andrée reprend.

« - Après les Nouveaux Francs, ils ont pris un gros crédit énorme au Crédit agricole… Un crédit que l’exploitation pouvait pas rembourser… »
« - Mon Dieu : mais si le Crédit Agricole savait que vous ne pourriez pas rembourser, pourquoi vous prêter ? … »
« - C'est ce que je me suis demandée... j'ai cru comprendre que c'est parce qu'ils voulaient du cash… Sans avoir à vendre trop vite leurs bouteilles, puisque leur cours montait... »
« - Le Crédit Agricole ?… »
« - Non, Mémé... Dans les papiers, ils ont commencé par se voir un premier prêt refusé... Cinquante-mille, pas plus... puis, après, ils ont présenté un deuxième projet, et là la banque l'accepte : mais là, ce n'était plus cinquante-mille, mais trois millions !! Trois !!!! Et la banque leur a prêté… Bien qu'à l'époque on comptait soixante hectares, bien que l'exploitation n'était valorisée qu'à soixante-mille... Mais il y avait un garant... Une banque à Monaco... »
« - Une banque à Monaco ! La classe internationale… »
« - Attends un peu... De là, quand tu blanchis à travers un prêt adossé, ce qui se passe le plus souvent c'est que l'on sait d'avance que l'emprunteur ne remboursera pas le prêt, et donc la banque prêteuse fera jouer sa caution pour recouvrer la créance qu'elle a sur le débiteur défaillant... Soit, ici, les Lecornus... Ainsi, les fonds seront légalement transférés de cette banque à la banque de l'emprunteur, et seront donc blanchis... Et, forcément que, vue l'activité de la ferme, on ne pourrait pas rembourser ! Et surtout y fallait pas qu'on rembourse pour que les fonds soient blanchis... »
« - Oh putain de putain je vois le truc venir… »
« - Quand Mémé a vu les trois millions arriver, cela lui a tellement monté à la tête, qu'elle les a gardés et elle a tout réinvesti dans des apparts au Mans, en créant une SCI… »
« - Une SCI ?… »
« - Une Société civile immobilière... Dedans, il y a elle et mon frangin… »
« - Mais alors qu'on fait ceusses qui ont vu disparaître leurs trois millions... »
« - Tu as tout compris... Moi, ce que je pense, c'est que quand nous nous sommes fait refuser notre premier prêt, elle a fait jouer les relations de Pépé pendant la guerre... Son but, c'était de faire durer-durer jusqu'à ce que les bouteilles que nous avions encore aurait assez monté... En gardant le meilleur jusqu'à la fin ! Et ce sans toucher au patrimoine du bistrot et de la société vinicole... On lui a dit : OK-d'ac, mais ce sera beaucoup plus et à nos conditions... Elle a dit oui, se croyant plus fine qu'eux ! »
« - Oh putain de bordel de Dieu... Ah, quelle femme d'affaires, ta Mémé ! Elle n'a pas froid aux yeux, elle ! Mais si c'était des criminels, ils allaient forcément vouloir récupérer leur blé... Et le Crédit Agricole, il faudrait le payer... Mais bah, pour ça au moins, c'était pas difficile, avec les loyers... »
« - Tu penses pas que Mémé allait payer le Crédit Agricole avec les loyers... Elles les thésaurisaient, sans jamais les dépenser, nous faisant vivre dans la misère que tu connais... D'autant que les bouteilles, qu'elle gardait bien précieusement, commençaient à prendre leur valeur… »
« - Et tes criminels voudraient pas les prendre, alors, pour se rembourser ?… »
« - Encore faudrait-il qu'ils sachent que nous les avions… C'est de là que Mémé s'est mise à les vendre discrètement à Genève, petit bout par petit bout... À chaque fois que je soufflais une bougie, soixante dix-mille tombaient. J’ai trente-quatre ans. Fais le compte… Bah, je l’ai fait pour toi : deux millions. Mais peut-être davantage... »
« - Mais vous êtes sont riches de Chez-riches… Quand tu hériteras, à la mort de ton père, tu le seras aussi, t'auras plus à t’inquièter… »
Andrée de pleurer alors de plus belle, à grosse gouttes, moi y compris.
« - Andrée, y reste combien en bouteilles ? »

Elle ne répondre pas à ma question :
« - … Je te le dis, Pat’, en fait on est une ferme fictive… une ferme fictive, soit-euh depuis près d'un demi-siècle… Elle pourrait avoir que deux-cent mètres carrés au lieu de trente hectares, on s’en foutrait. Elle est là que pour blanchir le blé du marché noir de l’Occupation, le magot du collabo du village, le magot de Pépé le pendu de honte… Quand j'allais chez eux le lundi, au fil des semaines, je voyais s’entasser dans les granges parpaings, ferrailles, vitres, portes, avec même tout l’électroménager d’une cuisine à vivre, marque allemande, télé énorme dans son carton… Soi-disant que mon frère sous-louait sa grange au maçon, en échange de services… Il s'agissait des matériaux achetés au black pour sa future maison... Le pire c’est que je l’ai cru, la gourde ! »
« - Que faire d’autre, ça nous vient de l’enfance cette sorte de croyance… »
« - J’ai refouillé ! Dans les papiers de Mémé, tu trouves aussi tous ses billets de train, ses courses de taxis, tickets de métro : Tu as même les notes de L’Hôtel du Lac, à Genève, et des photos d’elle. Tu croirais pas, elle faisait quinze ans de moins que son âge… Comme aujourd’hui… On la voit à une fête là-bas, endimanchée… au bras d’un Monsieur genre distingué. Quand tu vois la plouc de village qu’elle est ici-bas, c’est comme si une baguette de sorcière le touche dès quitté Vinneuf. Bourgeoise distinguée à Genève, cul-terreuse à patois ici. Ma mémé, c’est comme une menterie vivante, des décennies sans faillir, toujours sur le front. »
« - Comment tu l’as reconnue… »
« - J’ai fouillé dans l’album de famille pour revoir les images… »
« - Forcément… C’est comme moi quand, après m’avoir fait mon look androgyne, je me suis mis à sortir avec des bourgeois… »
« - C’est en refouillant la chambre de Mémé que j’ai trouvé son billet de train Le Mans-Genève en aller et retour, passage par Paris, réservation à L’Hôtel du Lac. Tout ça voilà un mois. Tout prévu au détail, comme par un tour-operator… »
« - Mais qu’est-ce que t’as fait ? »
« - J’ai rien réfléchi, Pat’, j’ai rien réfléchi… Je te le jure… Là j’ai pris ma décision : je ferai le coup quand elle sera dans le métro à Paris ! »
« - Le coup ? Quel coup ? Oh que tu me fais peur, soudain. »
« - En refouillant, je me suis aperçu qu’elle les vendait par trente, désormais ! Ils se débarrassent du stock avant qu’elles soient foutues par l’âge, comme Heinrich a dit… »
« - Voler une petite vieille ? Et par sa petite-fille, en plus ! Hardi les cœurs ! »
« - Mais attends, je vais te dire la ruse… Je me suis mise à la gare de Le Mans à l’heure dire… Mémé est arrivée… »
« - Avec les bouteilles ! »
« - Oui da forcément, mises dans son cabas à roulettes, celui avec quatre roues, qui lui sert aussi de déambulateur quand elle fait son marché… »
« - Y suffisait de passer et de lui prendre des mains… »
« - Mais attends que je t'explique ma ruse ! De toute façon, elle est assistée de bout en bout... Le taxi passe à Vinneuf, la porte quasi dans ses bras pour la passer à un gars de la SNCF, qui l’a amené à sa place, en Première, dans un fauteuil roulant, tandis qu’un autre lui montait son cabas… il devait y avoir minimum trente kilos là-dedans, vu l’effort pour le monter. Tout le monde la connaît, tout le monde l'adore. Et le train est parti… »
« - Elle t’as eu comme breloque, ma pauvre… Mais à son âge, avec sa maladie, endurer les changements de train, les fauteuils roulants, le dérangement... Il faut qu'elle le veuille ! Qu'est t'as fait, alors ?»
« - Tu penses, je suis montée… »
« - Pour Paris ?? »
« - Oui-da : je le regardais de loin, mais je pouvais rien faire… A Montparnasse, un taxi-man l’attendait en bas des marches, qui lui a fait la bise, ils se connaissaient, tout joyeux de se retrouver. Avec un gars de la SNCF ils l’ont emmenée jusqu’aux taxis spéciaux section handicapés et, de là, direction gare de Lyon et, de là, redirection Genève… »
« - C’était fini pour toi ! »
« - Mais non ! Encore une fois, attends la ruse... J’ai réussi à suivre et là rebelotte : je suis montée dans le même TGV qu'elle.... Avec son cabas bourré à craquer, elle a passé la frontière comme dans un rêve, pas un contrôle des douanes, pas un. À l’arrivée du train, un gars de L’Hôtel du Lac a embarqué Mémé et son cabas… Pareil, bises et rebises. »
« - Mais toi ? »
« - J’ai passé la nuit dans un hôtel à putes, à pas fermer l’œil avec les allées-et-venues : en une nuit, on a tiré plus de coups autour de moi que dans ma vie multipliée par cent… »
« - Mais le lendemain ? »
« - Je me suis présentée à l’hôtel des ventes… Mémé était là, au premier rang. Si t’avais vu les courbettes que lui faisait les guignols qui m’avaient reçue l’an passé air ‘‘ Je te cause pas à toi mais à tes bouteilles passque elles seules sont dignes ’’… Là aussi, bises, elle connaissait chacun, on venait de toutes part lui faire fête : je te parie qu’elle les appelle par leurs prénoms, qu’elle connaît toute leur progéniture. »
« - Mais toi, ils t’ont reconnue alors ? »
« - Tu penses ! Sans mes lunettes et en robe. En plus, je me suis mise tout au fond… »
« - Mais après ? »
« - Toutes les bouteilles sont parties, en un lot de vingt-huit : adjugées quatre cent mille Francs !! »
« - Francs ? »
« - … Suisses… »
« - Et ta mémé ? »
« - Ils l’ont emmenée dans leurs bureaux. Elle est ressortie après avec sa petite valise. Fini le cabas à roulettes. Oublié dans l’histoire… »
« - Ils étaient dans la valise tes Francs, sûre… Mais à présent elle allait devoir les ramener… Ah si j’avais été là… Qu’est-ce t’as fait ? »
« - Je me suis postée dehors. Et là rebelotte : une voiture de L’Hôtel du lac est venue la rechercher… Bises encore. Et moi je me suis retrouvée dans mon hôtel près de la gare… »
« - Mais le lendemain ? »
« - Même cirque que la veille, tu penses : la navette de L’Hôtel du Lac l’a amenée direct en première classe, bises avec le gars en uniforme, puis un gars des trains locaux l’a emmenée en fauteuil jusqu’aux premières et là le train est parti direction Paris… »
« - Mais toi ? »
« - J’étais dedans, tiens ! »
« - Oh nom de Dieu ! Mais qu’est-ce que t’as fait ? »
« - Je suis allée m’asseoir à côté de ma Mémé : le siège était libre ! »
« - Mais t’avais pas de billet de Première : t’aurais pu te faire pincer ! »
« - … quand Mémé m’a vu, j’ai cru qu’elle allait faire une attaque… On approchait de la douane. Je lui ai dit : ‘‘ Si tu ne m'en donnes pas la moitié tout de suite, je te dénonce ’’ ».
« - Oh Bon Dieu ? Qu’est-ce qu’elle a fait ? »
« - Elle a dit : ‘‘ Mais j’ai mis tout ça à la banque, ma pôv’ petite, j’ai pu rien sur moi ! ’’ »
« - Oh la sagouine ! »
« - Alors j’y ai dit : ‘‘ J’tai suivi toute la journée hier ! T’es sitôt rentrée à ton hôtel ! ’’ »
« - Ah ! Bien eue, la vieille peau ! »
« - Elle a répondu : ‘‘ Vue la somme le banquier est v’nu spécialement pour moi à l’hôtel !’’ ‘‘ D’accord ’’, j’y ai dit, ‘‘ Mont’moi l’reçu ’’ ! »
« - Ah la maline !! »
« - Et là de m’dire : ‘‘ Si j’te l’montre tu m’le voleras ! ’’ J’y ai dit de me donner toute de suite la moitié, et vu qu’on commençait à ralentir pour la douane, j’y ai dit : ‘‘ Je sors dire aux douaniers tous les biffetons que t’as dans ta valise ! ’’ »
« - Autour personne n’entendait ? T’en as qui sont toujours prêts à aider les petites vieilles, on l’sait ! »
« - Penses-tu : on parlait flamand… Elle m’a dit : ‘‘ T’es comme moi, t’es l’homme de ta famille. Je te donne ta part ! ’’ Sans plus attendre, elle a ouvert la valise : dans le rabat, tu avais des liasses et des liasses, comme sur un porte-manteau. Que des cinq cents. Elle en a glissé la moitié sous sa robe et, de là, dans sa gaine. J’ai cru qu’elle allait la faire éclater. Écartant et remontant le tout, ni vue, ni génée. Puis elle m’a donnée la valise. »
« - Oh nom de Dieu ! Une valise avec deux cent mille ! Mais la douane ? »
« - Le douanier est passé, il a juste regardé les passeports… »
« - Mais quand ta mémé a relevé sa robe pour mettre les liasses, personne a vu ? »
« - Non, le compartiment était quasi-vide. Ce sont les trains de 7, 8 et 9 h qui sont pleins, là c’était celui de onze… J’attendais sur le quai depuis six heures et demi… Je commence à m’y connaître en TGV pour Paris en gare d’Genève ! »
« - Mais la ruse, ENORME ! Alors t’vla riche… »

Mais là Pat’ se met à partir en gros sanglots. Ils atteignent du jamais vu, intensité et tout :
« - À Paris, Mémé m’a dit pas question que je prenne son taxi pour Montparnasse, que j’avais qu’à y aller à pinces. D’où j’ai pris le métro… C’est alors que, quand j'étais au distributeur de billets, j’ai entendu ‘‘ Merci ’’ : ça m’a étonné, c’était que ‘‘ Merci ’’ en flamand !! J’ai vu un gros type partir sur ma gauche avec ma valise de deux-cent mille. Hasard affreux, plus terrib’ que terrib’ : dans le train, t’avais un Flamand, il avait tout entendu ! Peut-être le seul Flamand dans toute la Suisse ce jour ! Je ne l’ai vu que de dos, mais j’ai bien reconnu un Belge à la barrique que les bières leur font au ventre… ! Il a disparu dans une série de portes à soufflets ! Comme par enchantement. Va porter plainte pour le vol d’un argent volé sous l’Occupation et acquis en lousdé !! Après que j’ai moi-même fais de la sorte l’an passé… Un réseau criminel, voilà ce que sont devenus les Lecornus, je te le dis, un réseau de criminels avec patente. »
Andrée pleure à chaude larmes, répétant qu’elle n’a plus rien, plus rien du tout…. Je console comme je peux, mais comment consoler d’un coup pareil ??
« - Donc ta Mémé a répété à ta famille ce que tu avais fait ? Et ils veulent ta peau ! »
À travers ses larmes, Andrée me dit alors :
« - Je sais pas ! On veut ma peau, on tenté de m'la faire ! La semaine suivant la mort de Mémé ! La pauvre !... »
Effondrement.
« - Ta mémé est morte ?? Et on veut te tuer, toi ?? »

Je sens que, là, je vais me mettre à regrandir, pousser géante au milieu du fatras moisi de la cave, tandis que tout, à nouveau, va rapetisser...

Mais, à ce moment-là, la porte de notre box s’ouvre. A pparaît une petite tête aux cheveux blonds bouclés, à mi-hauteur… c’est Arthur ! Genre angelot à bouche en cœur, dans un trou-grangier. Nous restons saisies toutes les deux. Impossible de sortir un mot.
Je me mets à grelotter comme jamais.
« - Que fais-tu là Arthur ? », je finis par gronder.
« - Jeannot y est parti après qu’un Monsieur y soye venu sonner. Y m’avait réveillé et je finissais mon déjeuner quand le vilain Monsieur a sonné. Et Jeannot est parti avec. »
Je reste saisie d’effroi. Quoi, Jeannot parti, d’un coup ? Avec un type ?? Un méchant Monsieur… ?? C'est un tel désastre que j'en tremble de saisissement, sous l’œil d’Arthur - qui commence à pleurer. Il va encore me faire chier, celui-là, je le sens... Mais quelle heure est-il ? L’horreur : déjà plus de sept heures et demie ! Nous n’avons pas vu le temps passer, Andrée et moi. Elle est arrivée à deux heures et nous en avons passé plus de cinq en bas. Il faut dire que m'expliquer, à moi, des trucs financiers aussi détraqués n'est pas une mince affaire !
Mon monde s’effondre, du début à la fin.
« - Mais comment tu m’as retrouvé ici, toi ? »
« - J’étais tout seul, j’avais très-très peur. J’ai ouvert la porte et j’ai suivi ton odeur. C’est qui la dame avec toi, Maman ? Elle est pas belle, on dirait un Monsieur. Y sent pas bon comme toi. C’est où ici ? »
« - Cherches pas ! On remonte là-haut, je t’amène à l’école et ensuite je cherche Jeannot ! Toi », je dis à Andrée, « restes-ici. Je redescends dans vingt minutes ! »

Juste le temps de remonter à bras Arthur dans sa grenouillère - quatre étages, avec ascenseur encore en panne -, d’habiller Arthur, de tenter de calmer les larmes d’Arthur, de m’habiller, de filer à l’école, de retenter de recalmer les larmes d’Arthur sur le chemin, de m’énerver, de pester, de repester, de prendre mon mouchoir et d’essuyer la figure d’Arthur, de laisser Arthur à l’école en promettant à Arthur que je serai là à midi, ouf d’arriver à calmer Arthur juste avant que la femme de service ne l’entende hurler et me prenne encore pour une mauvaise mère, puis de me calmer dans la rue, puis de franchir les trois rues, d’ouvrir la porte du hall, de tenter de me recalmer encore. Je tremble, je tremble. Car, en plus, j’ai Dispensaire à neuf heures. Je ne te dis pas l’angoisse, P’tite Gueule. L’ANGOISSE. Vite, un Lexo. Beurgh. Je remonte quatre à quatre dans l’appart : toujours pas de Jeannot. Même pas un petit mot écrit, même pas : avec Louis je l’aurais eu mon mot (et plus d’un).

Illico, je redescends dans la cave : et là, devines ?
Plus d’Andrée ! Andrée, envolée. Comme Jeannot.
En deux coups, d’une seconde l’autre, l’un comme l’autre. P’tite Gueule, que veux-tu que je fasse ? Je fonce au parking prendre ma voiture, je vais au Dispensaire, j’arrive juste à l’heure, malgré les embouteillages sur le Périph’. Dans ma caisse, j’hurle, j’hurle, je maudis, je klaxonne, je zigzag comme une folle à mille à l’heure.
Paulo a bien dit :
« - Pas de coup de téléphone, on attend. »
Attendre, facile, oui, avec un mort dans le placard et ma meilleure-amie-en-cavale qui vient se réfugier chez moi. Attendre comme ça. Heureuse si personne n’a vu Andrée chez moi ! Au Dispensaire, les patients se succèdent si vite que je ne peux regarder mon portable. La Dentiste-chef passe me remettre encore l'un de ces foutus plis administratifs, que je n'ai même pas le temps d'ouvrir. Quand j'écoute mon portable, à midi, tremblante sous le suspense, aucun SMS de Jeannot ! Et zéro message d'Andrée ! Et je ne peux pas appeler : il est chez lui, donc sa femme peut entendre. Que veux-tu que je fasse, P’tite Gueule ? Pour mon fils, il n'y a même pas à hésiter : dans cette situation, je sais que je ne pourrais pas gérer le surplus d'angoisse qu'il me cause - toujours très aimablement, et toujours invariablement. J’appelle Louis pour qu’il me le prenne les jours suivants. Puis le week-end dans la foulée.

Je vais avoir besoin de temps. Quant à mon ex, il est désolé, car « exceptionnellement », il ne pourra faire déjeuner Arthur ce « jour d’hui ». Il va appeler la Maternelle pour leur demander de le lui dire, tant il est certain que j'oublierai. Il me fout encore dans la merde, celui-là : car, ce matin, j'ai fait croire à Arthur - sous les yeux de la directrice ! -, que je le passerai le prendre pour le faire déjeuner - en oubliant que c'était le jour de Louis, et en passant sur le fait que je ne l'emmenais jamais à déjeuner. S'il n'était pas un Lecourtois, celui-là, je penserais qu'il me manipule à dessein, afin de me faire passer pour mauvaise mère. Et c'est réussi ! Il n'y a qu'à voir les têtes que me font la dirlo et l'instit ! Et ce gaffeur insiste, en plus !
« - Arthur m'a dit qu'il m'attendait tous les jours dans le hall de la Maternelle, y compris quand je ne viens pas… Car il n’a pas la notion du temps. C’est un crève-cœur, j'en ai pleuré. »
Quelle plaie ce type ! Qu’est-ce que tu veux que ça me foute à moi ? Je n’y suis pour rien. Suis-je bouleversée par cela, moi ? Moi, on me demande jamais si je suis bouleversée ou pas. Je ne compte pour rien. On me considère comme le problème, voire plus que le problème. Mais moi, je serai rien à jamais si je ne résous pas le problème Jeannot. Moins que rien, pour toute la vie ! Au minimum.
C’était Louis qui devait coucher sous les ponts, pas moi.
La situation est trop-trop grave.

Vite, vite, réagir.
Car, sur le front économique, il est arrivé une chose affreuse...
Je viens de l'apprendre, car j'ai vu une lettre dans mon sac à mains : celle de ma Chefftaine. Je l'avais oubliée, celle-là... Ce que j'y ai lu m'a fait sortir les yeux des orbites !

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