Chapitre 41 : Arthur et la fenêtre du quatrième étage

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Après être partie de chez Paulo, je rentre faire mes comptes - à la Louis.

Côté dépenses, j’ai une grosse voiture en « leasing », avec comme apport les six-mille Balles que Louis m'avait refilé contre mon tacot. Puis-je, comme mes vêtements Channel, mettre le véhicule chez ma tante ? J'appelle aussitôt le Crédit Municipal de Paris... Réponse négative ! Côté appart, je ne vais pas prendre désormais un minable deux-pièces, comme Louis. Ici, je suis au quatrième, plein sud, avec vue sur le Bois de Vincennes et plancher de chêne. Quitter cet appart serait un aveu affreux d'échec.
Mon image - donc moi - ne le supportera pas.

Ah oui, P'tite Gueule, il faut que je revienne sur un point dont je t'ai régulièrement parlé : mon angoisse, lorsque je suis avec mon petit garçon, un ange de beauté - pourtant. Mis à part mes-meilleurs-amis-pour-la-vie, je n'aime personne. Eux, cela est différent : ils ont gagné mon coeur quand il était encore ouvert. A la mort de Francis, il s'est refermé. Une mère est censée aimer ses petits, mais, en ce qui me concerne, non. Le mien m'indiffère dans les bons jours, m'agace souvent, m'excède régulièrement et, parfois, m'énerve démentiellement... En Corse, quand le maudit pépé m'avait prédit que je le jetterai un jour par la fenêtre, je dois t'avouer que j'y avais alors déjà songé... Oui, souvent, j'avais eu - même à cette époque - la tentation de le jeter par la fenêtre. Oui, tu as bien entendu : par la fenêtre... Pour de nombreuses raisons : d'abord, il ne voulait jamais revenir chez moi, pleurait sans cesse. Mais, surtout, ce qui provoquait cette envie de m'en débarrasser, c'était que je paniquais dès qu'il était là : et cela commençait en général une heure avant que Louis ne me le ramène.
Après ma rupture avec Césario, pour éviter le pire, je m'étais donc organisée.
J'avais augmenté les heures de ma femme de ménage... Elle est là pour me RASSURER et vient presque tous les jours quand j'ai mon fils. Elle fait mes courses, lave, repasse, range mes achats de vêtements - qui s’accumulent, s’accumulent… Elle cire mes bottes, mes bottines, mes souliers. Tout brille, chez moi, sur moi. Un jour, je m'étais mise en jolie cuisinière, avec un tablier trop mignon. Jusqu’à ce que, furieuse, elle arrive par derrière me le retirer et mettre à la place un tablier en plastique - tandis que je faisais frire des langoustines, dont les projections de graisse s'accumulait dans les dentelles ! J’avais éclaté de rire. Cette rude bonne femme me plaît bien. j'ai aussi pris une nounou : elle va chercher le Petit, nous fait à dîner, joue avec lui, lui lit des histoires - jusqu'à ce qu'il se soit endormi. Elle me coûte un demi-smic, le quart de ce que je gagne - enfin, gagnais. C'est une grosse bonne femme, dont les têtons sont deux fois lourds comme moi : elle a eu une ribambelle de gamins. Elle a soixante ans. Elle m’apaise tant que j’arrête les Lexos. Je redeviens alors moi-même, sûre de chez sûre, dominant toutes les situations. Ca me coûte, ça me coûte ! Mais, ainsi, je suis certaine que Louis ne me reprendra pas Arthur : il m'appartient. C’est cher d’être sûre de soi. Trop cher…

Ma nounou ne vient-elle exceptionnellement pas, pour des raisons X ou Y, « parce qu'elle a une vie et de nombreux petits-enfants » ? Et c'est alors, encore, toujours et toujours, la même panique lorsque Louis me ramène Arthur avec, en point d'orgue, l'envie folle de jeter celui-ci par une fenêtre - ou, sinon, de le tabasser. Quand Jeannot était présent, comme il me rassurait et s'occupait du Petit, j'avais pu demander à ma nounou de moins venir. Mais Jeannot avait disparu : d'un coup, sans explication, comme les ballons que nous crevions enfants ! Comme l'amour de ma vie, Francis : une seconde avant de disparaître, il me semblait être là pour toujours. Nous savions que nous serions mari et femme : il était inimaginable, impensable, qu'un jour il deviendrait nuit et brouillard, serait absent toutes les secondes qui suivraient la dernière seconde où nous le vîmes - et ceci de sa disparition à maintenant. Et, je le sus aussitôt, son absence me péserait jusqu'à la fin de ma vie. En quelque sorte, Francis fut encore plus présent dans ma vie à partir du moment où il en fut absent...
Mais ce n'était pas seulement Francis qui avait fait déborder mon vase : ils s'y étaient tous associés, Louis, Césario, Jeannot - tous mes amants. Tous. Oui, tous m'avaient abandonné mais, à la différence de Francis, parce qu'ils le voulaient. Certes, il n'y avait eu que Charles à ne pas suivre cette loi commune : mais il m'avait prise faute de mieux, non par amour, mais par intérêt. Il me l'avait avoué et, de toute façon, s'apprêtait à me pousser dehors - encouragé par sa famille. Quant à mon père, il me terrorisait tant que je me disais que, si c'était cela l'amour, il n'existait pas. Papa n'était présent que pour pointer mes mauvaises notes. Puis, aussitôt les repas achevés, il partait sans un mot corriger ses copies - ou faire je ne sais quoi. Tout comme Louis, plus tard.

Après le Tribunal, sur les conseils de Paulo, j'allais être dure, mais juste, dresser Arthur à aller normalement au lit, à ne pas toujours sur-solliciter qu'on s'occupe de lui - comme fait Louis. J'allais enfin pouvoir développer ma nature de mère, libérée du lamentable, larmoyant, exagéré et sentimental exemple de mon ex-mari. Comme je te l'ai dit, à ma grande surprise, ce fut exactement le contraire que je découvris. Je m'aperçus, qu'à partir du moment où, lorsque j'étais seule, quand je le prenais à la Maternelle, j'angoissais comme jamais. Etais-ce de me retrouver avec un P’tiet, lui-même en pleine crise d'abandon, surtout les fois où Louis me le ramenait, après l'avoir soi-disant arraché à ses grands-parents - le gamin refusant de se laisser passer ses chaussures, se débattant, hurlant, s'accrochant aux portes, aux meubles, pour ne pas venir chez moi, disant que « je ne l'aimais pas », me le disant, me le répétant. Qui peut supporter cela ?
P'tite Gueule, comment veux-tu que quelqu'un d'abandonné à ce point s'occupe de son enfant, aussi mignon soit-il, surtout quand celui-ci pleure, hurle qu'il est abandonné par Papa, Mamie et Papy ? Et pleure ainsi, des heures et des heures, corps secoué de sanglots - jusqu'à être terrassé par le sommeil. À ces moment, c’était soit la barrette de Lexo, soit - une fois - un coup de Bottin sur la tête d'Arthur… Je vivais de telles affres d’angoisse ! Parfois, je te le jure, P’tite Gueule, c’était à me jeter sous un autobus, sous le métro, par la fenêtre… Je ne me reconnaissais plus ! Je savais, de source sûre - par mon Goblieu - qu'un jour de panique je jetterai Arthur par la fenêtre. C'était une question de mois, semaines, peut-être de jours, voire d'heures - instinct de survie oblige. Le rendre en totalité à Louis, non, il ne saurait en être question. Pour moi, mes parents, ma famille, mes amis, Paulo, ç'aurait été me déclarer moins que rien. En échec sur tous les plans !

Après tout, Le tueur sur la route avait fait bien pire...
J'avais ainsi prévu qu'Arthur tomberait du quatrième, tête devant - par exemple, au moment où, sur le trottoir, Louis, après lui avoir fait une dernier signe de la main, s'éloignerait, lui tournant le dos, voûté, malgré les pleurs de l'enfant retentissant jusqu'au trottoir, faisant lever leurs têtes aux passants. Oui, je ne me reconnaissais plus, tant, des fois, l’envie d'agir, d'un coup, était forte, si forte, trop forte… D'ailleurs, le simple fait de sentir que j'allais passer à cette extrémité, que je n'y pourrais rien, me faisait paniquer, monter dans les degrés de l'anxiété, jusqu'à la panique… A la longue, je finissais même par paniquer à l’idée que la panique pouvait surgir : personne ne peut imaginer cela s'il ne l'a vécu personnement - tant ça semble ahurissant !
Mais, si je balançais Arthur par-dessus bord, Louis me connaissait trop pour croire à cette version ! Ainsi, celui-là, c'était comme s’il était toujours là, chez moi, gigantesque, dans le salon-chambre à coucher d’Arthur, bras croisés, air menaçant - à me surveiller de seconde en seconde ! Un Diable. Ah, si le coup de la crise cardiaque avait fonctionné, peut-être serait-il moins suspiçieux - puisque n'étant plus. Alors, ces naïfs de Lecourtois de grands-parents n'auraient pu imaginer l'aide apportée par moi dans cette chute... Puis, une lucidité revenant, je m'apercevais que personne ne croirait à cette fable... Puis, une seconde après je savais que, si, chacun me croirait : j'étais parfaite, comme mère... N'avais-je pas tout fait, au procès, pour récupérer l'enfant - à temps plein ? Mon goblieu acheva de me convaincre. Mais si l'on interrogeait le pépé de Césario, qui m'avait annoncé que je le ferai ? « On n'y pensera pas ! » Si on interrogeait Césario ? « On n'y pensera pas ! » Si Césario décidait de temoigner de son propre chef ? « Il n'y pensera pas ! »... Si Louis disait que je m'occupais mal de Louis, si la nourrice en rajoutait ? « Tu diras que le p'tiet avait voulu rejoindre son père. Tu as bien le droit d'aller aux toilettes, non ? »

De toute façon, le temps n'était plus aux altermoiments, aux hésitations. Le licenciement du Dispensaire était ingérable, je ne pourrais ni garder ni l'appartement, ni la femme de ménage, ni la nounou : dans mon état, aucun dentiste n'accepterait de me prendre comme remplaçante... La chute d'Arthur fenêtre s'imposait - mais, alors, plutôt d'une fenêtre derrière, que du balcon sur l'avenue qui, dans mon esprit, ressemblait à une grande scène de théâtre, dont les passants seraient les spectateurs, et dont je risquais d'être l'actrice principale - bien sûr après Arthur, mais tout de même avant les pompiers et la police. « Le balcon devant, au moment ou part le père est une meilleure idée... Louis s'en tuera de désespoir. Il ne témoignera donc pas. » Pas bête.
Je décidais d'attendre la fin du mois d'avril : à ce moment, la nounou et la femme de ménage me reclameraient leurs salaires. Je ne pourrai pas les payer. Elles partiraient et je serai ainsi libre d'agir sans témoins.

Le lendemain était le premier mai. Louis devait passer prendre le petit pour la première semaine du mois. Je lui octroierai le huit mai, qui tombait un lundi - cette année là. Plus le neuf, qui était férié. Louis aménerait le petit à la Maternelle le mercredi matin, je le récupérerai à la sortie, à midi - ne travaillant plus ce jour. De cette manière, me disais-je, Arthur vivrait neuf jours de plus. Le mardi, je ne prendrai aucun Lexo, de manière à laisser monter l'angoisse. Quand j'arriverai dans l'appartement, seule avec lui, je le laisserai monter en larmes - et l'y aiderai même. A ce moment, ma colère atteindra un tel sommet que je n'aurais besoin d'aucun courage pour le jeter par la fenêtre de ma chambre, en m'aplatissant au sol, pour que personne de l'extérieur ne me voit - mais, que l'on me voit à l'arrière de mon immeuble était très hypothétique, car les feuilles des immenses arbres qui s'y dressaient avaient tant et tant poussé, en ce mois de mai, sous ce soleil magnifique, après les ondées d'avril, qu'elles me cacheraient à tous les regards. Dessous, la cour est en ciment. Mon P'tiet ne s'en sortira pas. Quant à moi, je me ferai plaindre par tous : divorcée, dans d'horribles conditions, et culpabilisant de n'avoir pas été là quand son enfant était tombé, de n'avoir pu et su le retenir.

Quand cela arrivera, je descendrai les escalier quatre à quatre en hurlant, faisant sortir tous les voisins. Arrivée devant le corps, je serai si tremblante, si confuse, ravagée de larmes - puisque n'ayant pris aucun anxyolithique -, que les pompiers n'auront aucun mal à croire à ma version. Si Louis émettait des doutes - ce qu'il fera -, je n'aurais aucun mal à entrer dans mon rôle de victime... Et, même s'il était convaincu du contraire, je ne voyais pas un Lecourtois prendre un fusil pour venir me tirer comme un lapin. Mon Goblieu me félicita pour ce scénario.

J'enclenchais le compte-à-rebours : déjà, j'allais mieux. Me sentant plus détendue, Arthur venait se faire câliner par moi, montant dans mon lit. Libérée par ma décision, libre désormais de toute entrave me rattachant à lui, Je le serrais à plein bras, l'embrassais même, pour lui communiquer - mais sans le lui dire - que je n'avais pas le choix. Le lendemain était le premier mai. La veille, je remis deux chèques en bois : l'un à la femme de ménage, l'autre à la nounou. Le lendemain, j'allais à un distibuteur de billet pour sortir sciemment tout ce qui me restait en liquide - voire un peu plus. La banquière me rappelerait dans quatre jours mais, désormais, je m'en foutais.
En premier lieu, je me mettais ainsi dans une situation où je n'aurai plus le choix. En second lieu, cela me fera un argument pour me disculper : sans plus personne chez moi pour m'aider, j'avais laissé mon fils s'échapper un court instant à ma surveillance... Il avait fallu d'une seconde. Un bon point. Et je repartirai de l'avant, libre.

Je continuerai ma vie, sans penser - surtout aux autres. Je triompherai, sans chercher à m'expliquer, à comprendre. Il fallait que je regagne mon inconscience, lutte corps contre corps pour redevenir ce que j'avais toujours été : une ignorante. Je ne peux construire de monde que s'il ne se connaît pas lui-même, ainsi que le dit mon Goblieu. Cela, pour que ce monde soit un monde de haine, fermé de toutes parts d'immenses murs. C'est cela, ce qu'une Maman doit apprendre à sa progéniture : et mon Goblieu de me le dire, de me le répéter, je suis le « point de bascule ». Les femmes l'oublient, mais leurs ovules condensent l'éternité. Seules, elles, sont capables de porter, neuf mois, toute l'éternité de la Race. Et, ensuite, l'éducation qu'elles font de leurs Petits condense tous les « biais », ceux là-même qui « fonderont les prochains milliers d'années ». Quelle fierté pour moi ! Quelle fierté que mon Goblieu partage avec moi sa vision, qui me rend sur-humaine !!!
Mais pour Arthur ? « Il y a trop de Louis en lui. »

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