Chapitre 43 : La deséducation d'Arthur

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Fin octobre : je décide que le moment est venu d'achever Louis.

Louis, s'il estimait n'avoir pas perdu son procès, avait tellement été explosé de l'intérieur par celui-ci qu’il avait fait une grave erreur et avait été viré de Galligrasseuil. Ainsi n’avais-je pas raté l'essentiel, le tir de canon au milieu de ma cible : cela confirmait bien que, si tu veux réussir dans la vie, tu ne dois jamais règler tes comptes en passant par la soi-disante justice. Comment savais-je que Louis avait été viré ? Certainement pas par Arthur, car on veuillait à ne rien lui dire ! Inutile non plus de demander aux parents de Louis, je ne les voyais jamais... Sauf de temps à autre, quand je leur ramenais le petit, juste exprès - pour voir justement. Mais ils semblaient avoir pour consigne de se taire. Arthur m'apprit seulement que, chez ses parents, son père dormait par terre dans la salle-à-manger. Il n'avait même pas de chambre. Sans ses parents, il dormirait sous les ponts, celui-là.
Aussi, comment savoir où Louis travaillait ? Et s’il travaillait encore, d'ailleurs ?
A ces fins, je créais de multiples embrouilles diverses : par exemple, je décidais qu’il devrait désormais faire déjeuner le petit le jeudi, et non le mardi - ou l'inverse. Je reculais d'un jour, j'avançais d'un autre… Parfois, je tirais à pile ou face ce que j'allais faire... Il en devenait fou de rage ! Pour que je le prévienne - ce que je ne ferai jamais -, il finit par me donner les trois téléphones des trois boîtes où il exprimait son soi-disant talent. Il travaillait maintenant pour trois éditeurs. Non moins ! Je compris qu'il était devenu précaire de chez précaire ! L'autre avantage de lui faire traverser tout Paris, était que cela le mettait en porte-à-faux avec ses employeurs... Ils avaient cru embaucher un homme, ils se retrouvaient avec une mère célibataire devant jongler avec les horaires imposés, partant inopinément et en catastrophe trois heures de suite faire déjeuner son p’tiet !

Sans pouvoir même leur dire quel jour ce serait. Arthur me le rapporta, une fois.
En réplique, Louis me faisait de petits sales coups.
Une fois, la directrice de la Maternelle me fit remarquer :
« - Le midi, Arthur a tant peur de manquer votre mari [pourquoi, toujours, ‘‘ votre mari ’’] qu'il se met dans le hall et qu'il faut le tirer jusqu’au réfectoire. Là, il pleure et refuse de manger. Si vous pouviez vous arrangez pour que cela cesse… Les femmes de service vous seraient reconnaissantes. »
J'autorisa donc Louis à venir faire déjeuner Arthur quatre fois par semaine : pour lui, c’était la loi de l’emmerdement maximum et, pour moi, autant d’économies. Résultat : un jour, il me donna deux nouveaux téléphones de travail...

Quand il me ramenait Arthur, je l'examinais attentivement : chaque fois, j’avais l’impression qu’il allait s’effondrer. Déjà, lorsqu'il me rendait mon p'tiet, après avoir sonné. Ne me cache pas tes mains, me disais-je, je vois bien qu'elles tremblent… Ensuite, je sortais sur mon balcon et l'observais remonter dans sa Polo : une fois, il vaçilla même sur le trottoir, à en tomber - s’il ne s'était retenu à la portière, de justesse. Parfois, la voiture partait en zigzaguant presque - comme s’il était ivre. Ou elle s’arrêtait au feu vert, comme s'il croyait qu'il était rouge - et inversement. Un jour, il évita de peu un accident.
Arthur finit par me dire :
« - Maman, mon papa y va pas bien, je le vois bien. »
Mais si j’avais réussi à dézinguer Louis de son premier boulot, et même de ses trois nouveaux boulots, il m'était impossible de dézinguer la bonne réputation qu’il conservait chez mon fils ! Arthur l'admirait, comme extasié, comme envoûté.
Mais il ne comprenait rien à rien, celui-là !
Que faire ?

J’appellai donc Andrée, avec à la main l'une des dernières lettres de Louis où il m’avait écrit pourquoi je ne devais pas gueuler devant le Petit. Il s'agissait d'un résumé de son fameux livre, Quand les parents divorcent.
Je le lui lis : Les enfants reçoivent notre éducation par imprégnation. Mais, plus ils grandissent, plus leur cortex se développe et s’intellectualise, recouvrant cette première couche d’informations, engrammées à travers les émotions - l'enfant n'appréhendant pas encore la logique intellectuelle, c'est-à-dire ce qui est abstrait. À l’âge d’Arthur toutes les informations sont émotionnelles, et elles sont d’autant plus émotionnelles qu’elles sont véhiculées par des personnes avec lesquelles les petites enfants entretiennent un lien d'amour fusionnel : leur Papa et leur Maman. Avec l’âge, les couches cérébrales se rajoutent une à une autour des traumatismes engrammés. Mais, oubliés par l’esprit de l'adulte (mais non par son inconscient et son corps), ils ne peuvent pratiquement jamais ressortir. En réalité, les traumatismes majeurs créent de profondes contractures, qui peuvent rester toute la vie. Ils sont à la fois inconscients et corporels. C'est pourquoi, pour les dénouer, une psychothérapie doit associer le verbal - la parole - et la décontraction profonde de cette " cuirasse corporelle ". Imagines une grosse perle dans une grosse huître perlière : l’huître a oublié que la perle était là, et même elle lui fait tout doux sur les bords de son corps qui l’entourent - mais, au début, la perle était un petit caillou qui la blessait, qu'elle a entouré de nâcre. A la fin, les cailloux de nos traumas font partie de notre égo et l’enfant, devenu grand, pourra lutter avec acharnement pour qu’on ne révèle jamais ce qui le traumatise, y compris – voire surtout - si cela résulte de la maltraitance de son père ou de sa mère. Par exemple, Benjamin a été élevé dans un conflit permanent entre ma mère et moi-même, dont il a essayé de devenir le médiateur, sans succès - d'où une énorme culpabilité - : il en résulte que, sans savoir pourquoi, il fuit tout conflit et préfère céder tout de suite.
Veux-tu cela pour Arthur ? Quand on voit ton comportement, on peut se poser la question. Tout comme on peut se demander valablement si tu l'aimes.

J'arrrêtai de lire et éclatai de fureur contre cette prose :
« - Andrée, je comprends rien à ces galimatias de maniaque ! »
Ma-meilleure-amie-pour-la-vie éclata de rire :
« - Il est comme ça Benjamin ? Tiens, je ne savais pas… »
« - Et pourquoi Louis me disait-il que, si je continuais à hurler comme ça je, pourrais finir par être considérée comme une mère maltraitante ? »
« - Ah l’enculé… Bon, dans le cerveau du tout-petit, c’est plus profond que le fond d’un puits-grangier, tu vois... mais un puits-grangier recouvert par les arbres, les herbes, de la ferraille, des bouteilles de bières, de Whisky, tout, quoi, un trou que plus personne ne soupçonne. Où tu peux tomber, comme notre pauvre Francis. Alors, va-t’en dire le contraire à la personne… quand bien même qu’elle soit adulte. Comme c’est partie de sa croyance, que c’est venu dans la petite enfance, quéque chose en la personne se dit que ce serait pas bien d’aller contre la personne qui l’a dite, même si elle se souvient plus de qui. Alors tu penses si c’est la Maman qui a répété tant et tant de fois la même chose ! La personne ne peut plus se dire ‘‘ Ce n’est pas vrai ’’ : ce serait tout son monde qui s'écroulerait. Elle pourrait même faire une crise psychotique. Pour rester d’aplomb, elle est alors forcée de jamais venir te recritiquer - même si tu es une mère maltraitante. C’est L’INCONSCIENT. Y a que guère que Louis pour renier sa môman poussé par son professeur Avicennes, à vouloir se ‘‘ remettre en cause ’’ et chercher comment se " reconstruire " ! »
« - Concrètement, ça veut dire quoi pour moi ? »
« - Tu ne dois jamais critiquer le père d’Arthur yeux dans les yeux. Tu ne dois jamais chercher à le convaincre que son père est ce qu’il est, un loquedu, un fils à Papa-Maman, un sale connard manipulateur et vantard. Car il comprendrait que tu veux le convaincre de ne plus aimer son Papa. Ce serait contre lui si tu le faisais. Tu comprends ? »
« - Alors je suis foutue ? »
« - Non : parles de Louis en mal au téléphone avec d’autres personnes - mais en semblant le plaindre. Ou fait en sorte que les autres personnes t’en parlent en te plaignant d’avoir quelqu’un comme lui comme ex-mari ! Toi, fais mine de chercher à l’excuser, mais débrouilles toi pour ne pas y arriver. Joue là ennuyée et compatissante. Tu dois mettre en Arthur une émotion négative vis-à-vis de son père, une émotion assez forte pour qu'il la garde toute sa vie, dont il ne pourra et ne voudra jamais se défaire : la honte. A la fin, il faut qu'il ait honte d'être vu avec lui, de monter dans sa voiture, de venir chez lui... Il faut qu'il ait totalement honte d'avoir un père pareil... »
Exécution immédiate !
« - Sans tes parents, tu dormirais sous les ponts » : dès que je le peux, c’est ce que je dis doucement, presque gentiment, à Louis au téléphone. Dès que je le vois, je le lui redis. Belotte et rebelotte. Quand Jennifer et son mari viennent à la maison, nous nous le redisons entre nous, sciemment, vérifiant que les oreilles d'Arthur ne sont pas loin : mais c'est aisé, soit il mange avec nous, soit il joue avec le fils de mes amis dans sa chambre - qui ouvre généreusement sur le séjour-salle-à-manger...
« - Louis, hélas, sans ses parents, il serait sous les ponts ! Comment ai-pu me tromper à ce point sur mon ex-mari... »
Et Jennifer et son mari, qui savent très bien où je veux en venir, de sur-enchérir, en faisant mine de s'apitoyer sur Louis - et le tout non sans guigner du côté d'Arthur, fugitivement, le regard preste.
« - Je te jure : il n'était déjà pas un vrai mari, et alors comme père, tu penses… J'en ai honte pour lui. Quand il est là, tu vois, j'ai honte d'avoir été sa femme... C'est un miséreux. Quand tu penses que j'ai dû lui donner ma vieille bagnole pour qu'il puisse venir chercher son fils et assurer ses obligations vis-à-vis de lui... Quelle honte pour moi, pour lui aussi - d'ailleurs... Je le plains, tu vois... Je voudrais qu'il change mais, mille fois hélas, il n'y arrivera pas... »
Ou le pire :
« - Quel gâchis, quelqu'un de si intelligent : tu vois, toute sa vie, il aura été à la limite de réussir, mais jamais ça n'est arrivé. Et ça n'arrivera jamais... »

Arthur a beau sembler ne pas entendre, a beau être occupé à jouer, il ne perd aucune miette de mes paroles. Pour un enfant, et d'autant plus un garçon, Andrée me l'a dit, les paroles d'une Maman sont « vérité d'Evangiles ».
Quand Louis me le raméne, inlassable, je relance mes slogans :
« - C’est tes parents qui élève mon fils, ou toi ? Pour Arthur, il est très important de constater que tu te conduis en père ! Ton fils doit avoir un modèle paternel et, visiblement, ce n’est pas toi. Cela me fait tant de peine de te le dire, si tu savais, mon pauvre, je te plains... »
Pour qui a vécu à Vinneuf, où dans n’importe quel village, l'image est hypra-importante : tout le monde te connaît, la moindre incartade ? Tu es marqué à vie. Veux-tu te dépêtrer d’une réput’ de soulard ? Tu auras beau être sobre dix, vingt ans ou trente ans, tu resteras « l’Alambic ».
Quand Louis aura sa réput’ établie dans la tête d'Arthur, j’emporterai le morceau à jamais.

Quant aux pleurs d'Arthur lorsqu'il ne voulait pas revenir chez moi, j'y met fin de la manière suivante. Je ne supportais plus que Louis me dise :
« - Mais enfin pourquoi Arthur ne veut-il jamais rentrer chez toi ? Tu peux m’expliquer ? »
Pas plus que je ne supportais ses remarques, je ne supportais les conseils qu'il me donnait pour gérer le retour de mon p'tiet...

Un soir que j’ai Arthur, le téléphone sonne. C’est Andrée : or, c'est le moment que choisit Arthur pour se mettre à hurler et réclamer que son père vienne le rechercher !
« - Attends, je dois règler définitivement le problème-Arthur ».
Je file dans la chambre du Petit qui pleure à Décibels que veux-tu :
« - Quoi encore ? En pleurant comme ça, tu veux encore me faire pleurer, comme tous les soirs quand tu es avec Papa chez Papy-Mamy ? »
Le petit se met à sangloter encore plus.
« - Ma Maman je veux pas te rendre triste, viens me faire des bisous ! »
Ah, tu veux des bisous toi ? Là je lui fais la plus grande scène de ma vie : je m’effondre par terre, remonte les genoux et plonge ma tête entre mes bras, faisant comme si je pleurais en secouant le fort possible mes épaules.
« - Mais cet enfant va finir par me tuer de chagrin, mais cet enfant va… »
Aussitôt je le sent contre moi. Il a escaladé son lit à barreaux et me demande pardon.
Mais je le repousse et me lève soudain :
« - A cause de toi, je vais me jeter par la fenêtre, je vais me tuer… »
Je me précipite vers sa fenêtre, que j'ouvre et fait mine d'escalader. Il s'accroche en hurlant à ma seule jambe restée dans la pièce :
« - Non, pas la fenêtre, pas la fenêtre, te tue pas Maman… »
Après avoir fait mine de tenter de dégager la jambe qu'il tient, je m'effondre finalement par terre, où il vient me câliner, me demander pardon. Finalement, je lui dis :
« - Bon je te pardonne à condition de ne plus t’entendre pleurer et appeler après ton père tous les soirs. Sinon je te le jure je me jette par la fenêtre devant toi et ce s’ra de ta faute. De ta faute !! »
« - Non, pas la fenêtre, pas la fenêtre…. ! »
« - Bon c’est d’accord : mais tu promets d’être sage maintenant et de plus jamais pleurer ? »
« - Je te promets, je te promets. »
« - Bon, eh bien bonne nuit : aujourd’hui c’est extinction des feux plus tôt parce que tu as été très méchant avec moi. Et pas d’histoire au lit. Ça t’apprendras à pas vouloir apprendre à lire à l’école ! »
Tiens, me dis-je, il n'est pas encore à l'âge où l'on apprend la lecture, puisqu'il il est en deuxième année de Maternelle... Mais qu'importe : j’éteins la lumière de sa chambre et vais me coucher, puis rappelle Andrée.

A partir de ce moment, il n'y aura plus jamais de problème avec Arthur, à ses retours - comme le soir. Jusqu'à Louis qui me demandera, content :
« - Mais comment as-tu fait ?… »
Mais je ne suis pas conne : il y aura dans son regard un soupçon... Grosso modo, même s'il ne connaîtra jamais le détail, il saura et sera indigné. Je le regarderai, provoquante.

L'épisode de ma fausse tentative de suicide survint juste avant que Jeannot n'entre dans ma vie.
Quand il s'était mis à venir quelques jours par mois, j'avais entrepris de montrer à Arthur qu'il y avait bien mieux que son père. N'avais-je nulle envie de lui raconter des histoires ? Comme avait dit mon Goblieu, je décidais non pas de lui raconter des histoires, mais de lui lire, soir après soir, les catalogues des croisières qu'offrait la compagnie de Jeannot - soit, finalement, de lui partager mes propres rêves d'exotisme et de confort. Soit, aurait dit Louis, de me raconter des histoires en en racontant à mon fils. Ceci, ajouté aux photos que mon petit ami apportait, aux cadeaux qu'il lui offrait à chaque visite, Fit que Jeannot devint vite pour mon p'tiet un deuxième père - d'autant que mon capitaine favori, qui avait la fibre paternelle, s'attacha aussitôt à Arthur. Et, le soir, que faisait-il ? Il jouait avec lui, lui lisait des histoires - selon le même cérémonial que Louis.

Il est rare que je me questionne, et encore plus rare que je questionne mais, à force d'observer Jeannot, je me demandai si, comme pour les enfants, il était possible de remodeler les adultes... Et ce d’autant plus - et c'est très amusant -, que Jeannot, plus petit que moi, me fait penser à un gros enfant musclé, aussi large que haut. (Mais très-très rassurant. ) J'appelle Andrée :
« - Avec les adultes ? C'est un peu comme les enfants. Il y a deux choses : comme à eux, tu dois parler à leurs émotions - pas à leur intellect. Et si tu dois néanmoins parler à leur intellect, tu dois aller dans le sens de leurs a priori... L'émotion c'est ce qui marche le mieux. Par exemple, la honte qu'Arthur est peu à peu en train d'éprouver pour son père, c'est parfait... Pour les adultes, le mieux, c'est la peur : la peur de perdre l'amour, la peur de perdre son boulot, d'être déclassé... Tu avais essayé sur Louis, mais ça n'a pas marché, il t'a jeté plutôt que de continuer à rester dans le suspense que tu le quittes... Ton Jeannot, son problème number one c'est sa petite taille, et cela fait qu'il se sent inférieur : d'où les gros bateaux, les grosses voitures, les grandes maisons.... Toi, tu le valorises, parce que tu es canonissime... Il n'y a pas de comparaison possible entre toi et sa femme. Point barre.
Ensuite, une fois que l'adulte est engagé, Heinrich dit que qui les tient est la " théorie du désinvestissement impossible ". C'est elle qui marche le mieux. Plus tu vis longtemps avec une personne, moins elle pourra se dire qu'elle s'est trompée - et encore moins qu'elle s'est gravement trompée. Plus tu les tremperas dans tes combines, moins elles pourront reculer. Ce qu’il faut, c’est les entraîner, les entraîner, étape après étape, jusqu’à ce qu'elle ne puissent plus revenir en arrière - sans devoir remetre en cause dix, vingt ans de sa vie. A quatre-vingt pour cents, elles ne le feront pas, car c'est la dépression assurée.
Tu vois bien ce que je veux dire ? »
« - Non pas trop… »
« - Bon, écoutes : je te parle d’expérience. Si tu veux violer ta fille, il faut que tu te dises dans ta tête que c’est normal. Mais le plus important, c’est que la famille le croit aussi. Ça entre dans les habitudes, ça devient le secret de tous. Tu comprends ? »
« - Une mère peut pas violer son fils… Alors, non, je comprends pas plus… »
« - Bon, tu sais quoi : vas-y à l’instinct ! »
Mon Goblieu fait :
« - Je t’aiderai. »

En ce début du mois d'octobre, je m’apprête un lancer un grand coup de stress sur Louis.
Je vais lui faire :
« - Louis, à partir de maintenant et pour tout le temps - sauf si tu veux un nouveau procès -, plus question que tu fasses manger mon fils dans des brasseries ou dans les parcs publics à midi, et en plus quatre fois par semaine. Mon fils ne sera jamais un SDF. Maintenant, ce sera tous les jours cantine - sinon je fais appel à l’avocat. Tu n’es pas un gamin qui fait manger un autre gamin pour faire joujou avec lui ! »
Mais, le lendemain, Arthur me dit qu’il a été manger « chez Papa ». Son deux-pièces, enfin terminé, est « joli ». Il a une sorte de « lit-maison », « tous ses jouets », et même un lapin-nain. Arthur a l’air de penser qu’en me disant tout ceci, je vais enfin dire de Louis qu’il est un bon père puisque, désormais, il a « sa maison à lui » et que, donc, il ne dormira jamais sous les ponts... Voici comment je manque de peu le coup de la cantine. Jennifer, un jour qu'elle vient à la maison, se charge de souligner combien c'est petit chez Louis, combien l'immeuble - que je lui ai montré - est décatti...
Je remarque que Louis est calme, à présent. Lorsqu'il repart, fini la voiture qui croit que le feu vert est une barrière anti-émeutes, ou que le rouge est le signal du commencement d’une course de stop-cars. Zut : Louis est de retour dans ses Westons.

Et c’est ce moment-là que choisit Jeannot pour disparaître...

Or, au mois de juillet, nous devions partir quinze jours sur la mer Egée ; puis, au mois d'août, quinze jours en Mer Rouge : il était prévu qu'Arthur jouerait avec les dauphins d'Eilat - en Israël. Lui et moi avions rêvé, soirée après soirée, sur les magnifiques brochures mettant en valeur le Commodore Excelsens... Sur une photo de l'immense passerelle, l'on voyait même Jeannot un uniforme, jumelles à la main ; et derrière la vitre, la falaise verticale de l'île de Santorin, en Grèce, d'un noir d'encre avec, en haut, des maisons blanches accrochées en grappe sur la crête, qui dessine un quart de cercle, le tout se détachant elle même sur un ciel d'un bleu parfait et très classe.

Or, ces projets disparurent avec Jeannot. Vis-à-vis d'Arthur, aussi, ma crédibilité s'effondrait en une promesse, devenue totalement vaine.
Passèrent alors les jours et les nuits, toujours sans appel de mon ex-mini chéri. Et, cela, quinze fois vingt-quatre heures ! Près de quatre-cents heures, quatre cent heures à cauchemarder d'échec social, de précarité financières, de vie de labeur, de voyages limités à Paris-Vinneuf-Port-Dumac - aller et retour.
Soudain, fort heureusement, grâce à Heinrich, le cash tomba à nouveau - et à plein.
Puis ce saligaud de nain trouve le moyen de m’appeler, mais au Centre et en pleine patiente. Qu’il rappelle à midi trente, dis-je à Jenny. Jeannot allait-il le faire ? Le voudra-t-il, le pourra-t-il s’il est en timonerie ? Je me le reproche déjà : j’aurais dû le prendre illico. Qui, après cela, osera dire que je ne me remets jamais en cause ? À midi, je vais déjeuner seule au Chinois, téléphone posé devant mon foutu riz cantonnais - auquel je ne touche pas, appétit coupé. Si cela s’effondre avec Jeannot, oublié mon retour à Rennes, oubliée la collaboration que j’ai quasiment trouvé chez mon amie chirdent, oublié le luxe d’une nouvelle et immense maison avec, en plus, un compagnon qui, parti la moitié du temps – non pour me fuir en triathlant, mais par devoir pécuniaire - me donnera d'heureux moments de liberté. Oublié le vaste monde, les paysages féériques.
Midi-trente. Rien.
Les chiffres filant vers treize heures. ANGOISSE. Comme jamais. Soudain, ça sonne ! C’était Jeannot : malgré ma fébrilité, j’attends trois sonneries et, à la limite du répondeur, je décroche :
« - Oui, c’est pourquoi ? »
« - Patricia, mille excuses, les choses ont été… affreuses. »
Pour qu’il dise « affreux », lui qui n'a pas de nerfs, cela a dû être l’Apocalypse.
« - Certes, mais certainement moins affreuses que pour Arthur que tu as abandonné tout seul et que j’ai retrouvé pleurant dans l’escalier, en panique totale… »
« - Mais où étais-tu ? Tu n'étais pas dans l'appartement... »
Mais il allait me reprocher mon absence, celui-là ?
« - Tiens, la bonne question : et toi où étais-tu depuis deux semaines, sans aucun messages, ou au moins un SMS ? »
« - Je ne pouvais pas t’appeler… »
« - Ah, je vois, tu t’es cassé les deux mains en mangeant des petits fours ! » (Allusion à leurs ripailles en croisière.)
« - Ma femme… »
« - Justement : je ne suis pas de celle que l’on voit pour son usage personnel deux jours par-ci, deux jours par-là - et quand cela arrange Monsieur. J’avais l’intention de mettre fin à cette pseudo-relation, je ne te le cache rien… »
Autour de moi, les gens s'arrêtent de parler : il y a comme une bulle de silence. Ai-je parlé trop fort ? Pourvu qu’il n’y ait personne du Dispensaire. ..
« - En plus Arthur a été terrorisé par un homme qui est venu sonner à l’appartement. Mais où te crois-tu ? Et d'abord, qui étais-ce ? »
« - Il s’agissait de mon père… Ton adresse lui a été donnée par Valérie [sa femme]… »
« - Alors ça ! Comment peut-elle connaître mon adresse ? »
« - Ah, par une lettre anonyme ! Je suppose qu'elle vient de Louis, parce qu'elle a été affranchie à Paris, dans le Sixième, là où sont les maisons d'édition... Elle était tellement catastrophée qu'elle l’a dit à Papa, qui est alors venu se rendre compte par lui-même. »

Logique. Il s'agissait de la lettre anonyme que j'avais envoyé du Sixième pour accélérer les choses - et, j'ajoute, diriger les soupçons vers Louis, de manière à le faire prendre pour un dingue manipulateur, un harceleur de post-divorce, un jaloux pathologique.

« - En quoi ça le regarde, celui-là ? »
« - Lui et le père de Valérie sont collègues… Il est son parrain. Nous nous sommes connus bébés... »
« - Quel rapport ? Mais peu m’importe : ce qui compte c’est que toi tu suis aussitôt les avis de ton père. Tu parles d’un homme qui assume ses choix ! »
Oui : Jeannot est très famille, très Papa-Maman. Je les collectionne.
« - Ce n’est pas du tout ce que tu crois : nous sommes allés à l’aéroport et là il m’a dit de faire mon choix. C’est d’ailleurs ce que je pensais faire depuis quelques temps... »
« - Donc je vois : tu as dû encore y penser quinze jours, en te disant cette : ‘‘ Cette bonne Patricia attendra toujours, ce qui compte c’est ma femme ’’ ! »

Oups, erreur ! Ne jamais dénigrer une rivale. Je tente de rattraper le coup :
« … de toute façon je me sens en faute par rapport à celle-ci. J’ai donc décidé de rompre, je ne pouvais plus supporter de me cacher… »
« - Oui, c’est certain : ça fait vingt-neuf ans que je la connais [je le sais, c’est sa première. Cet inexpert n’a jamais connu personne d’autre], j’ai un enfant avec elle. Tu dois comprendre, j’ai bâti ma vie avec elle… Toi, tu es arrivée depuis moins d'un an, nous ne partageons pas du tout la même histoire. J’avais six mois quand je l’ai rencontrée… Je ne suis sorti qu’avec une fille, c’est elle, il faut me comprendre… C’était la femme de ma vie… »

Je suis liquéfiée. Six mois efforts démentiels.
J’ai joué le rôle, parfaite cuisinière, bonne maman, construisant un foyer, calme, mesurée et souriante. Six mois de théâtralités. Mais voilà, c’est foutu.
« - Si je ne t’ai appelé que maintenant, c’est que je viens de l’avoir en ligne. Nous avons pris une décision, de concert… »
« De concert ». C’est quoi ce langage ? Il va me la lâcher sa décision, le fils à Papa ?
« - Je lui ai tout dit, elle comprend parfaitement, elle est fermement décidée à tourner la page, à me pardonner… »
« - Voilà qui est excellent dans le meilleur des mondes : j’espère que tu ne regrettes pas les moments que nous avons passés ensemble… »

À celui-là, je lui ai fait découvrir le sexe et toutes les positions, dans tous les endroits imaginables d’une ville, des parcs publics, tous les parkings des environs. De sa femme, il me disait qu’elle était « comme une planche à pain ». Une planche à pain sous une planche à billets : autant dire qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Au physique, elle doit atteindre les treize sur vingt. Elle fait dix ans de plus que son âge, moi dix ans de moins. Ce malotru de Louis me donnait dix-neuf. Et vingt-trois sur vingt en galipettes. Notations que je n’imaginais pas de sa part, tout de même, qui m’ont bien choquées - en même temps que fait bien plaisir. Mais aujourd’hui, encore et encore, je découvre et confirme que le physique ne vaut rien : les mecs préfèrent les moches. Celles-là, ils sont certains qu’elles n’iront pas courir. Sécurité prime. D’ailleurs, moi-même n’ai-je pas compris que les moches étaient préférables ? Hyper-géné, Jeannot continue :
« - Valérie me quitte. Elle m’a dit : ‘‘ Je peux pardonner mais pas oublier. Je n’ai plus confiance ’’. Je suis donc libre. »

J’en reste toute de silence. Saisie ! Retournement de l’affaire !
« - Tu ne dis rien, Patricia ? »
« - Mon pauvre Jeannot, tu as tout perdu avec tes tergiversations... Puis tu vois un peu : il faut que ton père vienne te chercher chez moi pour que tu disparaisses, sans un mot. Tu n’as pas assuré avec Arthur, tu l’as abandonné. Comment puis-je te faire confiance dans l’avenir ? Il suffira que ton Papa ne soit pas d’accord et, d’un jour à l’autre, ce sera fini. Conduire le Commodore Excelsens c’est une chose, être chef de famille en est une autre. Après Louis, il me faut quelqu’un de solide. Je veux pas t’accabler, mais c’est non… Désolée. Puis quoi ? Valérie t’as pardonné, dont acte. Mais si, chrétiennement, elle avait décidé d’oublier, tu serais resté avec elle… ? Je suis donc ton second choix ! Imagines que, dans trois mois, tu me dises que, finalement, Valérie a aussi oublié… et, donc, chao-bye-bye, ma chère Patricia. Non, là, c’est trop. Vous les mecs vous manquez totalement de subtilité psychologique…
Tu es en train de me faire regretter Louis, là !! »
Et je raccroche. Avec moi, l’instinct, c’est premier. Je ne cache pas aimer le cash. Mais je suis cash. Qu’importe. Je ne me soumettrai jamais. Quel que soit le prix. J’ai la brève vision de mon Goblieu, renversé de rire sur un gigantesque sofa de luxe.

Mais je décide aussitôt de garder un léger fil tendu entre Jeannot et moi - au cas ou. Un mois après, j'accepte un déjeuner, mais lui dis que j'hésite à le reprendre... Il me rappelle, je ne réponds pas, décroche la quatrième fois. Un mois plus tard, nouveau déjeuner, je me laisse embrasser. De nouveau, je ne réponds pas à ses appels, puis y réponds... Là, je ne me laisse pas embrasser, mais envoie un SMS ambigüe... Bref, en octobre, cela fait six mois que je le laisse mariner, mais sa nécessité se fait de moins en moins pressante. Car, en effet, mes responsabilités auprès d'Heinrich se sont accrues... En outre, il y a au Château - là où ont lieu les réceptions - quelqu'un qui me trouble infiniment. Jamais je n'aurais cru que cela pourrait m'arriver de cette manière...

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