Chapitre 39 : La chute de Césario
P'tite Gueule, avant de continuer sur Andrée, et sur ce qu'il y a dans la fichue lettre de la Dentiste-chef, afin que tu comprennes parfaitement il me faut revenir au moment où a débuté mon histoire d'amour avec Jeannot, à la manière dont alors j'ai éliminé Césario. Fin février 2000 : je réalisai que cela faisait plus de quatorze mois que je travaillais chez lui, car j'avais continué après notre dégât des eaux en Corse. Alors, quatorze mois de chômage les vingt-quatre derniers mois donnaient droit à trente mois de d'indemnisation à quatre-vingt pour cents ! Ayant échappé, de peu, à l'interdiction d'exercer, je décidais qu'il était temps que mon ex-amant me licencie - condition pour toucher mes droits. Mais je le connaissais assez pour savoir qu'il refuserait. En plus, il n'avait pas de pognon...
Début mars, mes bras et jambes prirent le relais de mes réflexions. Ils m'amenèrent sur les quais de Seine, où sont les animaleries les plus cradingues de Paris. j'y achetais une cage en fer, des graines et un couple de gros rats noirs, bien gras, luisants, dégeulasses, avec des queues grosses comme des orvaies - ces serpents qui n’en sont pas. Je les installais dans la cave pour qu’Arthur ne s’y attache pas. Soir après soir, après avoir dit à celui-ci - quand il était là -, « Maman revient, elle va à la cave », je les nourrissais, renouvellais l’eau et collectais les crottes. Chez Césario, chaque semaine, je laissais celles-ci ici ou là, en des lieux bien cachés - où la femme de ménage, une feignasse, n'irait pas nettoyer. Un soir, bonne nouvelle : j'allais pouvoir publier des faire-parts de naissance, ma rate venant d'accoucher d’une dizaine de p’tiets.
La semaine suivante, je vins chez Césario avec une toute petite - et très mignonne - cage de transport, cachée sous un châle. Dès que je fus seule, je mis toute la portée sous les coussins du canapé de la salle d’attente. Le patient suivant était une vieille hystérique - genre grande gueule. Mon patient parti, je la fis attendre à dessein, jusqu’à ce qu'un grand cri retentisse. Je me précipita dans la salle d’attente. Elle était à l’autre bout de la pièce, montée sur une chaise et hurlait, tendant son bras et pointant son doigt :
« - Là, des rats, plein de rats… Quelque chose couinait sous les coussins, alors j’ai soulevé… »
La tête de Maman rat apparut à cet instant, toute gentille, genre :
« - Vous pouvez faire un peu de moins bruit, mes enfants dorment. Merci. »
Puis elle rentra son museau. La vieille se rua vers la porte et s’enfuit, hurlant dans tout l’escalier qu’elle allait aussitôt appeler l’hygiène. P’tite Gueule, à cette époque les téléphones mobiles étaient surtout des cabines téléphoniques, qui étaient alors courantes dans les rues - à un point que nul ne pourrait imaginer aujourd'hui. Comme les gens ne pouvaient pas les emporter sous leurs bras, ils passaient leur temps à les casser. Je n’allais certainement pas attendre le coup de fil de la vieille : ce fut donc moi qui appela le service d’hygiène, en urgence et anonymement. Ah oui : c’e n'était pas non plus l’époque où ton téléphone te disait qui t'appelais, qui tu appelais, et d'où tu appelais. Non, ce n’était pas du tout comme aujourd’hui, où il suffit, si tu es une ultra jolie fille, que tu pisses entre deux voitures pour faire sonner dix téléphones et avoir cent millions de vues sur ces foutues conneries de réseaux.
Nous vivions alors le bonheur des anonymes indignés.
En attendant la venue du service d'hygiène, sur le palier, je renvoyai les patients un à un. Mais crois-tu, P'tite Gueule, que l'Hygiène passa ? Nullement ! Vers dix-neuf heures, mon ex-amant monta, alerte et guilleret, l'escalier vermoulu et branlant...
« - Césario », lui-dis je, » il y a des rats chez toi... T'as la mère Michu qui s'est enfuie en menaçant d'appeler l'hygiène... Depuis, j'ai préféré renvoyer les patients... »
Saisissement de Césario, qui entra à grands pas dans le cabinet. Je lui désignais le canapé. Il ferma tranquillement toutes les portes, souleva légèrement le coussin, découvrant le dos de la rate. Il replaça le coussin, passa dans son appartement privé, revint avec une batte de base-ball et frappa à grands coups sur le coussin. La rate parvint presque à s'enfuir, mais il l'engagea dans un recoin et l'écrasa. Il collecta les petits dans un sac en plastique, le ferma et le vida dans les WC... Il mit le corps de la rate dans un sac-poubelle, descendit la jeter dans la poubelle de l'immeuble. Ensuite, nous passâmes les trois heures suivantes à nettoyer et désinfecter...
Il était vingt-trois heures quand nous finîmes.
« - Pat' », me fit-il alors, « le fait est que tu pètes de plus en plus souvent les plombs... Il fallait m'appeler, et surtout ne pas renvoyer les patients... Tu leur as dit quoi ? »
« - Q'on avait des rats... »
« - Oh le bordel que t'as foutu... Pourquoi tu m'as pas appelé ? Bref, je dois te virer... Je vais pas le faire pour faute lourde, car cela reviendrait à dire pourquoi dans le motif de licenciement. Et cela, en effet, pourrait poser un problème de réputation au cabinet... Je vais donc te virer pour un autre motif... Mon comptable t'appelera pour te faire connaître le montant de tes congés-payés et indemnités légales... Bon, il faut que j'appelle quelqu'un pour m'éviter le Service d'hygiène, et il est déjà très tard... Chao bye-bye et, surtout, ne te repointe jamais chez moi ! »
Cette infortune, qui finissait par moi par une bonne fortune, fit que je cessa de travailler pour lui. Ainsi, je passais de cinq jours et demi de travail par semaine à quatre, avec presque le même salaire - juste à temps avant que je ne craque, car je n'en pouvais plus.
Mais il y eu une autre conséquence, quelque peu inattendue. Il s'avéra qu'en voulant se coucher, Césario aperçut sur son édredon d'autres crottes - sans doute laissée par le second rat. Réalisant qu'il devait faire passer un dératiseur, et procéder à un nettoyage vraiment professionnel, il appela l'un de ses amis du Centre, qui travaillait au laboratoire d'analyses, pour qu'il l'héberge en urgence. Or, cet ami avait une très jolie jeune femme : au bout d'une semaine, ils couchèrent ensemble. Une semaine passa et son ami s'en aperçut : un matin, quand Césario arriva au Centre, il l'attendait dans le hall et l'insulta. Césario, dont le sang est très vif, lui répondit de même et, bientôt - tandis que nous nous rameutions tous -, ils s'empoignèrent. Mais vouloir se battre est une chose, savoir se battre en est une autre : le laborantin lui fit une clé au bras et, lui mettant la main sur la nuque, le força à s'agenouiller et à s'excuser. C'est à ce moment où arriva la Dentiste-chef, puis un groupe de médecins, qui les séparèrent. Césario, hyper-humilié, n'alla bien sûr pas prendre son fauteuil, mais descendit au parking pour repartir.
C'est du moins ce que nous pensions tous.
Mais, au parking, il ouvrit le haillon arrière de son quatre-quatre, en sortit sa barre de fer et commença à fracasser méthodiquement l'auto de son ami. On vint presque aussitôt nous avertir mais, craignant qu'il s'en prenne à quiconque qui tenterait de le raisonner, la Dentiste-chef nous interdit de descendre et appela la police. Ils vinrent et l'interpellèrent, mais Césario refusa de se laisser passer les menottes, assénant à l'un d'eux un coup de poing. Finalement, il fut embarqué au poste où il passa vingt-quatre heures. Mais, finalement, son collègue ne porta plainte, et les flics passèrent sur tout cela...
Il n'en restait pas moins que, cela ayant fait beaucoup de bruit, le Maire l'appela pour un déjeuner - hautement stratégique. Naturellement, celui-ci savait que mon ex-ami captait la clientèle du Centre, et ils craignirent que, par vengeance, le laborentin ne signale son cas au Conseil de l'Ordre. Le Maire activa donc aussitôt son réseau relationnel et, quelques semaines après, Césario fut extrait de cette situation périlleuse et devint dentiste-conseil auprès de la Sécurité Sociale : son rôle consistait, en fait, à vérifier - par exemple - que les chirdents ne vendent de prothèses sur facturées, ou n'effectuent mille autres petites délices comptables dans lesquels Césario était passé maître. Il continua à faire fonctionner son propre cabinet, mais sur le mode minimal... Bref, ce job était si pépère, il en était tant satisfait, qu'il alla - un jour - jusqu'à me remercier ! Quoi que j'avais fait, le dénoncer au conseil de l'Ordre, lui mettre des rats, tout s'était heurté à une cuirasse inexpugnable ! Césario me remerciait même et, finalement, semblait un peu gêné de m'avoir abruptement licenciée.
En somme, la destruction des histoires personnelles à laquelle étaient censées aboutir mes manipulations accéléraient bien les évolutions professionnelles, mais en les améliorant. Ce n'était pas un mal pour un bien, mais un mal pour beaucoup de bien.
« - Le mal est un métier, non un hobby... », fit mon Goblieu.
Mais revenons au jour de la disparition de Jeannot et d'Andrée, quand j'ouvris la lettre de la Dentiste-chef : Chère Madame Lecourtois, nous nous permettons de vous rappeler que soixante pour cents de vos vacations vous ont été données pour effectuer le remplacement de notre consoeur, Madame Dupont, partie en congé de maternité - et ayant pris ensuite un congé sans solde afin de s'occuper de son enfant. Comme elle ne souhaite pas renouveller celui-ci, elle reprendra son poste au début du mois prochain. A partir du premier avril, nous ne pourrons plus vous accorder de vacations que le lundi, toute la journée, et le mardi matin de neuf heures à douze heures - soit, donc, très exactement selon les termes du contrat passé à l'origine entre vous et le Dispensaire.
Je m'effondrais. Avec des indemnités chômage plus basses de vingt pour cents que mon salaire initial chez Césario, venant de perdre plus de la moitié de mes revenus au Centre, la note était très salée, la situation plus que critique... Mon loyer était en effet si cher qu'il me prenait trente pour cents de ce que je gagnais - trente autres pour cents étant affectés à la nounou et femme de ménage. Mais, par ailleurs, puisque Césario ne travaillait plus au Centre, ses quatre journées de vacations avaient été libérées - et jamais remplacées ! J'entrevis donc là une opportunité majeure...
N'était-il en effet pas convenu entre la Dentiste-chef et moi, qu'en échange de ma lettre de dénonciation au Conseil de l'Ordre, elle me redonnerait les vacations de Césario ? Après une nuit blanche, j'arrivais à huit heures du matin au Centre. Je rangeais ma voiture dans le parking, à côté de la place réservée à la Dentiste-chef. A neuf heures, quand celle-ci arriva, elle vit aussitôt mon auto - et moi dedans. Son visage se ferma.
Quand elle se fut rangée, j'ouvrais ma porte et je lui lança que j'avais une chose à lui demander. Le mieux serait que nous en parlions, ici même, en toute discrétion.
Après avoir hésité, elle consentit toutefois à s'installer auprès de moi, sur le siège passager. Je lui rappelais donc notre accord... Et voici ce qu'elle me répondit :
« - Mais, ma petite Patricia, je ne sais pas de quelle lettre au Conseil de l'Ordre vous parlez. Aussi, je vous conseille d'être très discrète à ce sujet. Par ailleurs, en effet, quatre journées de vacations sont bien libérées avec le départ de Césario. Mais vous les confier ? En tant que professionnelle, vous auriez dû vous apercevoir qu'il y avait des rats chez votre ancien ami... et l'avertir avant sa patientèle ! C'est une faute lourde... Je ne me vois pas proposer votre nom au maire qui, en outre, est un excellent ami de Césario.
Aussi, je vous demande de ne ne plus m'importuner. Soyez même heureuse que l'on vous garde - car j'aurais pu prendre en compte ce qui s'est passé sur ma voiture entre Césario et vous, et les surnoms que vous m'avez attribué avec votre petit groupe de comploteurs ! Mais je ne peux pas laisser, surtout dans une mairie communiste, une mère célibataire sur le pavé avec un petit enfant. Que je plains ce malheureux ! »
Elle ajouta :
« - Il y a une chose que vous ignoriez, ma petite : le Dispensaire coûte trop cher à la mairie... Celle-ci avait déjà décidé que les praticiens qui partiraient ne seraient pas remplacés... »
Sur quoi elle partit.
A cet instant, mon téléphone sonna. C'était Paulo :
« - Pat', il faut que tu viennes tout de suite à la caserne, c'est... »
Merde, pour clore le désastre, je n'avais plus de batterie !
Je pris encore un Lexomil et partit vers le Sixième arrondissement.
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