Chapitre 40 : La chute de Mémé
J'arrive chez Paulo au sommet du stress. Désormais, il habite une grande caserne, rue de Babylone - toute en profondeur, composée d'une série de bâtiments successifs troués de porches sombres et hauts. En effet, il vient d'être admis aux Gardes républicaines à chevaux - celles-là même qui défilent le Quatorze juillet. Quand il ouvre la porte, je reconnais, derrière lui, la silhouette d'Andrée ! Paulo, elle et moi nous asseyons sur une table en bois recouverte d'une toile cirée, dans leur tout petit appartement. La femme de mon ami, quant à elle, cuisine en nous écoutant.
« - Mais pourquoi t'es partie comme ça ce matin… », j'hurle presque à mon amie.
« - C'était la panique de rester seule…Il y a eu ce que ton fils disait, ça a gueulé en haut et ton mec s'est cassé... J'ai aussitôt foutu le camp en venant chez Paulo. »
« - Mais c'est quoi ça ? Ta mémé est morte ? »
« - On l'a trouvée tombée sous le porche, après que le taxi l'ait ramené du Mans… »
« - Non de Dieu, mais de quoi ? »
« - D'une crise cardiaque, a dit le SAMU... Rien que du naturel, cent pour cents bio... Mais le fric qu'elle portait sur elle avait entièrement disparu... »
« - Mais bon Dieu, si elle l'avait encore à l'arrivée, ton frère et ton père te l'auraient pas dit… »
« - Mais bon Dieu, si… Mon frère était dans tous ces états, il disait qu'ils allaient devoir vendre la ferme, qu'il ne pourrait pas finir sa maison... Alors je leur ai demandé pourquoi... Là, ils m'ont encore menti, mais seulement à moitié : mon frangin m'a dit que Mémé avait été à son coffre, à sa banque, d'où elle avait ramené ses économies pour l'aider à payer ses échéances du Crédit Agricole, mais qu'on avait rien trouvé sur elle… »
« - Alors, je suis allée chercher la clé de la trappe et, devant eux, je suis entrée dans la chambre de Mémé, j'ai ouvert la trappe, suis descendue dans la cave. Là, j'en suis restée saisie parce que, au lieu de soixante-dix-huit bouteilles, il n'en restait qu'une petite vingtaine... Mais j'ai pas eu le temps de réfléchir davantage, car mon père et mon frangin m'avaient suivi. Et voilà qu'ils me demandent : " Comment tu connaissais c'te cave. T'y es déja v'nue ? " " Pardi ", je leur ai dit, " j'ai aidé Papa à la faire quand j'avais dix ans. Et Mémé, une fois, m'avait dit qu'elle planquait un magot ici. " Puis j'ai fait la conne et je leur ai dit : " C'était encore une de ses menterie. Y a que trente bouteilles, ici " ! Je ne te dis pas leur soulagement... »
« - Mais t'avais pas dit qu'elle avait vendu qu'une trentaine de bouteilles à G'nève ? »
« - Là, j'ai compris que Mémé avait emmené quasi tout le reste à Genève, la fois où je l'avais suivie... Elle en avait vendu là-bas une cinquantaine, pas une trentaine... Et ça ne pas m'étonné, en y réfléchissant, vu le poids de son sac... J'avais pensé trente kilos, c'était cinquante ! Et comme aux enchères tu en avais bien plus, les nôtres étaient noyées dans la masse... Je m'étais gourrée de lot... C'était le suivant, avec cinquante deux bouteilles ! Ca collait parfaitement... Donc, dans le train, Mémé ne m'avait pas refilé la moitié du fric - mais, peut-être, vingt pour cents... Elle devait en avoir dans son corsage, partout, en plus des liasses qu'elle a placé dans sa gaine devant moi... Quant à moi, je ne pouvais pas compter, le douanier approchait... »
Je suis si stupéfaite que j'en oublie mes problèmes, P'tite Gueule.
« - Donc quand ta mémé a été retrouvée morte sous le porche et sans ses billets, c'était qu'on lui avait piqué à un moment quasi un million de Balles... »
Paulo, je te dis pas, P'tite Gueule, la tronche qu'il tire. Sa femme, qui connaît pourtant l'histoire, s'est arrêté de faire mijoter leur déjeuner et écoute, l'air grave :
« - Mais comment qu'on aurait essayé de te faire la peau ?... »
« - A mon retour à Mans, je rentre chez moi : la porte était fracturée et, dedans, tout avait été jeté à bas... Et là, qu'est-ce que je vois : du sang sur le mur. Je regarde plus bas : ils avaient tué mon chat ! J'ai aussitôt appelé les poulets. Ils sont venus et je dois porter plainte... Mais juste pour l'assurance... Y m'ont dit qu'on voyait ça tous les jours, qu'il fallait m'acheter une porte blindée... Et c'est alors que tout s'est emballé... »
« - Mais ton cambiolage, ça peut être le hasard... C'est juste que tu t'affoles à cause de l'état où t'as mis la mort de ta mémé !! »
« - En revenant chez moi, à pinces, une voiture est montée sur le trottoir et a tenté de me passer dessus. A deux centimètres qu'elle m'est passée, tandis que je me jettais en arrière... De là, je suis rentrée chez moi, je me suis fait une petite valise, je me suis déguisée en mec avec des fringues crades, et j'ai pris un hôtel près de la gare... »
« - T'as pété les plombs, ta tête s'est emballée ! Ma pauvre. »
« - Vers vingt-deux heures, j'étais allongée en train de pleurer, quand on a essayé d'ouvrir ma porte... Je me suis ruée dessus, j'ai entendu des pas qui partaient derrière. J'ai ouvert : personne ! Panique totale. Je suis allée aussitôt prendre le dernier train pour Paris et c'est comme ça que je suis arrivée chez toi, Pat' »
« - T'étais dans un quasi hôtel à putes, ce sera un client qui se sera gourré de piaule, pas plus... Pareil que pour ta bagnole... ton cambriolage. Sûre que t'as extrapolé trop vite ! »
Paulo, l'air grave, demande alors à Andrée :
« - Refais vois les papiers de ta mémé, et celui avec le nom de la banque de Monaco... »
André se lève, va à sa valise et reviens avec. Elle l'ouvre : à l'intérieur, mis à part quelques affaires et un nécessaire de toilette, c'est un capharnaüms de papiers en tous genres. Elle lui sort celui de la banque :
« - Je peux garder la valise... ? Je vais me renseigner sur cette banque... Mais, Andrée, le taxi qui a récupéré ta mémé, c'était son taxi habituel ? »
« - Non, pas du tout : son taxi-man, c'est un Portuguais, genre râblé... »
« - Et quand on l'a retrouvé sous le porche, où étaient ton père et ton frère ? »
« - Mon frère était aux champs et papa faisait son jardin, derrière la ferme, sur le Plateau... »
« - Donc, c'est quelqu'un qui connaît vos habitudes... »
André se prend la tête dans les mains :
« - Quelqu'un qui connaît nos habitudes... C'est affreux... Mais j'ai pas l'habitude d'aller en Suisse à la traîne de Mémé, moi... Ca veut dire qu'on me suivait depuis le début... »
Nous sommes désespérés pour elle. Je fais :
« - Elles ont été braquées, c'est certain... Mais pourquoi s'en prendre à Andrée après... ? »
Paulo reprend son air grave :
« - Y a rien de probant, à part qu'elle a la trouille et voit le Diable partout... Si on s'en prenait à elle... Il faudrait qu'elle ait quelquechose qui les ennuie parce que ça permettrait de remonter jusqu'à eux... Ca devrait être lié à cette histoire de caution et de blanchiment... »
Il fourrage des deux mains dans la valise, sort des papiers anciens, au bord de tomber en poussière, des photomatons, puis nous dit :
« - Ca remonte à tellement de temps... Ca peut être lié à ça, à cette banque... On ne sait rien du tout. Comme je vais conserver ta valise ici, je pourrais prendre tout mon temps pour examiner tes pièces, faire une petite enquête... »
« - Mais Andrée, comment on va faire pour la conserver, elle... », j'éclate.
« - D'autant qu'à mon boulot, ils commencent à s'énerver : je dois rentrer cet après-midi au Mans pour prendre un groupe de touristes demain matin à l'Office.... Aïe-aïe-aïe... Peut-être que je me suis monté la tête, mais je suis morte de trouille... Faut que j'aille porter plainte ! »
« - Mais, si elle porte plainte, elle devra tout déballer... Les flics vont savoir pour ses bouteilles... Ils vont se demander si elle ne les a pas piquées à sa mémé, d'autant que son frère et son père savaient qu'elle connaissait la cave, ainsi que les clés qui l'ouvraient... Ils vont ensuite remonter au braquage... Remarques, Paulo, il suffira de demander à Heinrich ! Il dira que c'est lui qui a donné les bouteilles qui lui ont permis d'acheter son appart... Mais, si elle va pas voir les flics, son frère ne va pas y aller ? Tu vois les Lecornus passer sur un bracage d'un million ?? Oups : mais alors, ils vont savoir qu'Andrée a été à Genève... Oups ! Tu vas faire l'article sur France-Soir, Andrée... Et peut-être chez Détective. »
Paulo demande :
« - Mais, Andrée, ton frère faisait mine de vouloir porter plainte ? Puisque ton père, de toute façon, est sous tutelle... »
« - Mon frère faisait la mine du gamin dont la mémé a été retrouvée morte et délestée d'un million... Il faisait la mine du Lecornu qui s'est fait chouraver un million... de çui qui se demande de qui ça vient... Mais il faisait pas la mine de celui qui va porter plainte... Il faisait la mine de çui qui va se faire justice lui-même... »
« - Ah, le sac de noeuds... Et Andrée peut pas lui demander s'il va porter plainte, car ce serait avouer qu'elle sait pour le million. Et si elle va aux flics, ceux-ci la mettront en cause et la soupçonneront ce qui fait, qu'automatiquement, elle passera pour avoir fait le coup - aux yeux de son frangin. Et comme il est con comme cochon, armé, il se bourrera la gueule avec son meilleur pote - là, le fou -, et ils viendront tous deux la chercher au Mans à la pointe du fusil. Sûre de Chez-sûre ! »
Après savoir dit cela, je m'affale sur mon siège, tandis qu'Andrée se met à pleurer.
Paulo reprend la parole :
« - Complice, non, les flics vont vite comprendre : mais, ensuite, il vont se questionner sur l'origine des bouteilles qu'Andrée a vendu aux enchères... Et rien ne dit qu'Heinrich voudra être mêlé à cela... En fait, je ne le vois absolument pas avouer aux flics qu'il a donné à Andrée quinze bouteilles de grands crus volés par lui-même à sa grand-mère dans le temps. Vue sa position politique, il niera farouchement ! »
« - Sauf qu'un type de la LCL-R était là, à bouffer à côté de nous : il a vu, lui... »
« - Je les avais oublié, ceux-là. Non, mais même s'il a vu des bouteilles passer d'Heinrich à Andrée, rien ne prouve que ce sont les bouteilles qu'Andrée a vendu à Genève. Elle l'aura dans l'os : Heinrich niera, on en déduira qu'elle les a piquées à sa grand-mère. Son frère va alors la soupçonner d'avoir volé le reste... Et comme il cherche un coupable, ça peut finir dans le sang, avant que ça ne finisse en justice... Bordel de merde, Andrée, vous les Lecornus... »
« - Quoi " vous les Lecornus " ?... », je fais, sentant la critique. « De toute façon, toi, Paulo, tu as vu Heinrich remettre les bouteilles à Andrée : tu le diras aux flics. N'est-ce pas ?? »
« - Mais moi, je suis un gendarme... Je ne peux pas témoigner dans une affaire criminelle sans en référer à ma hiérarchie... »
« - Ben ta hiérarchie elle peut pas être contre... »
« - Ben y savent qui est Heinrich, ils connaissent son député Marc-Henri - et tout ça... Un pote de Giscard, quand même... En plus, bon, tout le monde sait, en Gendarmerie, qu'Heinrich ne s'appelle pas Graff, mais Schmidt, et de quel côté il était à la guerre. Ils risquent de vouloir le couvrir : il leur a rendu des services, il est très bien vu... »
« - Ben heureusement encore ! Il avait bien le droit d'être du côté où il voulait ! », je fais.
« - Ils risquent de vouloir le couvrir, on sait pas où ça peut mener, c'est pas neutre. C'est hyper-grave. D'autant que, comme tout le monde à Vinneuf, Heinrich était au Crédit Agricole... »
« - Mes parents aussi étaient au Crédit Agricole : je vois pas le rapport.... », j'éclate.
« - Quand tu es au Crédit Agricole, tu es sociétaire - je le sais, je suis toujours à l'agence de Villeneuve - : chaque année, ta caisse fait une assemblée annuelle, les sociétaires désignent leurs représentants... En général, ceux-ci sont investis dans la vie de leur caisse, l'allocation des prêts, le contrôle des affaires... Si le Crédit Agricole de l'époque a accepté d'accorder aux Lecornus un prêt de trois millions, après leur avoir refusé un premier prêt de cinquante-mille, parce que une banque de Monaco s'est portée cautionnaire... D'autant que, dans le milieu bancaire, on sait bien ce que veut dire être une banque à Monaco... »
Je commence à ne plus rien y comprendre. Je demande :
« - Ben justement, ça veut dire quoi ? »
« - Ben ça veut dire que celui qui a accordé le prêt aux Lecornus savait que c'était une opération de blanchiment... Donc il y a eu avoir un dessous de table... Forcément... »
« - Mais ce n'est pas parce que Heinrich était sociétaire, comme les parents de Pat' et les miens, toi et tes parents, qu'il avait l'oeil sur les prêts... Il devait avoir autre chose à foutre ! »
Paulo secoue la tête :
« - Il faut que je vois Heinrich, et vite fait, avant qu'Andrée s'engage dans la moindre plainte... Je le sens comme ça, ça pue la merde... Dans l'immédiat, il faut qu'Andrée se calme, qu'elle soit rasssurée, arrête ses imaginations... Andrée, au Mans, tu peux habiter chez quelqu'un ? »
« - Oui, chez mon cousin germain. On s'entend très bien : il peut pas blairer mon frère ! »
« - D'accord. Appelle-le : je t'accompagnerai à Montparnasse, et demande lui de venir te chercher à l'arrivée... »
Nous sommes terrassés, tant cela est abominable. Le pire, sans doute, est de s'apercevoir que cela pourrait ne pas être avisé d'aller voir les flics... Jamais je n'ai senti Andrée dans une position aussi fragile. Grand silence, troublé par ses reniflements, tandis qu'elle se tamponne les yeux avec un mouchoir, puis se mouche. Je n'aurais pas dû penser à la précarité de mon amie : car cela me ramène à ma situation et je m'effondre en larmes.
Et je leur déballe mon double licenciement - ainsi que le départ de Jeannot. Evidemment, je leur parle pas de mon problème numéro un : les angoisses qu'Arthur dépose sciemment en moi. Cet aspect de la question, mon Goblieu me souffle de te les réserver uniquement à toi, P'tite Gueule.
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